Trois prophéties qui remontent à 2002 et dont la date de péremption est loin d'être arrivée

(La Revue Littéraire, 2002)Pour remettre à l’honneur la prophétie en tant que genre littéraire, il faut déjà oser. Et puis cela réclame de trouver des sujets qui possèdent une solennité suffisante. On imagine mal par exemple un prophète se prononcer sur les résultats des élections. Ce serait plutôt l’affaire des devins et des charlatans et c’est pourquoi les politiciens s’y entendent aussi.

Les prophètes parlent plutôt au cœur de l’homme afin de lui annoncer l’avènement de ce qu’il pressent , de ce qu’il redoute et de ce qu’il désire.Parmi les phénomènes qui méritent qu’on adopte le ton du prophète aujourd’hui, il en est un que l’on doit pressentir , redouter et désirer tout à la fois : c’est le retour de l’indignation, cette passion chère aux hommes civilisés et fort impopulaire chez les barbares qui l’assimilent aux tendances réactionnaires . Pour la discréditer ils la confondent avec le coup de gueule. Or entre l’indignation et le coup de gueule il y a la même différence qu’entre un livre et un bouquin , Péguy et Brigitte Bardot, Chateaubriand et Paris-Match.
Contre la raison , contre la vraisemblance, auxquelles je préfère la folie et la vérité, je prêche le retour des livres, de Péguy et de Chateaubriand.
Si l’indignation est hors la loi c’est que le malheur l’est devenu. Je ne parle pas du malheur que l’on soigne par la solidarité. Je parle de l’autre. Le malheur humain irréparable, le malheur qui ne tend pas la main, le malheur du vagabond qui s’évade de son « centre d’accueil » pour mourir sous les étoiles. C’est le malheur devant la violence faite au sens. Le malheur d’avoir oublié pourquoi nous sommes ici. Le malheur de voir les gens se ruer sur des piles de DVD collector. De n’avoir plus d’histoire, plus de maison, plus de parole, de dire la même chose que la télé, d’être insulté par son fils au nom de la mode et de s’apercevoir qu’après cinq siècles d’humanisme européen, il prend plaisir à voir torturer des gens au cinéma. Le malheur de circuler dans les supermarchés affublé par sa belle-fille d’un survêtement à bandes quand on a la tête du père Dominici. Le malheur d’avoir des petits-enfants qui s’appellent Steve ou Jason, quand on a grandi à Vesoul entre matines et vêpres . Le malheur de croire que le malheur se soigne, et qu’il suffit d’une subvention.
Il n’y pas de subvention pour ce qui nous arrive . Il n’y aura pas de téléthon pour ce qui nous attend. Il n’y aura plus que l’indignation et l’action. A force de nier le malheur, on a réveillé le mal .
La première de mes prophéties consiste à annoncer le retour de cette forme de discours que l’on profère la main sur le cœur quand le mal est en route. La littérature est le dernier refuge de la parole impossible à désamorcer, à intimider, à éradiquer : celle qui a vu les légions en marche. Quand un écrivain parle au lecteur sur le ton du messager dans le théâtre antique, il est un peu tard mais on commence à l’écouter . On ne peut plus réunir contre lui cinquante lycéens sur des gradins pour leur faire crier hou hou comme on le voit en ce moment sur tous les plateaux. On ne peut plus affubler sa pensée d’un faux-nez comme le font les journalistes qui parlent à tout propos de dérapage et de vigilance.
Le retour de l’indignation est inscrit dans les gènes de la civilisation prophylactique . A force d’organiser des téléthons pour le malheur, on n’a rien prévu pour le mal. Depuis quarante ans les antibiotiques de la pensée sont administrés à titre préventif. La société est devenue un vaste hôpital dont les tuyaux se sont multipliés. L’aération condense les germes. La désinfection est inefficace. La pensée nosocomiale se répand .
Un exemple ? Le système médiatique et le corps enseignant assurent depuis quelques mois la publicité d’une nouvelle nommée Matin Brun. Ils essaient de faire passer cette cure d’antibiotiques pour spécifiquement dirigée contre les germes du fascisme. Mais le spectre, plus large, est prévu pour jeter le doute sur les indignations qui n’emprunteraient pas la voie obligatoire. Les chefs de clinique de la pensée sont en train de s’affoler avant le passage de la commission d’inspection. Ils prétendent que le personnel a commis des fautes et que les protocoles n’ont pas été respectés. Ils nous dissimulent que la principale cause de la flambée infectieuse est l’abus des médicaments qu’ils ont prescrits (tout en déplafonnant leurs honoraires, est-il besoin de le préciser).
Récemment, j’ai voulu illustrer, dans un grand quotidien, l’idée que l’anti-fascisme clinique avait créé des souches de barbarie résistantes. Le rédacteur en chef m’a répondu : « Pourquoi pas, à condition que tu traites le sujet par la déconne ».
Les actionnaires du journal avaient dû faire livrer une cargaison d’antibiotiques le matin même . Je n’ai pas écrit une ligne . La déconne a infecté la moitié de la pensée d ‘après-guerre . Elle consiste à traiter tout (sauf l’holocauste) par la mesure et la dérision, en croyant pratiquer la légèreté quand elle nous précipite dans la tragédie . C’est à dire, selon la définition classique, terreur et pitié.
Je me propose de montrer bientôt en quoi les écrivains sont au cœur de la tragédie future.


Les merveilles de la chirurgie

Pour juguler l’infection de la pensée, pour conjurer l’apparition des flambées d’indignation, différentes méthodes sont à l’œuvre depuis trente ans. On a d’abord essayé de prévenir l’apparition des symptômes. Quand les symptômes sont apparus, il a fallu les ignorer. Cette ignorance fut l’œuvre de ce qu’on appelle aujourd’hui les réseaux . Les réseaux sont comme les partis politiques : leur nature est d’avoir raison des dissidences . En littérature, les réseaux ont pour mission de détourner l’attention des gens originaux et des phénomènes intéressants, notamment en perpétuant un mythe grotesque : la noblesse de la banalité . Depuis trente ans les réseaux proclament que le roman est mort et que la littérature française est malade. Ils s’entendent à détourner la capacité d’indignation, d’entousiasme, de courage, propre à tous les artistes, vers des objets lointains comme la lutte révolutionnaire au Chiapas ou le retour à la démocratie au Chili. Ils sont presque arrivés à nous persuader que la vieille Europe a perdu son âme et que nos passions médiocres doivent aller se régénérer sous des cieux où rougeoie la rébellion . C’est le discours des années engagées. En ce temps-là si on avait le malheur de n’avoir pas voyagé en Amérique Latine, de n’avoir pas campé à San Francisco, de n’avoir pas croisé Jim Morrisson à Saint Germain des Prés, qui était-on ? Personne ou à peu près. En tout cas, pas un artiste .
L’écrivain des années 70 n’a pas le droit de s’interroger sur le nombre des étoiles sans quitter son jardin : ça fait Saint Ex. Son fonds de commerce est l’injustice . Et si possible, l’injustice chez les autres. Dans les années Giscard le comble de la honte est de faire du moi-je dans le Loir et Cher. Non seulement les critiques ne parlent plus de ceux qui écrivent à la première personne , mais les « découvertes du mois » sont brésiliennes ou guatémaltèques pour éviter d’attirer l’attention sur les talents français. Résultat, nombre de vocations en littérature ont été tuées par cette exigence d’exotisme : pas de moi-je, pas de Loir et Cher, ça fait beaucoup quand on a grandi fils unique dans une famille de Romorantin. Autant devenir cadre dans la grande distribution.
Hélas, dans les dix années qui ont suivi l’avènement de François Mitterrand, le tiers-mondisme littéraire révélé sa propension à secréter le doute et l’ennui. Du coup les réseaux ont décidé que la nouvelle esthétique littéraire serait celle de la fantaisie désenchantée. Voilà qui est extrêmement commode quand on veut évacuer les enchanteurs. Je veux parler des paranoïaques, des visionnaires, des illuminés, des solennels, c’est à dire en somme des artistes. Il suffit d’encenser, à chaque rentrée littéraire une trentaine de post-ados qui vous tapent sur le ventre avec la modestie d’ Alain Souchon, et le tour est joué. Enfin, c’est ce que l’on croit.
C’est là qu’ill est temps d’énoncer ma deuxième prophétie : malgré la conjuration de l’insignifiance, l’apparition d’une famille d’écrivains téméraires est imminente. Parce que, devant ce qui s’annonce, (grossièrement, le retour de la barbarie en Europe) Allo Maman Bobo va paraître un peu court.
Du courage, il en faut déjà pour vivre de sa plume quand on ne pratique pas la pensée recommandée. Mais ce courage n’est rien auprès de celui qu’il faudra demain pour continuer à s’exprimer dans le registre indigné, quand les recommandations deviendront criminelles . Quand un « groupe de jeunes » viendra sonner chez vous pour un article de trop, nous aurons changé d’époque. A force de juguler toute vocation à sortir du rang, les réseaux sont en train de réveiller les démons qui patrouillaient la vie sociale dans les années 30 : les brigades d’intervention chirurgicale sont déjà prêtes. Demain on enlèvera on tuera, on mutilera pour des idées comme en Colombie ou au Libéria. Pour reprendre l’expression de la jeunesse banlieusarde, on pourrira la vie des plumitifs . Le rôle de l’écrivain est de parler quand les circonstances l’exigent . Le rôle de l’écrivain est de rappeler la société à l’humanisme. Il est de faire honte à la communauté de ses penchants périodiques pour la lâcheté, il est de s’opposer à la loi de la pègre . Pour toutes ces raisons l’écrivain est en première ligne. J’ai toujours regretté d’avoir traité à la légère, dans le Quotidien de Paris, la tentative d’attentat à la bombe dont Jean Dutourd fut l’objet en 1977. Au fond cet homme fut un pionnier. Salman Rushdie empêtré dans sa fatwa, Michel Houellebecq traîné en justice, Renaud Camus recevant des menaces de mort, nous ne sommes pas sur la bonne pente. Les écrivains vont rejoindre la cohorte de ceux qu’on appaudit le jour de leur enterrement, comme dans les rues de Palerme quand un juge vient de tomber.

L’écrivain ce héros

Il y a deux sortes de prophètes, ceux qui crient au châtiment et ceux qui croient à la rédemption . Je penche pour la rédemption.
Et pourtant lorsque j’annonce le retour de l’indignation, lorsque j’affirme que nos sociétés, face à leurs dissidents, vont bientôt renoncer aux quarantaines et aux cabales médiatiques pour pratiquer la persécution directe, lorsque je prétends que les écrivains courageux seront bientôt aussi seuls devant l’ennemi que les banlieusards qui ont osé porter plainte après le viol de leur fille, j’ai l’air pessimiste.
En bien c’est le contraire.
Ceux qui seront assez fous pour s’exposer aux indimidations et pour risquer leur vie vont légitimer leurs écrits par leur courage. Ils vont restaurer l’honneur de la littérature après deux générations de nos meilleures ventes. Le principe qui fondera bientôt le classement des écrivains , ce sera nos plus grandes âmes . J’en connais qui vont plonger.
Chaque année on publie la liste de ceux qui reçoivent la légion d’honneur mais qui connaît le nombre de ceux qui n’en veulent pas ? Ils sont légion aussi mais ils n’ont pas le même honneur.
En ce moment tout est verrouillé pour chanter les louanges du marché . On préfère l’hygiène de vie à la vie elle-même, on poursuit l’Etat pour un orage, on est prêt à toutes les lâchetés pour conjurer l’idée de la mort, on téléphone à son avocat pour attouchements, on arrête de fumer en direct, l’hypocondrie est devenue la base même de la philosophie sociale.
La littérature est là pour donner aux hommes le vertige d’un autre monde plein de dangers, de panache et de beauté, un monde convaincu que l’usage de la pénicilline n’a aucun rapport avec le degré de civilisation d’un peuple . Comment restaurer ce vertige contre ceux qui légifèrent dans la pensée prophylactique ?
Par l’exemple. Par une mise en danger personnelle. Les écrivains ont, pour nombre d’entre eux, la vertu de n’avoir pas d’attaches, et de pouvoir vivre sur un lit de camp si les circonstances l’exigent. Ils ont fait vœu de témérité, ce qui signifie qu’une poignée d’entre eux seront un jour recherchés, persécutés pour avoir écrit des choses inadmissibles - et donc introuvables. Sauf sur internet, dans la rumeur publique, et dans la mémoire collective. Au temps du Grand Secret du Docteur Gubler, (ce médecin de François Mitterrand dont l’ouvrage a fait l’objet d’un référé ), j’ai envoyé le texte par email à dix personnes qui l’ont envoyé à dix autres. J’avais l’impression de copier un libelle de Beaumarchais (bien que la comparaison, littérairement, ne soit pas très judicieuse) . Eh bien, voilà ce qui nous attend. Nous entrons dans un âge où la vérité sera si nécessaire et si dangereuse que ceux qui la profèrent n’iront pas toucher leur droits d’auteur. Ils se cacheront plutôt en Ariège . Mais leur triomphe moral compensera le manque à gagner. La faveur des foules grandira dans l’ombre, à leur sujet, comme la légende des patriotes hongrois au temps de l’empire autrichien, comme celle des résistants français ou des dissidents russes dans les temps d’oppression.
Alors, seulement, on se souviendra de la nature politique de la littérature, une nature qui appartient à la tradition française depuis toujours, et qui fit défiler Malraux sur les Champs Elysées après avoir conduit Lamartine au Parlement et Châteaubriand au ministère.
On se demandera à propos de quoi un écrivain serait encore capable aujourd’hui de soulever une nation. Il ne suffit pas d’être insolent, ni de braver les escadrons de la mort. Pour être digne de la gloire, il ne suffit pas de déplaire aux mafieux de la politique ou de la finance. Il faut encore avoir un message à délivrer, un message contre les pharisiens et les clercs, un message qui émeut le peuple.
Et donnez-moi, s’il vous plaît, un exemple de ce message ? Eh bien il suffit par exemple d’écrire la vérité sur les rapports entre civilisations à l’époque pré-américaine, soit grossièrement avant 1917. Il suffit de rappeler que notre diplomatie à l’égard du monde islamique avait cinq siècles de plus que la leur. Il suffit de rappeler combien il est fâcheux de laisser croire au tiers monde que l’ intelligence diplomatique des européens (l’intelligence tout court) est assimilable à celle de Sylvester Stallone. Il suffit d’illustrer que l’imaginaire américain, depuis trente ans exerce une influence négative sur la morale et l’ordre du monde, notamment par le biais d’une production vidéo pléthorique et pélagique. Il faut réveiller la mémoire de Pierre Loti, du peintre Gérôme, de Voltaire et d’André Gide. Aucun de ceux-là n’aurait admis sans broncher de voir filmer Saddam Hussein la bouche ouverte comme un fauve tiré à la seringue hypodermique. Il est vrai que le département d’Etat américain aurait traité Gide et Loti de pédales, exactement comme les fondamentalistes islamiques dont la finesse et l’humanisme ne sont pas très éloignés des leurs.
Vous voyez bien qu’il y a urgence. Et vous voyez bien qu’on peut encore écrire des choses qui fâchent.