littérature

Enfants sans foi ni loi (2003)

Depuis que la liberté d’expression est devenue licence, et que la licence la plus commune est celle de dire n’importe quoi, les partisans de la manière forte sont classés, chez nous, comme vieux par définition.

 

Les jeunes ont pour eux le pacifisme, le goût de la liberté, la patience et la tolérance, tandis que les vieux sont belliqueux, autoritaires et racistes.

Dans ces conditions, illustrer, par exemple, la thèse selon laquelle le nazisme serait né d’ un mouvement de jeunes, comportait des risques que Madame Georgette Mouton, 82 ans, a courus bravement avant de mourir en novembre 2000.

En réponse à un éditorial paru sous ma signature à propos de la barbarie ordinaire, cette vieille dame, professeur d’histoire, m’a envoyé la thèse tardive qu’elle venait de soutenir en Sorbonne sous le titre « Jeunesse et Genèse du Nazisme » et m’a fait une visite. Puis elle m’a submergé de lettres pour me convaincre d’en tirer un essai. Je n’en avais nulle envie et je n’en ai toujours pas l’intention. Mais au fil de notre correspondance, le profil d’un autre livre est apparu. Il aurait pour objet d’illustrer une idée simple : la jeunesse invente, par la violence, l’ autorité qu’elle n’a jamais subie.

La dernière lettre que j’ai reçue de Mme Mouton provenait de sa famille . Elle contenait son faire part de décès. En glissant la carte dans un volume de poèmes, j’ai songé que j’écrirais peut-être, un jour, un ouvrage dédié à la mémoire de son inspiratrice où j’illustrerais l’apparition, dans les pays où les adultes ont perdu leurs canines, d’une génération d’ enfants-loups ; mais je ne l’aurais jamais fait sans une autre circonstance, qui m’a été racontée peu après par sa victime.

Qu’on imagine cette fois un grand-père comme ceux qui promènent leur tribu dans les publicités pour compagnies d’assurances : couronne de cheveux blancs , sourcils broussailleux, nez de prélat, lunettes d’écaille, regard bleu, la quintessence de l’ancêtre européen . Il était médecin dans une banlieue qu’on nomme résidentielle. A son installation, quelques années après la guerre, c’était encore la campagne. Aujourd’hui le nombre des supermarchés a décuplé, la population centuplé, mais notre homme aurait mauvaise grâce à s’en plaindre, puisqu’ il était accoucheur.

Cette ville-dortoir où il a exercé son métier , il l’a peuplée, d’après ses propres calculs, de 22 776 habitants en trente cinq ans. C’est d’ailleurs pourquoi il y est resté. Ce coin de France est sa famille. Il n’est pas de semaine où quelque ménagère entre deux âges ne l’aborde pour lui dire : « Docteur, vous avez mis mes trois enfants au monde ». Et notre homme lui répond le chapeau à la main : « Comment vont-ils ? »

Un jour qu’il se promène avec son épouse dans un centre commercial, la scène ci-dessus se reproduit comme chaque mois, avec une variante qui n’est pas rare non plus.

A la question « Comment vont-ils ? », la mère se retourne, désigne un gamin de seize ans qui parle avec trois amis .

Mais cette fois il lui tourne le dos. Elle l’appelle de nouveau : « - Steve ! Steve ! »

L’adolescent ne détourne même pas la tête .

Voyant que rien n’y suffirait, le médecin dit à la mère « laissez, c’est inutile », remercie, et remmène sa femme . Tandis qu’il s’enfonce dans la foule, la marée de ses souvenirs professionnels laisse affleurer la vision de cet accouchement parmi des milliers d’autres. A la naissance de son dernier fils, cette femme, se souvient-il, avait été délaissée par son mari (nous verrons que ce détail n’est pas indifférent).

Ensuite le vieux monsieur me dit avoir songé à ce prénom de Steve qui témoignait pour lui de l’un des ridicules de l’époque et qui « signait le milieu ».

En quarante ans les tableaux de service des biberonneries, avec leurs fiches alignées verticalement, se sont mis à ressembler au générique des feuilletons américains : Cindy, Pamela, Jennifer, Jason et Jérémy ont remplacé Sylvie et Paul. «  Quand mon père avait dix ans, me dit-il, la grande folie était la particule. Les héroïnes en portaient dans les romans de gare. A présent ce sont les noms de cow-boy ».1 Pas étonnant que nous vivions au Far West ».

Une semaine après, notre docteur revient d’une exposition parisienne dans son train de banlieue . Dans son cartable il y a un catalogue et un journal.

Au moment où les portes du wagon vont se fermer, quatre jeunes gens montent la cigarette au bec. Il n’est plus permis de décrire ce genre d’oiseaux sans s’exposer aux rigueurs de leur Ligue de protection , je laisse donc à chacun le soin de les imaginer.

Dès l’abord, c’est le défi qui les anime. Parmi la vingtaine de voyageurs ils cherchent des jeunes hommes de leur âge à intimider. Comme il n’y en a pas, ils s’asseyent devant un barbu de trente ans accompagné d’une femme. L’un d’eux place son pied sur la banquette entre les jambes de la jeune femme . Le barbu se lève pour réagir. De son côté elle se lève aussi, mais pour enjamber le genou du gamin qui la menace et dans le but de s’écarter du groupe avant l’incident . Elle demande à son ami de ne pas intervenir . Il intervient pourtant . Echange d’invectives . Les voyous, âgés de quinze ans pour la plupart, brodent sur le thème « j’encule les voyageurs, leur mère , leurs ancêtres etc».

Le barbu se fait rouer de coups par deux des jeunes gens. La jeune femme qui défend son ami est frappée à son tour . Une autre femme de cinquante ans s’interpose, elle est jetée à terre et reçoit des coups de pied au visage

Notre vieux médecin se retourne et s’avise seulement de ce qui se passe. Reconnaissant le nommé Steve que lui a désigné sa mère quelques jours plus tôt au supermarché, il l’appelle par son prénom, lui prescrit de se calmer et le menace de tout raconter à sa famille. Le tout, sur le ton d’un homme qui vient de surprendre un voleur de bonbons dans un film de Jacques Tati.

Stupeur des autres adolescents. Ils se retournent contre Steve et lui demandent une explication. Il s’écrie « j’le connais pas c’vieux» . Comme pour le prouver sur le champ, il saisit le docteur au col , le cogne contre une barre de métal et lui vole sa serviette en cuir.

Arrêt du train. Les quatre compères font face au reste du wagon le couteau à la main . Au moment de sortir, Steve dit au vieil homme : «  Si tu vas aux flics je te crève ».

Fin de l’épisode. Peu de sang versé, une côte cassée, une bosse.

Au commissariat la plainte est reçue du bout des lèvres. La description des agresseurs est éludée. L’identification accueillie comme une précision importune . La mise en garde du policier s’adresse avant tout au médecin : « S’ils vous retrouvent, ils vont vous pourrir la vie » .

- Ah  ? répond le vieil homme, mais je croyais que c’était vous qui alliez les retrouver, je vous ai donné le nom et l’adresse de l’un deux.

Le policier patauge et répond que même si l’on coffrait le jeune homme, ses amis et ses frères le vengeraient.

En entendant ce récit j’ai demandé au médecin : «Comment vous retrouveraient-ils ? » .

Il m’a répondu qu’une lettre était restée dans sa serviette et a conclu, courageusement, qu’on verrait bien, avant de s’interroger sur le sens de sa mésaventure :

- Qu’avons-nous fait pour que les enfants que nous avons mis au monde  menacent de nous tuer ?

Puis aussitôt :

- Pourquoi n’écrivez-vous pas là-dessus ?

Le soir-même, je me suis replongé dans la thèse de doctorat de la vieille dame, Jeunesse et Genèse du Nazisme. J’ai découvert des correspondances ennuyeuses entre des situations historiques et sociales qui paraissent éloignées : celle de la jeunesse pré-hitlérienne et la nôtre.

La république de Weimar, écrit Mme Mouton, a cru se faire bien voir des jeunes en leur cédant, elle n’a réussi qu’à rendre les maîtres esclaves des élèves ». Puis encore : On confond toujours nazisme et autoritarisme patriarcal, c’est totalement faux. Ce sont les jeunes qui commandent aux vieux. (…) sous Hitler la situation des professeurs était encore pire que sous la République de Weimar. On devait non seulement tolérer absences et insolences des jeunes de la Hitlerjugend, mais les faire passer dans la classe supérieure sans examen .

Tiens, tiens !

J’ai retrouvé pour l’occasion le témoignage d’un professeur de terminale qui écrivait en 1999 : Un certain nombre d’élèves parvient à obtenir le bac en étant quasiment analphabètes. Depuis la maternelle, ils sont donc passés de classe en classe sans avoir jamais réussi à apprendre à lire et à écrire . Puis encore : Quand je rends des devoirs notés, ils se comportent avec moi comme avec leurs potes de la cité. Si la note est mauvaise,ils m’insultent, me menacent ou polémiquent.

Il n’est pas question d’établir un parallèle rigoureux entre ces deux époques ni de jouer à mon tour les historiens. Ce serait fastidieux et malhonnête . Mais il n’est pas interdit de flairer les ressemblances ni d’éveiller opportunément la méfiance des honnêtes gens avant qu’il ne soit trop tard.

De grâce, qu’on m’épargne la question goguenarde « Définissez-moi les honnêtes gens  ». Ou alors, que l’on se contente d’une réponse par défaut : si on ne sait pas ce que sont les honnêtes gens, on sait ce qu’ils ne sont pas.

Les honnêtes gens ne brisent pas les vitrines, n’intimident pas les enfants du voisin, ne laissent pas leurs fils de dix ans vagabonder jusqu’à deux heures du matin, ne brandissent pas un couteau à la moindre algarade, ne lapident pas ceux qui les regardent dans les yeux . Ils ne mettent pas à mort le père de famille qui défend son fils contre les voleurs .

Les honnêtes gens n’achètent pas de voitures de luxe à dix-neuf ans quand leur mère est femme de ménage. Ils n’en volent pas pour défoncer les murs des commissariats. Ils n’organisent pas de courses sur les autoroutes à deux heures du matin. Ils ne violent pas la même fille à tour de rôle dans une cave . Ils n’achètent pas de drogue à Rotterdam pour la revendre à Roubaix. Ils n’exigent pas des enfants des autres qu’ils dépouillent leurs parents à leur bénéfice.

Puisque nous en sommes aux définitions préalables, on peut aussi définir les imbéciles historiques : ce sont les naïfs qui se font une spécialité de livrer passage aux hordes futures. Notre dernier premier ministre a clairement avoué qu’il était de ceux-là -jusqu’à employer le mot . De même en 1900 en Allemagne, il s’est trouvé une grande proportion d’intellectuels pour flétrir la famille bourgeoise patriarcale et prussienne, la culture latine et grecque, l’église , les parents, les professeurs, le tout au nom du renouveau social, devant des enfants trop heureux de l’aubaine. Résultat, cinquante ans de tourmente, vingt millions de morts, pour ne pas compter ceux du Communisme.

A l’âge de dix ans, le jeune héros d’un livre de Herman Hesse publié en 1919 , se laisse racketter par un enfant pauvre dont la vitalité le fascine* . Dans « Le loup des steppes » du même auteur, le héros, personnage hautain et douloureux, éprouve une « soif sauvage de sensations violentes, une fureur contre cette existence neutre, plate, réglée et stérilisée, un désir forcené de saccager quelque chose, un grand magasin, une cathédrale, de séduire une petite fille, de tordre le cou à un représentant de l’ordre bourgeois ».

Plus loin sa définition de l’ordre bourgeois nous rappelle le slogan « Elections piège à cons » inscrit sur les murs de la Sorbonne en 1968 : «  , à la place de la puissance, il (le Bourgeois) a mis la majorité, à la place de la force, la loi, à la place de la responsabilité, le droit de vote ».

Hesse a reçu le prix Nobel en 1946. Il était l’ami du socialiste Romain Rolland . Il a fini Bouddhiste. En somme il nous rappelle la génération des étudiants révoltés de 68 qui ont tourné baba-cool avant d’être décorés par la République.

Quand on mesure à quoi et à qui le romantisme libertaire des années 1900 en Allemagne a livré passage, ce n’est pas rassurant pour ce qui nous attend et c’est une honte pour ceux qui nous y ont livrés.

Il n’est pas besoin de remonter très loin  pour l’illustrer. On peut même se contenter de remonter une page plus haut. Qui a introduit chez nous l’obligation de manifester sa goguenardise dès qu’ on parle des honnêtes gens ? Qui essaie de prouver, depuis quarante ans, que cette race-là n’existe pas ? Qui jette un discrédit aveugle et systématique sur la propriété, l’autorité, la culture classique, le souci de la forme dans l’art, le patriarcat, l’uniforme, la masculinité, la paternité, la religion ? Toujours les mêmes. Les imbéciles historiques. Ceux qui livrent passage à ceux qui les dévorent.

Voyons qui a ouvert le portail aux loups . Ensuite nous dresserons le portrait de la meute . Nous verrons hélas qu’en matière de violence, de hiérarchie, d’autorité, des individus aux peuples il n’y a qu’une différence d’échelle. Les phénomènes que nous n’avons pas su juguler dans nos familles et dans nos villes, nous les affronterons un jour dans nos rapports avec les jeunes nations .

En attendant, les « thèmes porteurs » au début du XXème siècle en Allemagne, évoquent, aux modernes que nous sommes, des souvenirs récents.

A l’exception de la technologie, depuis cent ans qu’avons-nous inventé ? Pas grand chose. En tout cas rien dans l’évolution des phénomènes sociaux. Quand on se penche sur le dernier siècle on est frappé d’y trouver tout ce que nous vivons en ce moment.  Par exemple en 1900 à Berlin un mouvement de révolte radical s’est dressé contre l’usine, le bureau, la ville, suspects d’aliéner les esprits par une course insensée à la production. On ne dit pas encore le profit mais il s’en faut de quelques années. Il s’agit d’une révolte plus poétique que politique, qu’on appelle le Vandervogel (l’oiseau migrateur). La pétaudière de la licence est en ébullition. En 1897 un nommé Magnus Hirschfeld théorise la liberté des homosexuels . Les adolescents sont vêtus de chiffons vagues et coiffés de chapeaux burlesques. Le philosophe français et communiste Daniel Guérin, qui a traîné dans l’ Allemagne libertaire de l’avant-guerre de 14, parle de « torses à demi-nus émergeant d’un tricot de peau très échancré à grosses rayures », de « bras striés de tatouages fantaisistes ou orduriers », d’inscriptions comme sauvage et libre . Ils portent au poignet de gros bracelets de cuir, « mélange de virilité et d’effémination ».

En somme il ne manque, à ces révoltés, que de se percer les oreilles ou les ailes du nez, pour ressembler aux nôtres.

A les entendre, l’école dérive hors des réalités, on y apprend des langues mortes, des matières sans attrait, de vieilles lunes. Accessoirement, ce sont les vieux qui la gouvernent.

Très en faveur en Allemagne il y a un siècle, ce thème du « vieux monde » correspond donc, trait pour trait, à l’archaïsme que flétrissent, de nos jours, à la moindre occasion, les artistes et les politiques ( du moins ceux qui crèvent de trouille à l’idée de ne plus être à la page) . Tout ce qui est beau et généreux est forcément nouveau. Rien de bon ne peut sortir de l’expérience. Le sénat est une institution ridicule par nature. La jeunesse ne peut attendre, des gens âgés, qu’égoïsme, formalisme et stérilité.

Hélas dès avant la grande guerre en Allemagne, les étudiants pacifistes et ceux qui travaillent à l’édification du peuple au nom du socialisme se sont aperçus très vite qu’il existait déjà une autre jeunesse que la leur. Une jeunesse parallèle , déterminée, taciturne, muselée par les discours libertaires, sans autre idéal que le plaisir d’être ensemble et moins sensible aux raisonnements qu’aux stimuli, moins perméable aux idées qu’aux mythes. C’est la jeunesse pré-nazie. C’est celle-là qui a voulu la peau du vieux monde . Elle a failli l’avoir.

A cause de qui ?

Toujours les mêmes : les imbéciles historiques. Chez nous le groupe social qui correspond le plus exactement à cette définition est celui du bourgeois soixante-huitard que les journaux appellent bohème. Parmi nos anciens libertaires on peut observer un certain effarement, devant le parcours suivi dans ces années-là par les enfants de pauvres, surtout s’ils sont issus de familles immigrées (où les hiérarchies dites traditionnelles ont été balayées par la modernité, où le père a été remplacé par un grand frère de seize ans) . Le dédain de l’autorité ne produit pas les mêmes effets chez les fils de médecin et les enfants des « ménages modestes », on s’en aperçoit aujourd’hui.

Mais en 1968, nul ne voyait encore la différence entre les uns et les autres . Tout le monde prétendait sortir de l’obscurantisme en même temps . Les idées de liberté, d’affranchissement, qui ont enflammé les esprits dans le sillage des révolutions étudiantes, se traduisaient dans l’éducation des enfants par l’application d’automatismes psychologiques . Le premier d’entre eux consistait à vouloir échapper, en toute occasion, au soupçon de fascisme.

Dès 1970 il est recommandé de se montrer libéral avec sa progéniture. L’entourage féminin est sourcilleux sur ce point. Dès qu’un père essaie d’imposer sa volonté, on trouve toujours quelqu’un, souvent une femme, pour lui faire honte de ses tendances autoritaires et/ou sexistes.

A l’âge de trois ans , le bambin mâle donne déjà des coups de fourchette à la moindre réprimande . Il se réfugie chez sa mère dès qu’on élève la voix.

A six ans, au milieu d’une assemblée, il cherche à couvrir la conversation des adultes . Quand on lui fait comprendre qu’on est en train de parler , il finit par se taire. Mais il invente toutes sortes de représailles immédiates. Par exemple, il trouve un briquet sur la nappe et l’allume trente fois par minute. Le père lui ordonne de cesser ce manège. Une fois encore, l’entourage prend sa défense . Il faut le « laisser vivre », cet enfant, et ne point le brider sans cesse.

Un quart d’heure plus tard, afin d’éprouver cette impunité jusqu’à la névrose, l’enfant promène son briquet allumé sous le nez de tous les présents .

Que fait le père ? Il se tait et il regarde ailleurs. Son orgueil a parfaitement compris ce que l’enfant voulait dire : quand un petit garçon cherche la bagarre en tant que mâle, quand sa mère prend parti pour lui, (c’est à dire pour le dominé contre le dominant), il ne reste, à l’amour-propre paternel, qu’une ressource: changer de registre, faire l’étourdi.

Dix ans plus tard, les pères modernes ont assimilé les nouvelles règles. Si leurs fils ne travaillent plus à l’école, c’est parce que les matières ne sont pas intéressantes. Quand une punition est infligée à leurs rejetons, il la contestent avec lui, déposent un recours, menacent les professeurs. A tous les représentants de l’autorité ils demandent des comptes, devant leurs enfants, pour s’en faire bien voir. Les professeurs eux-mêmes se retournent et « interpellent le ministre » . Ils demandent périodiquement à leur classe ce qu’il faudrait faire pour améliorer la qualité de leur enseignement. Ils vont s’asseoir au milieu de leurs élèves. Ils regardent le tableau noir ou l’écran de l’ordinateur en se référant au savoir comme s’ils le cherchaient, au lieu de le détenir.

Dans ces années-là, le père moderne doit absolument confesser qu’il ignore où est la vérité. Il est lui-même en formation permanente. D’ailleurs la construction de sa personnalité est si peu achevée qu’il décide d’aller la parfaire chez une autre femme, auprès de qui il finira par avoir raison de ses tendances fascistes en fondant un autre foyer dont les enfants seront les maîtres.

Depuis quarante ans, dans tout l’Occident libéral, se dessine le profil d’une masculinité qui jouit d’un seul pouvoir : celui de la fermer. L’opinion lui désigne en permanence les réactions qu’elle doit apprendre à juguler. La tentation de la gifle par exemple. Mais aussi, l’illusion d’avoir raison, l’esprit de système, le besoin de conquérir, d’affirmer, de pérorer. Tout cela doit être combattu.

Le seul homme tolérable, séduisant ( plébiscité par les femmes) est celui qui doute, qui s’abstient, qui relativise, qui n’obéit pas, qui ne commande pas, qui refuse le combat. S’il est invité à un mariage il s’y rend en baskets. Par goût de la simplicité et de la modestie, il inflige donc, aux trois quarts des présents, l’immodestie suprême qui consiste à se moquer des règles quand tout le monde les applique. Cette pignouferie ne choque plus personne.

Nombreux sont les chanteurs, les acteurs, les écrivains, qui ont incarné pendant trente ans ce héros à la fois immodeste et démissionnaire. Les magazines sont pleins de leurs exploits. De Stockholm à Philadelphie, de Rome à Madrid, de Londres à Edimburgh, ce nouvel homme refuse le pouvoir, l’affrontement, le défi.

Il sait révéler des fragilités imprévues. Il parle volontiers de son enfance. Soit pour regretter cette époque sans soucis, soit pour maudire l’ âge où il était soumis à l’autorité parentale. Dans les deux cas il en tire prétexte pour faire l’éloge de l’insouciance et de la rébellion, et ne rien imposer à ses propres enfants. Il précise volontiers entre deux phrases qu’il était cancre, nul en maths, indiscipliné, mais génial quand même (rire). Qu’il s’agisse des militaires ou des businessmen, il déteste les uniformes, les certitudes, les tribuns et, naturellement, toutes les formations politiques de droite qui les représentent. *

Il manifeste son ironie devant les institutions . Il préfère travailler dans les « petites boîtes » et non dans les grandes. Il possède, pour désigner l’autorité qu’il ne veut ni exercer, ni incarner, une douzaine de mots sortis d’une besace sémantique garnie par la psychanalyse.

Il ne lui suffit pas de refuser le système hiérarchique, il lui faut le discréditer. Dans sa bouche les obstinés et les volontaires deviennent des psycho-rigides, les coléreux des paranoïaques, les autoritaires des maniaco-dépressifs. En politique il crie au loup tous les matins. Il est fier d’avoir planché sur le Front Populaire au bac. Dès qu’une élection fait flamber le camp conservateur, il évoque l’incendie du Reichstag

L’humour vient à l’appui de ce système de pensée. La mode s’en saisit, la publicité le valorise, la fiction l’ennoblit. En une génération, tout esprit de résolution en politique est devenu fasciste, tout sérieux solennel, toute autorité morale hypocrite. Les chaînes de télévision font de la dérision leur fonds de commerce. Dans les pays qu’on appelle occidentaux, les emblèmes traditionnels du pouvoir (cravate, décoration etc), sont brocardés en permanence. Les discours des hommes politiques sont repris le soir-même par une troupe de marionnettes ricanantes. On explique au peuple que le Président de la République a pour principale ambition de se remplir les poches. Le moindre recours à la dignité de la fonction est perçu comme une tentative de couvrir les pires laideurs morales.

Qu’il s’agisse de la jeunesse new-yorkaise ou espagnole, des jeunes allemands de Berlin, des lecteurs du Guardian à Londres, ou des Socialistes français, l’Internationale du discrédit fonctionne à plein régime pendant trente ans .

Tous les matins, le journal façonne l’humanité nouvelle. Tous les soirs la télévision coupe ce qui dépasse . Le samedi on se rue dans les théâtres et les cinémas pour assister à des « déconnades » écrites par des troupes d’amis de collège qui présentent la particularité d’avoir été formées dans les beaux quartiers.

En France, la génération d’humoristes qui a durablement marqué l’imaginaire général après l’élection des Socialistes est issue de la bourgeoisie, et parfois de l’aristocratie. Ceux qui dédaignent l’ordre, la hiérarchie, la solennité, l’autorité, sont toujours les enfants du château.

Ils descendent au village pour révéler que M. le Comte culbute les lingères . La Comtesse est une hystérique. Le curé tripote les enfants de chœur. L’oncle général est un criminel de guerre.

Or la vocation des humoristes a toujours été de rire des institutions sans les balayer. Jusqu’alors une poignée de cinéastes s’y entendait très bien. Hélas ! on assiste autour de 1980 à une altération de l’humour par la tentation de la table rase. Dix ans plus tôt, on riait des généraux et des patrons sur le ton « ils sont rouspéteurs mais on les aime quand même »2( note sur Louis de Funès). Désormais on ne les aime plus du tout . Le rire devient cruel. Tout le monde est accusé de bassesse, tous les pouvoirs sont corrompus et criminels, et les journaux à la mode nous disent d’aller voir un film non parce qu’il est émouvant ou drôle, mais parce qu’il est décapant.

A force de décaper, il ne reste plus rien. Un humoriste québécois qui se moque du langage politiquement correct fait rire la France, en ce moment-même, avec des réflexions du genre « on ne dit plus un aveugle mais un non-voyant, on ne dit plus un pédophile mais Monsieur le Curé ». Dans un film danois qui a fait le tour du monde, deux frères profitent d’une fête de famille pour révéler qu’ils ont été violés par leur père à l’âge de dix ans.

Quel est le métier du vieux ? Je vous le demande. Est-il marin-pêcheur, postier, cheminot ? Non : propriétaire, aristocrate et hôtelier. C’est évidemment, obligatoirement, un homme respecté.

A la fin du film il l’est beaucoup moins. L’objet de l’affaire est de jeter l’opprobre sur qui inspire le respect, afin d’illustrer que le respect est un ferment d’oppression.

Les formes que prend cette croisade opiniâtre ont atteint en France un paroxysme : le monde masculin est déormais réputé pencher par nature vers l’abus de pouvoir et la violence . Il inspire une méfiance systématique . Dans les bureaux, c’est notoire, les hommes martyrisent les femmes . Il paraît qu’elles tremblent sous leurs ordres. Leurs attouchements sont à craindre jusque dans les familles. Le pourcentage de pères incestueux ( à en croire le gouvernement socialiste français ) justifierait la diffusion pendant des mois d’une campagne télévisée où l’on voit une porte entr’ouverte qui claque après le dialogue suivant. « (voix mâle)- Laisse-moi faire . (voix d’enfant)– Non pas ça ! . »

Le message est clair . Toute réprimande qui commence par la phrase : « monte dans ta chambre, nous allons avoir une petite explication tous les deux » est susceptible de mener son auteur en cour d’assises. Les enfants qui auraient à se plaindre du fascisme paternel ont d’ailleurs à leur disposition un numéro gratuit, des psychologues scolaires, des cellules d’écoute, un médiateur, etc. Plusieurs campagnes insidieuses ont été menées pour établir dans l’opinion un lien entre pédophilie et extrême droite - jusqu’à ce que le pourcentage d’instituteurs impliqués laisse craindre un retour de bâton, et mette un terme à ces insinuations.

L’un des traits les plus criants de la dérive vers le soupçon généralisé est l’apparition d’une génération de femmes-juges et de femmes politiques à la vertu impitoyable . Elle illustre d’abord, et trop fréquemment, le besoin qu’on éprouvé certaines filles de familles éduquées d’en remontrer à leur père . Il s’agit pour nombre d’entre elles, d’être honorées à leur tour pour leur intransigeance, et en mesure, à leur tour , de faire la loi. L’apparition d’un syndicat de magistrats (aux menées explicitement politiques), dont elles sont les pasionarias, exprime souvent leur désir de revanche sur l’ordre patriarcal.

Du besoin banal d’épater papa, les femmes qui légifèrent passent trop souvent à la tentation de pourfendre et de punir tout ce qui, dans la société, rappelle l’incompréhension, l’humiliation et le dédain dont les femmes ont été victimes ou que leur mère a subis . Pour un peu elles remonteraient à Louis XV afin de nous prouver que leur condition est maudite. Elles demanderaient raison , à nos contemporains, des souffrances de leurs ancêtres .

On nous a déjà fait le coup à propos de l’esclavage.

Une proportion exagérée de femmes ne crie plus justice, mais vengeance. Au nom du mépris que leur a infligé la lignée masculine au long des siècles elle exigent d’elle une repentance.

Le phénomène a atteint son paroxysme aux Etats-Unis et au Canada. On prétend qu’en Californie les hommes évitent les femmes dans les ascenseurs, de crainte d’être accusés de harcèlement . Comme toutes les légendes, celle-ci repose sur une vérité : la femme américaine (d’ailleurs imitée par la femme scandinave) est parvenue à tenir le monde masculin en respect .

L’ennui est que dans nombre de cas, elle ne l’inspire plus. Nos usages latins sont fort critiqués en Amérique et en Suède par des hommes qui affectent de s’ intéresser à la carrière de leurs épouses. Mais faut entendre, en privé, les mêmes hommes, au golf ou au sauna : leur mysoginie est ordurière. Leurs propos sont d’une violence, d’une crudité qui hérisserait n’importe quel macho italien . Pourquoi ?

Quand nous examinerons à quelles règles obéit la sauvagerie chez les adolescents, nous trouverons une réponse. En attendant posons d’autres questions.

D’où vient que la jeunesse la plus violente déteste désormais explicitement les vieux ? Des mêmes discours, du même phénomène. Naguère une convention sociale (capable de porter une civilisation au pinacle), voulait que la figure du vieux sacripant, lubrique et malhonnête, soit supplantée dans l’imaginaire populaire par celle du vieillard dont l’œil est plein de sagesse .

Désormais la règle est l’inverse. Dans une société vouée à l’apparence, à la possession, où les sages sont perçus comme perdants, les vieux qui courent après le pouvoir ou la richesse sont de plus en plus visibles. Il est commode, pour les adultes qui ont un compte à régler avec leur propre enfance, de discréditer la génération de leurs parents en ne montrant que ceux-là. La presse et la télévision ne s’en privent plus . A quel prix ? Nous allons le voir et nous allons le payer.

*

 

Je ne cherche pas à échapper au soupçon de « vouloir caricaturer ». Au contraire. C’est tout l’objet que je me suis fixé. On oublie trop volontiers que le propre de la caricature n’est pas seulement l’exagération mais aussi la ressemblance.

Pour cela dessinons, par exemple, le portrait d’un foyer monoparental . Et pourquoi pas celui où le nommé Steve a grandi ? La mère élève seule ses trois garçons de six, dix, et seize ans dans une cité de taille moyenne . Le grand-père n’a pas approuvé le mariage, il n’a pas non plus approuvé le divorce, elle a donc immédiatement récusé son influence sur ses enfants déjà privés de père. Ils le sont, désormais, de tout modèle masculin.

En vérité le grand-père a parfaitement compris ce que lui veut sa fille et pourquoi sa fille lui en veut. Trop gâtée, trop complimentée, privée de cette distance qui régissait autrefois les rapports entre parents et enfants, amoureuse de son père jusqu’à la névrose, à vingt ans elle a épousé le premier venu pour lui donner une leçon . Après sept ans de mariage elle s’est séparée de son mari afin de prouver tardivement à son père que décidément aucun homme ne le vaudrait jamais. Parallèlement elle s’en défend et le décrit comme un réactionnaire peu recommandable . Le grand-père fait le gros dos . Il se contente de recevoir l’aumône d’une visite de temps à autre .

Dans le même temps, les enfants ne trouvent auprès des adultes aucun des secours sur lesquels ils pouvaient compter naguère dans une société stable. Trente ans plus tôt, les pères de substitution étaient encore nombreux. Désormais ni le curé, ni les moniteurs,  ni l’entraîneur de foot ne veulent jouer ce rôle-là. La coalition des bien-pensants interdit, d’ailleurs, à tout adulte mâle de poser la main sur l’épaule d’un enfant. Tout bambin de moins de treize ans est susceptible, comme sous Staline ou Hitler, de ruiner la carrière de celui qu’il dénonce. Autrefois c’était le cas pour raisons politiques. Désormais il suffit à l’enfant de prétendre qu’il a fait l’objet d’une affection caressante. Même si quinze ans ont passé, même si l’accusateur se rétracte, même si le prévenu est relaxé. Le seul soupçon public de pédophilie équivaut à une peine de mort sans jugement.

Du coup les adultes préfèrent se gardent de toute affection, de toute intimité, de toute responsabilité. Les instituteurs n’accompagnent plus les enfants de quatre ans aux toilettes pour les aider à tirer la chasse. Les entraîneurs de foot ne vous massent plus le genou. Les curés ne vous caressent plus les cheveux en sortant de la messe. Les jeunes pères ne donnent plus le bain à leurs enfants.

Dans ce contexte que fait notre mère névrosée, notre mère témoin ? Elle ne cesse de dire du mal de son ex-époux à ses trois garçons. Elle ne supporte pas les représentants de l’ordre à la télévision . Ils lui rappellent trop son propre père, dit-elle. Elle prétend déceler partout des propos sexistes. Elle voit des fascistes dans les réunions de parents d’élèves. Sous prétexte que ses enfants ne doivent souffrir d’aucune comparaison avec leurs congénères elle les couvre de vêtements de prix. (Naturellement, pour des raisons que nous verrons bientôt, ils se les font arracher à l’école) .

Elle les invite à se défendre, à se méfier de tout et de tous, à jouer des poings contre ceux qui les dépouillent. Elle les inscrit au cours de karaté.

A Noël chaque année, malgré un salaire médiocre, elle les couvre de cadeaux en flattant bien haut leur aptitude à se servir des machines . Pour sa part, ajoute t-elle, elle ne saurait « même pas les mettre en route ». D’ailleurs, leur grand-père lui aussi est complètement dépassé par l’informatique , précise t-elle, avec une satisfaction vengeresse.

Lui aussi ?

Lui surtout. Rappelons-le, dans toute cette génération , il s’agit d’élever ses propres enfants contre les valeurs que le grand-père a voulu transmettre, contre les aptitudes qu’il possède, au mépris des goûts qu’il exprime. Au besoin on débarque chez lui pour lui infliger à domicile la preuve que ses petits enfants n’observent aucune des règles qu’il tenait, autrefois, pour sacrées. Ils coupent la parole aux adultes, ils regardent la télévision à tue-tête, ils ne font pas leur lit le matin, ne débarrassent pas la table, ils s’invectivent toute la journée. Le cas échéant, ils censurent les propos grand-paternels, jugés inadmissibles (entendez réactionnaires), sur toutes les questions qui touchent à la politique ou à la vie de la cité.

En revanche on souligne volontiers qu’ ils travaillent très bien à l’école .

La plupart des parents et des grands parents sont invités à communier dans l’admiration de leurs bambins sous prétexte que ces derniers connaissent le maniement d’un ordinateur. Mais personne ne rappelle qu’une saine éducation consisterait à savoir plutôt juger de son usage. Or, pour juger du bon ou du mauvais usage des machines est-il utile de savoir s’en servir ? Evidemment non.

Hélas, les machines ont gagné. Elles nous ont mené à l’avènement d’une société où le jugement, le savoir, ont été progressivement remplacés par la compétence.

La compétence n’est jamais intuitive, humaniste, morale. Elle se soucie peu de l’absolu. Elle est toujours relative (à une tâche, un outil, un procédé). Au royaume de la compétence, le savant n’est pas philosophe mais opérateur. Le fait qu’il soit âgé de vingt-deux ans n’est pas un handicap, au contraire

Dans tous les domaines qui appartiennent à la technologie ou qui en dépendent ( combien lui échappent ?) l’adulte d’âge mûr a perdu en trente ans devant ses enfants tout prestige, toute valeur, tout magistère, parce qu’il est nul comme opérateur.

Partout, on affecte de croire que la méconnaissance d’une technique interdit de juger de son usage. C’est un peu comme si, sur un navire, la salle des machines décidait de la route à suivre. Le commandant descend périodiquement dans les soutes pour se féliciter de la compétence de ses hommes , mais il ignore que là-haut, les icebergs se multiplient.

Depuis vingt ans, toute la société s’est réorganisée autour des aptitudes technologiques de la jeunesse . Cette dernière a inventé et imposé un langage officiel que la moitié de la population ne comprend pas. Dans les banques les costumes gris ont laissé les clés à leurs traders de vingt-cinq ans, les opérateurs ont envahi tous les domaines d’activité, l’efficacité à digérer la nouveauté est devenu le critère principal de la valeur dans le travail.

Le centre de gravité de l’argent a suivi. Le fait que deux des cinq hommes les plus riches de la planète, Paul Allen et Bill Gates, se soient hissés au pinacle à trente ans après avoir assemblé de l’électronique dans un garage, a beaucoup frappé les esprits . Pour commencer il a légitimé l’assurance et le culot de leurs jeunes contemporains.

Hélas les trois-quarts des enfants sont encore élevés par des gens modestes, simples, d’une incompétence totale en matière technologique, et dont les vertus appartiennent trop à l’ancien monde pour garder le moindre prestige . Ne parlons même pas de la vieillesse qui est par définition sans attrait à leurs yeux . Parlons plutôt de ces gens d’âge moyen, héritiers du monde ouvrier, chez qui les valeurs dites traditionnelles s’imposaient encore naturellement il y a une génération : effort, honnêteté , résignation morale à n’être qu’un tâcheron, sacrifice de ses propres aspirations au bénéfice de ses enfants ou de la communauté. Tout cela est aujourd’hui balayé par le discours inverse : gagner plus en travaillant moins (voire pas du tout), jouer les rebelles, s’accomplir à titre personnel, ne jamais « se faire avoir », voilà les nouveaux préceptes .

Tout est organisé pour que le père à l’ancienne mode comprenne qu’il est un pauvre type : il est d’ailleurs le premier à en convenir devant ses enfants. La noblesse du travail, à quoi il croyait naguère, a fini méprisée. On peut désormais douter de l’existence même de la classe ouvrière   . La complainte de l’ouvrier quinquagénaire est désormais « surtout ne faites pas comme moi, j’ai été trop bête ».

Pour se faire admirer de son fils, il y a de meilleures façons .

(La gravité de ce qui précède doit être multipliée par dix s’il s’agit d’une famille issue l’immigration récente, notamment en provenance d’Afrique ou du Maghreb -qu’on ne me demande pas pourquoi les vietnamiens sont élevés autrement, je n’ai pas d’explication. Ces parentsd largués, souvent chômeurs ou vivotant de petits emplois non déclarés, dépassés jusque dans l’usage de la langue ne sauraient être admirés par leurs enfants. Au moins ont-ils gardé la ressource de distribuer quelques gifles. On les craint physiquement sans leur garder aucune estime. La honte de leur statut misérable est souvent source de violence entre enfants dans les cours d’immeubles. Chaque allusion à la déchéance parentale est vécue comme une humiliation mortelle . Les bagarres les plus sanglantes ont pour prétexte les allusions à la famille. L’ignorance honteuse de ceux qui viennet du bled, leur ambition irréaliste pour leur progéniture, obligent les enfants à mentir sur leurs résultats dans des proportions absurdes, et à dissimuler une existence quotidienne faite de trafics et de laideurs, où la névrose naît du divorce entre l’image que leurs parents ont d’eux et celle qu’ils ont de leurs parents).

*

Si le père moderne , las de voir moquer les gens honnêtes, modestes, timides, n’est pas le premier à se blâmer devant ses enfants, la mère s’en chargera.

Combien de femmes vraiment à la page consentent à ménager le prestige paternel ? Combien gardent, envers le monde masculin, un semblant de neutralité ?

La publicité pour sa part y a renoncé. Parmi les scènes de famille qu’elle décrit, une proportion effarante de films ridiculise l’image du père tous les jours depuis vingt ans. On voit une fillette éprouver la crédulité de son géniteur, et le mépriser d’un haussement d’ épaules. On voit une mère dire à sa fille de douze ans : «  Je ne sais plus quoi faire de ton père ». On voit un pauvre type prendre sa propre jeunesse pour exemple devant deux enfants qui lèvent les yeux au ciel. On voit un père Noël fraîchement tombé de sa cheminée, menacé par des gamins parce qu’il n’a pas apporté les cadeaux souhaités.

Au cinéma et dans les feuilletons le père est celui qui prétend tout savoir mais qui ne sait rien. Celui qui affiche l’ autorité, mais qui ne la possède pas. Si ses enfants gardent une tendresse pour lui malgré ses colères, c’est celle que l’on consent aux naïfs.

On assiste à l’apparition d’une paternité navrante à qui l’ on ne peut même pas en vouloir. Son acte de naissance remonte à 1955 , année de la Fureur de vivre , le film mythique de Nicholas Ray. Le jeune héros incarné par James Dean est sermonné par son père qui lui demande : que me reproches-tu ? Le pauvre garçon se raidit, le toise d’un air douloureux et renonce à lui répondre : car ce père qui lui parle est affublé d’un tablier de ménagère. Il est trop visiblement issu de la société du presse-purée.

C’est elle qui est en train de produire à son insu la jeunesse la plus maussade et la plus méchante de la terre. Dans le film, la détresse du jeune héros se traduit par une autodestruction . De nos jours ce garçon prendrait un fusil d’assaut pour tuer dix-sept de ses compagnons de collège en visant les sportifs, les fayots et tous ceux qui témoignent niaisement de leur appartenance au groupe , afin de les punir, pour avoir manqué d’exigence dans la définition de leurs modèles.

Les autres cherchent toujours les leurs. Ils cherchent à qui ressembler, de qui se montrer dignes.

Nous verrons les modèles qu’on leur propose. Examinons d’abord ceux qu’on leur défend.

L’un des premiers modèles défendus est celui de la religion . La religion est devenue maudite . La chrétienne, au premier chef, parce qu’elle place au cœur de son dispositif théologique la figure du père, sur laquelle sont fondés les empires, les royaumes, et les familles. La société occidentale toute entière s’est arrangée pour supprimer toute référence à la transcendance qui fonde l’ordre terrestre en prétendant le légitimer au nom d’une morale éternelle. Il n’y a plus de représentants de Dieu sur la terre, il n’y a plus que des menteurs et des cyniques qui se servent du divin pour abuser le peuple. Les démocrates chrétiens sont des hypocrites, les collèges religieux des pépinières d’oppresseurs, et l’église catholique un repaire de pédophiles.

Un dernier mot là-dessus (un mot de bon sens s’il est encore permis). Que de jeunes hommes, troublés par les préférences que leur a infligé la nature , se réfugient à vingt ans dans le mysticisme et l’abstinence explique qu’on trouve davantage de pédophiles chez les prêtres que dans la société civile. En dénonçant publiquement ceux qui n’ont pas réussi à juguler leurs tendances, on jette le doute sur les autres qui sont parvenus à les refouler, et qui exerçaient, peut-être, un magistère remarquable. La publicité donnée aux procès anti pédophiles dans la prêtrise est donc un attentat délibéré, récurrent (un de plus), contre l’image du père.

Même les libérateurs du peuple ont éradiqué dans leurs propres rangs, par d’autres moyens il est vrai, la tentation paternelle. En France pendant quatorze ans un président Socialiste s’est arrogé les prérogatives d’un père de la nation à l’Africaine. Or par une autocensure incroyable ses zélateurs, thuriféraires, électeurs, ministres et biographes n’ont jamais pu se résoudre à l’appeler papa. Ils l’ont nommé Tonton . Désormais chez les communistes quand on brûle le portrait de Staline ou de Mao, quand on souligne la décrépitude de Fidel Castro, on ne fait rien d’autre qu’obéir aux pulsions parricides venues de la révolution française. Dans les années 70 l’attitude en vogue consiste à communier dans le ricanement à propos de tout ce qui prétend s’élever, énoncer des préceptes, définir une règle de vie ou des principes.

Admettons-le, les figures de la sagesse ont beaucoup éprouvé notre patience. Des deux côtés, droite ou gauche. Les François Mauriac, Martin du Gard, Jacques Maritain, Lanza del Vasto et Emmanuel Mounier, Saint Exupéry, mais aussi les Malraux, Romain Rolland, Jules Romains, et toutes les grandes consciences de la résistance, tous les staliniens aveugles etc ont engendré, par leur jobardise, un refus du père très général. Mais aucun d’eux n’aurait prévu que l’affranchissement pût mener à la barbarie . Désolé nous y sommes .

Dans une famille, quand la figure du père s’est retirée trop tôt, trop vite, les enfants finissent par se battre pour retrouver la hiérarchie dont on les a privés. Ce phénomène chez nous est non seulement imminent mais il est à l’œuvre . Dans les relations internationales il devient un constant sujet de souci comme nous le verrons.

En attendant, revenons au vieux monsieur qui fut l’objet d’une agression dans le train. Sa mésaventure, son portrait physique et moral, en font à mes yeux le héros d’une parabole.

Ce vieux monsieur a grandi dans une famille d’artisans-bouchers d’un petit village de l’Est parisien. Elevé par un veuf, il a toujours été bon élève. Il est devenu médecin sans rompre avec son milieu. Quand il s’est marié, il n’a jamais subi la révolte de ses enfants. Il possède une maison où, fait rarissime, son père puis son beau-père ont fini leurs jours. Ses enfants lui rendent visite chaque semaine. Il ne s’est pas éloigné de son village natal de plus de cent kilomètres . Sa progéniture non plus.

A présent, voyons le profil de la brute de seize ans qu’il a mise au monde et qui rôde autour de sa maison pour le punir d’être allé aux flics. Ce Steve est le fils d’un ouvrier établi à Strasbourg ( avec une autre femme que sa mère). C’est à peine si l’enfant voit son père tous les deux ans. Dans sa famille, en deux générations on compte trois nationalités. Deux de ses cousins sont en prison. Ses frères sont « suivis » par l’action sanitaire et sociale. Ils ne font rien à l’école (en dépit de ce que prétend leur mère) sont incapables de se concentrer, mais ne sont pas mécontents que l’attention générale soit concentrée sur eux. Pour un peu, ils la susciteraient en mettant le feu exprès aux voitures du quartier. La mère est seule et dépressive, elle écrit des lettres à une famille lointaine que ses enfants ne voient guère. Tout le monde a débarqué à Paris il y a quinze ans dans l’espoir d’une vie meilleure. Non seulement la vie n’est pas meilleure, mais celle de leurs voisins est devenue insupportable.

Steve, ayant retrouvé l’adresse du vieux monsieur dans son cartable, trouve expédient de faire appel à trois mineurs de sa connaissance pour le punir d’avoir alourdi son dossier « aux flics ».

Le harcèlement durera six mois, avec dégradations méthodique de la voiture, crachats, jet d’ordures dans le jardin, menaces avec gestuelle du type couteau sous la gorge, etc. Le fils du médecin, ayant saisi l’un des enfants au collet, sera molesté. Nouvelle plainte. Redoublement de haine, (du côté des agresseurs cela va de soi, car désormais le principe de la double peine est surtout appliqué par les voyous : celui qui ose protester après avoir été malmené encourt des représailles).

La mère (dont, rappelons-le, notre médecin accoucheur a mis tous les enfants au monde), répond qu’elle ne peut rien imposer à ses fils, elle n’en a ni la force ni l’autorité. On découvrira plus tard qu’elle est battue par son fils aîné. Sans doute a t-elle été rassurée d’apprendre qu’aux Etats-Unis entre 10 et 14% de parents l’étaient aussi. Interrogés par les services sociaux, le plus violent et le plus âgé de ses fils, le fameux Steve, mentionnera au cours d’un entretien la raison profonde de son animosité à l’égard du médecin : c’est un vieux, c’est un bourgeois, c’est un riche, (et il lui a donné la vie, circonstance probablement aggravante car cet homme fonctionne comme un substitut du père absent).

Tous les éléments de la parabole sont réunis. La situation met aux prises deux familles, genre Capulet-Montaigu. L’une pratique l’ordre que l’on jugeait naturel il y a quelques décennies . Les enfants, parents, grands-parents se connaissent, se fréquentent et jouent le rôle que la nature leur a dévolu (le grand-père jouit d’un prestige aux yeux de son fils et le fils aux yeux de ses enfants).

Dans l’autre famille, un père arraché à sa région d’origine multiplie les foyers de rencontre, engendre des enfants qu’il ne connaît guère, élevés par des femmes dépassées et privées du secours de leurs oncles ou de leurs frères dont elles ont été séparées par la mobilité du travail . Toutes les formes d’autorité paternelle ont disparu ou sont récusées autour d’eux par le système de pensée qui vient d’être décrit : la télévision, le cinéma, la chanson, la rumeur de la rue leur montrent sans cesse des pères au rabais. Ces pères en blouson ressemblent aux éducateurs à qui la jeunesse turbulente a désormais affaire . Ils disent « j’veux dire, c’est clair », mais ils ne disent rien et leur discours est très loin de la clarté.

Dans ce contexte, un vieux médecin européen à moustache blanche qui porte une cravate et qui ose traiter les voyous sur un ton d’instituteur fait figure d’exception . L’adolescent « en recherche » devait nécessairement se mesurer à lui.

C’est ce qu’il a fait . L’ aimable Steve harcèle l’homme qui l’a mis au monde non seulement parce qu’à défaut d’un vrai père, l’accoucheur détient une clé du mystère de son origine, mais aussi parce que le vieil homme représente, dans sa jeune existence, la seule autorité qui lui eût résisté.

Les recettes du harcèlement, les modalités du passage à l’acte, l’imagination quotidienne du mal, les mille manières de nuire à son prochain, de l’intimider, de l’effrayer tout cela lui est fourni, prêt à l’emploi, par la télévision, le cinéma et les jeux vidéo Car le système social occidental ne se contente pas d’altérer toujours davantage la perception de l’autorité, de faire douter de la morale, il donne des armes, des arguments, des idées à ceux qui veulent la combattre. Il banalise et légitime l’irrespect, la cruauté, le vice dans des proportions qui n’ont jamais eu aucun équivalent dans l’histoire.

Le marchandage naturel auquel on assistait naguère dans les familles entre enfants et parents se résumait naguère à une question bénigne : jusqu’où peut-on aller sans recevoir une gifle ?

Faute de réponse il a pris chez nous des dimensions criminelles et des proportions continentales . On est passé de la gifle à l’arme de guerre. Quand un père de famille vient défendre son enfant aux prises avec des voyous dans la rue, il est traité par eux comme une fourmi noire égarée parmi les fourmis rouges : dévoré, dépecé par vingt individus en même temps.

A cause de qui ? Examinons le type d’imaginaire social introduit au nom du profit immédiat par les imbéciles historiques et voyons ce que les marchands vendent depuis trente ans aux enfants « en recherche ». Nous comprendrons pourquoi ces derniers n’ont jamais trouvé .

Les propriétaires du discours ont tellement dévalué la fermeté, ont tellement tourné en dérision la sagesse et l’autorité morale, ont tellement promu le modèle de l’homme en peluche qui ne sait pas où est la vérité, qu’un surhomme est né au cinéma.

A quoi ressemble t-il ? Il est tout le contraire des êtres faibles, raisonneurs, libéraux, mesurés qu’on voit traverser le cinéma des années 70. Cet homme est une brute puérile, qui ne sait pas s’exprimer, qui n’inspire pas le respect mais qui sait l’ intimer. Qu’il s’agisse de Rambo ou de ses nombreuses imitations, Bruce Willis, Mad Max, etc en dix ans le modèle masculin idéal est revenu à la barbarie avec une effroyable candeur. La brute couverte de muscles et cachant mal une blessure intime, le Quasimodo amoureux d’une Esméralda de fast-food et faisant payer à tout le monde son désir de pureté bafoué, voilà le nouveau profil.

Les imbéciles historiques ont non seulement, par leur faiblesse, accru chez les jeunes le goût du défi mais l’ont accentué par toutes sortes de produits ultra-violents dont la seule excuse à leurs yeux est qu’ils ont été conçus par et pour la jeunesse.

Le jeu vidéo me servira d’exemple : il est le symptôme-clé qui dessine l’avenir, celui qui réunit toutes les caractéristiques et dévoile toutes les tendances du nouveau fascisme. Mais surtout il faut se souvenir qu’il est défendu, promu, financé par de grands libéraux, pour qui le mal suprême est resté la bête immonde de Bertold Brecht .

Ces gens qui défilent contre l’extrême droite achètent au supermarché, à leurs enfants de treize ans, des jeux où l’on torture ses adversaires. Depuis plusieurs années la bête immonde vit chez eux sous l’escalier . Leur fils la nourrit tous les jours en silence.

Dans les années 90, une poignée de grandes compagnies, mesurant l’attrait qu’exerce sur la jeunesse les jeux vidéo qu’on appelle shoot’em all, (tirez sur tout ce qui bouge), a financé de jeunes sociétés et des équipes de programmeurs dont la moyenne d’âge était de vingt-deux ans .

Aux journaux qui les interrogeaient sur cette audace , les financiers, renonçant à toute idée d’éducation, ont fait observer qu’après tout, la jeunesse parlait à la jeunesse son propre langage, lui resservait ses propres fantasmes, et qu’il ne convenait pas d’interférer puisque la recette était rentable (dix-huit millions de consoles vendues en moins de deux ans, c’est l’un des rares marchés dont la progression soit aussi vertigineuse). Voilà qui a permis à des concepteurs à peine plus âgés que leur clientèle de raffiner pendant quinze ans un univers mental particulièrement violent et cruel, où l’on écrase des piétons pour un meilleur score, où la victime vous demande grâce (carmageddon), où des femmes sont dépecées au hachoir (fantasmagoria), où les murs sont constellés de sang (doom, wolfenstein castle, Max Payne etc), où l’on devient le maître des ténèbres luttant contre les forces du Bien (Dungeon Keeper), où l’on trouve des têtes coupées alignées sur la plan de travail d’un médecin fou (), où l’on canarde tout le monde dans la rue (postal, state of emergency, Grand Theft Auto etc), le tout pour une somme extrêmement modique, au supermarché local, entre poireaux et couches-culottes. La facture de la barbarie est obligeamment payée par des parents ou des grands parents ravis de l’aptitude filiale à se débrouiller avec les machines .

J’ai relevé à la volée, sur quelques sites internet où la jeunesse est invitée à se prononcer sur l’attrait de ces jeux, des phrases à propos de l’un d’eux dont l’objet est de défaire les forces du Bien) : Génial, drolissime. Les créatures sont superbes et originales. Personnellement, ma salle préférée est la salle des tortures. M.B. , 12 ans, Sainte Foy les Lyon, France. J’ai adoré ce jeu car j’aime bien torturer les héros et qu’ être dans le rôle du mal est très rare A.R, 14 ans, France.

Vous serez enchanté… allez envahir l’ennemi, décimez ses troupes, torturez vos prisonniers, tout cela à loisir. Sam (âge non précisé.

 

Question : Pourquoi jouez vous à Dungeon Keeper ?

Parce que les méchants y sont les héros.

Parce que les héros y sont les méchants.

Parce que la Dark Mistress pousse des petits cris excitants.

Parce qu'on peut tuer des poulets d'une seule main.

Parce qu'on peut enfin torturer ces pédales d'elfes.

Parce qu'on peut torturer ses propres créatures.

Parce qu'on peut torturer tout ce qui bouge.

Parce qu'on emprisonne à tout va.

Parce qu'on peut laisser des personnages mourir de faim en prison.

Parce que les Demon Bile pètent bruyamment.

Parce que les cadavres jonchent le sol.

Parce qu'on peut baffer qui on veut quand on veut.

Parce que les créatures meurent outrageusement dans de longues gerbes de sang.

Parce que les créatures se nourissent de poulets vivants.

Parce qu'on torture l'Avatar d'Ultima à la fin du jeu.

Parce que c'est immoral.

Parce qu'on sacrifie lâchement de pauvres créatures, sans motif.

Au jour où j’écris ces lignes, les deux jeux qui figurent en tête des ventes en Amérique, se nomment Grand Theft Auto 3 et State of Emergency.

Dans le premier, un malfaiteur se déplace dans une ville nommée Liberty city, (sans doute afin de mieux nous laisser comprendre combien la liberté générale est proche de la tyrannie absolue). La ville est quadrillée par sept mafias ethniques dotées d’armes de guerre. Le but du héros n’est pas de les combattre, mais de servir le plus offrant contre les autres. Il dérobe des voitures, les casse, en tue les conducteurs pour prendre le volant. Ses missions consistent à supprimer des ennemis sur l’ ordre d’un parrain qui récompense chaque mauvaise action d’une tape dans le dos et d’une mallette de dollars. Le joueur a le choix des armes et des moyens. Il peut corrompre, trahir, tirer d’une fenêtre, faire tomber la voiture d’une victime dans un ravin, détourner des taxis l’arme au poing, tuer de simples passants, assassiner des policiers, etc.

La ville du deuxième jeu (produit par les mêmes studios écossais) se nomme Capitol City. Elle est gouvernée par une oligarchie de type fasciste, ce qui permet de légitimer la suite : une garde de résistants nommée Freedom lance la guerre civile. Elle a pour mission d’assassiner des membres du parti au pouvoir, de plastiquer des bâtiments, de terroriser les institutions, de déclencher des affrontements en milieu urbain, au sein d’une population terrifiée qui court en tous sens et dont on se défait en tirant dessus dans les lieux publics. Le mode « chaos » du jeu jette le masque. Il ne s’agit même plus de sauver la démocratie (tâche qui a généralement bon dos) mais de tuer le plus grand nombre de civils dans les supermarchés, les bureaux de poste, les parkings pour marquer des points . L’arsenal mis à la disposition du joueur comprend une matraque, un poignard, une hache de pompiers, un pistolet, un fusil-mitrailleur,un lance-roquettes, des grenades et des cocktails-molotov. On peut (nous précisent obligeamment les journaux spécialisés) achever un blessé à terre et s’acharner sur son cadavre, le sang giclant à chaque coup de pied. On peut décapiter des passants, brûler un escadron entier au lance flammes, etc.

Ces deux jeux, rappelons-le, occupent le sommet du tableau des ventes en Amérique, loin devant les simulations sportives et les courses de voitures. Quand on sait de quel culte fait l’objet parmi les jeunes névrosés des banlieues françaises, le film Scarface et son héros Tony Montana, la conjonction de ces indices est un sujet d’effroi.

Scarface (qui s’inspire de façon très lointaine d’un vieux film) raconte l’ascension d’un émigré cubain dans le Miami des trafiquants de drogue en 1983. On y voit, entre autres scènes (dont la Banlieue, répétons-le, fait explicitement ses délices), un homme que l’on découpe vivant, à la tronçonneuse, dans une chambre d’hôtel. Le cinéaste de cette ignominie, Brian de Palma, reste l’un des plus honorés dans le monde. Son scénariste pour ce film, un psychopathe nommé Oliver Stone, a signé quelques année plus tard l’ineffable « Tueurs nés », description sans morale d’une équipée sanglante où l’on assiste aux mêmes scènes que dans State of Emergency mais cette fois dans la vraie vie: des gens hachés sur place au pistolet-mitrailleur, par des tueurs impassibles, dont les exploits ont été explicitement réédités en France par un couple de jeunes parisiens. La jeune femme a survécu. C’est une nommée Florence Rey. Elle nous a été présentée par une partie de la presse et par un jeune écrivain provocateur (lequel lui a consacré une « ode ») comme une héroïne romantique.

Quelques années plus tard encore, un film a fait le tour de la planète qui présentait une attaque au fusil-mitrailleur réalisée par trois personnages en trench-coat, vêtus de noir, fusillant systématiquement gardes et policiers dans un décor de marbre gris qui vole en éclats autour d’eux. Le film s’appelait Matrix. Pour quiconque a pratiqué les jeux vidéo et notamment la série qu’on désigne sous le nom de Doomlike la correspondance visuelle était évidente et immédiate : il s’agissait d’un « shoot them all », d’un « tuez-les-tous ». Le public ne s’y est pas trompé.

Les étudiants du collège Columbine (Colorado) non plus. Ils ont dû éprouver une fugace impression de déjà vu lorsque deux jeunes membres de la « mafia des trench-coats », vêtus de manteaux noirs qui leur battaient les mollets, ont laissé quinze morts sur le carrelage un matin de novembre.

Que veux-je prouver ? me dira t-on avec agacement, on sait tout cela. Personne n’attendait mon tour de piste pour se douter qu’il existe un lien entre la violence représentée et le passage à l’acte. Même les psychiatres, longtemps réticents, commencent à l’admettre.

Pour l’instant j’entends seulement illustrer le cynisme des financiers qui jettent les clés de l’industrie de l’imaginaire à des gamins de vingt ans comme ils l’onf fait naguère pour la pop music en leur disant : Bah, la jeunesse sait mieux que nous ce qui convient à la jeunesse ! C’est - au nom du marché - la négation même du principe d’éducation qui consiste à persuader la jeunesse d’écouter ses aînés (quitte d’ailleurs à ce qu’ils ne suivent point leur exemple).

En moins d’une génération tous les aînés auront été muselés au nom de la liberté de parler. Cela mène à la disparition de la morale immédiate, laquelle n’a rien à voir avec l’ « ordre moral » dont les libéraux se moquent en retroussant dédaigneusement les babines : la morale immédiate consiste à éviter que la jeunesse se ronge la patte comme les lièvres pris au piège. La morale immédiate dissuade les adolescents de rêver de carnage ou de casser des vitrines. La morale immédiate ne relève pas de la philosophie, mais de l’ordre public. Elle protège un droit fondamental, celui de ne pas être arraché à soi-même par la violence et la peur, dans une société qui fabrique des névrosés avant l’âge de raison. La morale immédiate ne se soucie pas de savoir qui dort avec qui : elle essaie de lutter contre l’insomnie.

La convoitise à courte vue qui caractérise le monde de l’argent depuis la guerre a produit le paradoxe d’une société riche et tranquille qui vit toujours davantage sur le sacrifice de ses enfants et précipite le sien. Une société qui laisse tourner, importer et vendre des bluettes du genre American Psycho (livre et film dont le héros déclare crûment qu’il adore pratiquer la vivisection sur des jeunes femmes ramassées dans la rue) a t-elle le droit de donner des leçons aux tortionnaires des nations en guerre ? Une société où l’on tourne une traversée de Paris à deux cents à l’heure, pour un film qui fait dix millions d’entrées (Taxi) a t-elle le droit de se plaindre que des voyous fassent la course le samedi sur les bretelles d’autoroute ?

On sait depuis longtemps qu’elle blanchit l’argent qui la ronge. Il est temps de s’apercevoir qu’elle finance aussi les démons de sa progéniture .

Avant de dresser le portrait de la meute et puisqu’il s’agit d’une caricature vouée, par sa ressemblance brutale, à frapper les esprits, parlons des démons de la jeunesse. Parlons-en au sens propre. Il ne sera sans doute pas indifférent au lecteur d’apprendre que les assassins du Collège Columbine appartenaient à la mouvance Gothique, un mouvement qui dans la jeunesse américaine se flatte d’entretenir avec le diable un rapport fraternel pour ne pas dire filial. (Et s’il n’est pas juste de dire filial, c’est précisément parce que dans la symbolique biblique, le démon est avant tout celui qui est en rupture, en défaut de filiation, et qui cherche à rameuter la fratrie humaine contre le père éternel). Le folklore gothique chez les jeunes mâles américains se traduit par un vêtement noir, un désir de se faire remarquer , d’afficher un caractère inquiétant, taciturne et résolu (soit le contraire du modèle masculin idéal en Amérique qui prône la gentillesse, l’ouverture, le doute, le sourire permanent et le sportswear bariolé). Afin de montrer qu’ils ne veulent pas ressembler au modèle honni, les futurs meurtriers du collège Columbine réalisent donc, lors d’un travail scolaire, une vidéo gothique et provocante que leur professeur refuse de présenter à la classe.

Leur provocation exigerait du pouvoir une réponse brutale. Or le professeur ne veut pas fournir lui-même. (Le dossier que j’ai consulté en anglais ne permet pas ce savoir si ce teacher était un homme ou une femme, mais dans le cas d’une femme il est probable que le besoin de brutalité dans la réprimande n’aurait pas été comblé . Dans l’adolescence les jeunes hommes veulent se mesurer avant tout à des hommes.

Le professeur , au lieu de faire ce que les deux jeunes gens attendent de lui, c’est à dire au lieu de se fâcher, de réagir, de menacer, de montrer une autorité quelconque, se défait de son obligation sur la police, à qui il envoie la cassette. Or le film ne contient rien de légalement répréhensible. En revanche son contenu légitimerait une paire de claques et trois dimanches de retenue mais la mode aux Etats-Unis est d’envoyer les teachers au tribunal pour une gifle et les heures de colle y seront bientôt passibles de la Cour Suprême.

La langue anglaise ne permet pas de savoir non plus, à la lecture du dossier, si l’officier de police qui s’est rendu au collège après l’incident était un homme ou une femme. Aux Etats-Unis on ne fait pas la différence. Dommage. Les adolescents mâles, répétons-le, en font une. Mais en Amérique, l’amour-propre des femmes a pris le pas sur les règles qui président, dans la nature, à la construction des jeunes hommes. On a donc remplacé les habitudes sociales qui relèvent de l’intimidation et de l’affrontement par le juridisme et le prêchi-prêcha. C’est un exercice dans lequel les femmes excellent. Hélas, il est impuissant à prévenir la violence . En vérité il l’attise . La suite en donne la preuve.

L’officier de police envoyé au collège réunit toute la classe sous l’œil du professeur. Et là, au lieu de se mesurer directement aux deux provocateurs dans la salle, il dilue ses remontrances, en s’adressant à certains qui.. à ceux qui.. etc. Bref, il se livre à une séance de morale générale à propos du Gothisme, et s’en va, laissant les deux coupables affaiblis et humiliés, devant le groupe qui les rejetait déjà.

En d’autres termes, aucune réaffirmation de la hiérarchie n’est intervenue. Le policier n’est pas venu dire « si vous continuez, vous aurez affaire à moi ». Il laisse entendre que les coupables s’exposent à la réprobation du groupe qu’ils haïssent déjà, et dont ils sont déjà prisonniers.

Les adultes, au lieu d’assumer leur rôle qui est de rappeler la hiérarchie par la contre-attaque, par la réaction au sens politique, se réfèrent, devant ces deux garçons, à une vague morale, et laissent les adolescents réinventer leur hiérarchie entre eux .

La classe prend donc doublement en aversion les deux jeunes gens, coupables de n’être pas dans le moule et désignés comme tels. Pour justifier cette originalité, pour manifester leur besoin d’être admirés, pour être reconnus malgré elle, ou à cause d’elle, ils méditent un plan d’Erostrate . Trois semaines après, ils l’exécutent.

Ils massacrent tout le monde. Ils cherchent leurs victimes une à une parmi les plus représentatives des valeurs grégaires auquel ils s’opposent : les sportifs au premier chef . Il crachent leur morgue de mâles redevenus dominants, ils tuent leurs rivaux dans le groupe en allant les chercher sous les tables, en poussant de grands rires , précise le rapport, et en plaisantant sur la cervelle des prétendus caïds qui jonche le sol.

Ces rires, cette dérision sont ceux du déni de filiation, du déni d’autorité, de l’absence ce hiérarchisation qui rendent fou. Cette violence est la version grotesque, monstrueuse, génétiquement aberrante, de la paire de claques que personne ne leur a donnée dans l’ enfance parce qu’elle eût envoyé leur professeur en correctionnelle, déclenché les protestations des associations, fait intervenir les psychologues à la télévision, etc. Le jeune Eric, fils de pilote militaire, avait été rejeté des cadets de l’armée pour raisons de santé à l’époque où il cherchait quelqu’un ou quelque chose à qui se mesurer.

L’acte a été commis le jour de l’anniversaire d’Hitler. Dans une note posthume, le même Eric a dit explicitement qu’il ne fallait chercher aucune explication dans ses préférences musicales ou vestimentaires, et que tout était de la responsabilité des parents et des professeurs (non des siens, à qui bizarrement il rendait hommage, mais de ceux des victimes, responsables d’avoir laissé leurs enfants le « ridiculiser ». Il entendait que la leçon pèse sur leur vie entière et prévenait que son cas serait suivi de bien d’autres.

Il l’a été, et il le sera.

Robert Steinhäuser, élève de Terminale, a tué en avril 2002 treize de ses professeurs dans la petite ville d’ Erfurt en Allemagne. Dépassé par les exigences du système scolaire, élevé par sa mère, ce garçon n’a pas laissé de lettre, mais il adressait à la société entière, par son acte, un message implicite dont la brutalité invite à réfléchir . Grossièrement, sa teneur était : « Personne ne se soucie de ma valeur, je vous inflige une punition pour votre indifférence. Et puisque je n’ai aucune valeur, je m’inflige ma propre punition en retournant l’arme sur moi.

Cette tragédie a t-elle obligé les psychologues à revoir leurs conceptions sur l’innocuité du divorce, sur la démission parentale, sur l’éviction des pères, sur l’émasculation de l’autorité à l’école et dans la société ?

Pas du tout. Elle a réveillé les Tartuffes de l’Europe entière sur le thème : comment renforcer la législation sur les armes à feu ? Autrement dit, plutôt que de réduire la fracture, on a refait le pansement.

Il est probable qu’un jour ou l’autre, dans tout le monde occidental, l’usage officiel des armes à feu sera aussi règlementé, prohibé, fustigé, éradiqué par les textes que l’est aujourd’hui celui du tabac. Nous verrons donc prospérer un commerce d’armes de contrebande aussi florissant et cynique que celui des cigarettes qui se développe aux marges du monde développé en Afrique et dans les Balkans. Le nombre d’assassinats sauvages et de massacres par fusillade ne diminuera donc pas . Mais la conscience des imbéciles historiques sera apaisée devant l’opinion pour quelques années supplémentaires. Et quand bien même on parviendrait à tarir le flot des armes de contrebande, il restera toujours aux désespérés la ressource de se faire sauter dans la foule ou de précipiter une plaque de béton sur un train à grande vitesse.

Autre détail intéressant : l’auteur de la tuerie allemande n’était pas seulement membre d’un club de tir, il était aussi fort amateur d’un jeu en réseau nommé Counter-Strike, lequel a pour objet de faire feu dans un couloir sur tout ce qui bouge selon le même principe que les jeux mentionnés plus haut. La main du joueur armée d’un magnum apparaît au premier plan de l’image et ses assaillants tombent les uns après les autres dans une mare de sang.

500 000 personnes dans le monde se connectent chaque jour au serveur internet qui régit ce champ de bataille imaginaire. Le distributeur du jeu en Allemagne, Vivendi Universal Interactive Publishing, est au cœur même de l’imbécillité historique . Il en tire de très grand profits tout en sciant, méthodiquement, la branche dont il ramasse les fruits. Un tel géant du loisir peut en effet laisser, pendant une génération, les enfants se tirer dessus dans des villes de cauchemar , précipiter des voitures contre des trains ou des avions contre des tours, il vient un moment où le groupe financier qui produit ces divertissements est menacé lui-même par leurs implications sociales. Les avions percutent réellement les tours. Les cinglés dégoupillent réellement des grenades dans le métro. Les imbéciles historiques qui habitent dans des immeubles gardés par des vigiles, tout en diffusant des jeux ou où les vigiles sont tués à bout portant, commencent vraiment à perdre le sommeil.

A moins qu’ils ne changent de bord au dernier moment, en finissant par restaurer la discipline générale à coups d’investissements massifs et au nom de l’ordre public. En d’autres termes ils sont donc prêts à financer le retour à l’équilibre qu’ils ont si gravement compromis, quitte à nourrir l’excès inverse : si la rentabilité de leur groupe passe par une réduction draconienne des libertés individuelles ils n’hésiteront pas. Si l’argent décide de remettre de l’ordre, les milices seront légion.

*

Au cours des six mois qu’a duré l’affrontement de Steve et du vieux médecin, pendant cette guerre de positions émaillée d’escarmouches verbales et d’embuscades physiques, le profil de l’agresseur est ressorti, comme disent les spécialistes. Le commissariat et le juge pour enfants ont brossé du jeune homme un portrait suffisamment précis pour que le médecin essaie de se forger une opinion , avant de me la livrer.

D’abord il lui a semblé que les trois ou quatre adolescents qui venaient de temps à autre punir sa famille et rayer sa voiture le faisaient plus volontiers quand ses propres enfants lui rendaient visite.

«  Il en voulait spécialement à mon fils, il avait repéré ses habitudes, et il le provoquait comme un rival » , m’a confié le vieux monsieur .

Ensuite la mère a pu témoigner devant le juge pour enfants que Steve répondait depuis son plus jeune âge à la définition de l’enfant-tyran . Définition que j’ai, pour les besoins de cette péroraison, trouvée dans le compte-rendu d’une « table ronde » des entretiens de Bichat sous le titre « comportements tyranniques ou oppositionnels ».

Ils obligent, nous dit un médecin de l’Hôpital Robert Debré, « les parents à réaménager leur existence en fonction des désirs de l’enfant, inversant ainsi les rôles traditionnels de chacun à l’intérieur de la famille ».

D’après la confession que sa mère a faite au juge , Steve, aîné de trois fils, avait disposé de tout ce qu’un enfant peut souhaiter. Elle devançait ses désirs, l’interrogeait avant le repas sur ce qu’il voulait manger, lui demandait quel programme de télévision il préférait, quels sports il voulait pratiquer, s’il avait envie ou non d’apprendre la musique, etc. Steve avait renoncé à pratiquer la natation dès l’âge de dix ans au motif que le prof était nul. En vérité le principal défaut de ce professeur est qu’il exigeait des résultats. L’enfant avait l’habitude d’être sans cesse complimenté avant d’avoir donné satisfaction , par une mère dont l’amour-propre n’admettait pas que sa progéniture pût rencontrer des difficultés à réussir aussi bien que les autres. Comme beaucoup de femmes névrosées, elle était extrêmement sourcilleuse, dans leur petite enfance, sur les inégalités de traitement à l’école. Après quelques années elle flattait ses fils dans l’idée que les différences de notation trahissaient avant tout un favoritisme des professeurs au bénéfice des autres élèves .

Steve avait aussi essayé d’apprendre la musique. En vertu des principes maternels qui se résumaient à la phrase « y’a pas de raison », il avait bénéficié d’un excellent professeur de guitare. « Y’avait pas de raison » que son fils n’ait pas les mêmes chances que ses camarades. Après avoir reçu un instrument de professionnel parce qu’ « y avait pas de raison » là non plus, Steve avait abandonné la guitare sans scrupule.

Ses habitudes alimentaires ou vestimentaires étaient strictement codifiées, il ne voulait pas n’importe quelle marque de chocolat le matin, il ne tolérait que trois marques de vêtements, et sa mère courait les magasins pour lui trouver ce qu’il exigeait. Sa pratique des jeux vidéo, des plus assidue, exigeait un rituel de ménagements de la part de ses frères et de sa mère, laquelle j’imagine avait dû lui acheter toute la gamme des fantaisies sanglantes que j’ai citées plus haut.

A l’âge de quatorze ans, Steve avait commencé à frapper sa mère au moindre prétexte, généralement pour lui demander de l’argent, lequel servait à acheter de la drogue. Il passait des heures à la fenêtre pour repérer les adolescents qui pénétraient son territoire et téléphonait aussitôt aux membres de sa bande pour exiger d’eux une réponse. Dans les quelques cas qui ont justifié l’intervention de la police on s’est aperçu qu’il manipulait expressément une dizaine de ses homologues afin qu’ils « tombent » sur un isolé. Parfois c’est un homme âgé qui subissait leurs intimidations, ou une mère de famille, probablement un substitut de la leur, qu’ils injuriaient devant l’ascenseur ou terrorisaient sur un parking. Ces scènes sont devenues quotidiennes dans certains coins du pays depuis plus de dix ans. On en trouve l’archétype dans un vieux film que les imbéciles historiques appellent désormais culte, les Valseuses . Cette ignominie souriante , cette bluette qui sent le lisier, diffusée dix fois à la télévision française, nous montre deux voyous qui intimident un couple de bourgeois pour leur ravir leur fille sur la route des vacances. Avant cela on les voit suivre une ménagère terrifiée sur un parking et jouir de son effroi. L’acteur Gérard Depardieu incarne avec une jouissance perverse et juvénile le personnage de l’agresseur qui contraste fortement aujourd’hui avec son statut de parvenu sexagénaire . Couvert d’argent et d’honneurs, décoré, cet homme dont la carrière a commencé dans la morgue, le cynisme et la vulgarité a rejoint le camp des imbéciles historiques après avoir servi de modèle et de justification à toute une cour des miracles dont il se garde désormais de fréquenter les descendants, et dont il a préservé (non sans mal) sa propre descendance. Accessoirement dans ce film, symbole même de la lâcheté devant les tentations barbares, la jeunesse se reconnaît des affinités qui dépassent les barrières de classe et qui ont fini par submerger la société entière. La jeune fille que l’on ravit à ses parents est « débloquée sexuellement » (entendez plus ou moins violée ) par les deux compères qui s’en font toutefois une alliée parce que la jeunesse, (si l’on en croit le scénariste), est par définition solidaire contre le monde adulte. Elle réinvente en permanence les règles de sa découverte du monde , elle réorganise hiérarchie et préséances par la violence et le recours à l’instinct.

On est navré de devoir souligner que, selon la thèse de Mme Georgette Mouton, ce thème est le motif d’ouverture de tout déchaînement fasciste . Il n’attend qu’une poignée de circonstances favorables pour se développer sur le mode symphonique. Quand Steve et ses compères tendent une embuscade à un vieux qui sort de sa voiture, quand ils renversent le chariot d’une ménagère devant le supermarché, ils n’organisent pas le désordre. Ils expriment plutôt le désir d’un autre ordre, un ordre nouveau, un ordre pervers, un ordre selon la nature et non selon la culture. Celui où les vieux craignent la jeunesse, les faibles les forts, les isolés la loi du nombre, les disgrâciés la normalité obligatoire, les homosexuels les expéditions punitives, les juifs les arabes, etc. Les professeurs abandonnés par leur hiérarchie en pleine jungle témoignent que  la division ethnique règne partout. Le discours général prône le métissage permanent , essaie d’assoeir le mythe du village planétaire, or les communautés sont de plus en plus circonscrites et les frontières se couvrent de barbelés. Quant au métissage il suffit de voir ce que les films et les jeux nous montrent : le Seigneur des Anneaux, Dune, à la Guerre des Etoiles, les protagonistes de ces superproductions vivent dans un monde tribal où la variété des aspects physiques et des aptitudes répond aux lois d’airain de la génétique, et où le monde se divise de surcroît entre proies et prédateurs.

Ce désir de restaurer un ordre instinctif et brutal fondé sur l’appartenance au groupe se manifeste dans tous les aspects de la vie des bandes. Il rappelle les documentaires animaliers que l’on voit à la télévision. La scène du train dont le bon docteur septuagénaire a été victime peut être interprétée comme une transposition de ce qui arrive aux brebis quand les loups attaquent .

Les voyageurs se rassemblent désormais dans les mêmes wagons non pour se défendre les uns les autres, mais pour diluer le risque d’être celui ou celle sur qui ça va tomber. Les animaux sans défense en usent toujours ainsi, quitte à sacrifier, à l’appétit de leurs prédateurs, les plus faibles, les plus fatigués, les plus exposés d’entre eux. L’élément blessé ou isolé est soustrait par la bande pour être dépouillé ou tué à dix contre un sans le moindre scrupule, si possible avec humiliation préalable. Tous les sociologues des banlieues soulignent que profiter de sa supériorité numérique ne représente plus, désormais une honte pour personne. Dans le cas du viol collectif qui se pratique chez les mineurs, les commentaires parlent volontiers de la « pornographie accessible sur les télévisions à péage », mais personne ne souligne qu’il s’agit avant tout d’un instinct de prédation. C’est la raison pour laquelle aucun code d’honneur ne régit plus la violence à l’extérieur de la bande. Contre l’ennemi, l’étranger, l’autre race, l’autre camp, l’autre sexe, tout est permis, il n’y a plus de règles.

Pendant ce temps que font les imbéciles historiques et les journaux à leur dévotion ? Ils nous parlent des « nouvelles solidarités », ils plaquent un discours lénifiant sur une réalité qui mérite le tocsin. On souligne partout combien la jeunesse est tolérante mais celle qui fait la mode, dans la musique, le vêtement, le discours, n’a que l’insulte à la bouche. Elle s’invective en permanence au nom de la race, du sexe, de l’origine territoriale ou sociale. Il n’est que d’entendre comment les enfants mâles de tous les milieux parlent aujourd’hui des homosexuels. Malgré tous les films, toutes les comédies, toutes les tentatives législatives pour asseoir, par la niaiserie prêcheuse, la normalité des minorités (ou à cause d’elles) la haine est en route. Dans American Beauty, parmi les deux sujets de dégoût de l’adolescent, il y a le couple d’homos et leur pavillon au bout de la rue, et le militaire de carrière qui fait des avances à son voisin.

Ecoutons le chanteur Eminem :

Je suis un criminel, mes mots sont comme un poignard au fil dentelé, que tu sois pédé ou gouine je t’envoie ma lame à travers la gueule, est-ce que je déteste les pédés ? la réponse est oui . Suis-je homophobe ? Non, mec, c’est toi qui es hétérophobe (…) (parodique) Hé, c’est moi Versace, merde un type me flingue, j’étais juste en train de le tripoter c’est pas normal ça.

Mais non je plaisante, j’adore les gays, voilà vous êtes contents ? Désolé les curés, désolé les profs, je suis hors d’atteinte, ma mère non plus ne peut rien contre moi, je pense ce que je veux, et vous savez pourquoi ? Je regarde la télé, le câble, vous ne pouvez pas m’empêcher de penser ce que je veux,  d’aimer ce que j’aime, d’enregistrer chaque année ce que je veux . Chaque fois que j’écris un tube les gens me reprochent de dire ce que j’ai sur le cœur mais je m’en fous. Quand ma mère m’a eu, elle était sous alcool, drogues, enfin n’importe quoi, mais la petite graine est arrivée quand même, l’animal en cage devenu complètement fou c’est moi, non, ne vous moquez pas , comment voulez-vous que je grandisse puisque personne ne m’a élevé ?

A l’intérieur de la bande au contraire, la loi de la meute et du respect mutuel prévaut encore, et même de plus en plus : la violence témoigne d’une nécessité d’asseoir une hiérarchie . laquelle, une fois assise, contribue à pacifier le groupe, jusqu’à la prochaine crise. En défiant ses supérieurs on se voit remettre à sa place ou on la conquiert . Dans les deux cas on la connaît, ce qui est une source d’apaisement et d’estime de soi. On peut seulement observer que cette façon de trouver sa place dans un groupe, pour la mieux définir dans le monde, représente exactement ce qu’on attendait autrefois de la famille. Nous verrons que les groupes paramilitaires en fournissent un autre exemple. Les imbéciles historiques qui ont laissé le discours dériver il y a trente ans vers la remise en cause des hiérarchies intra-familiales, puis des hiérarchies tout court, ne se doutaient pas qu’un jour ils auraient à affronter les enfants de la liberté en quête d’obéissance.

La plupart du temps, les imbéciles historiques découvrent le problème à travers leurs propres enfants qu’ils livrent, par exemple, au racket ordinaire en les envoyant à l’école. Quand le phénomène est apparu tout le monde a fait semblant de croire (ou tout le monde a cru vraiment) qu’il s’agissait pour les enfants de pauvres de se procurer les vêtements de marque qu’ils n’avaient pas les moyens d’ acheter. Hélas, de nombreuses enquêtes ont prouvé que certains enfants de milieux aisés n’hésitaient pas à racketter aussi. Les imbéciles historiques ont tout de suite expliqué ce phénomène par la dépendance à la drogue qui coûte cher et qui oblige à se procurer de l’argent rapidement. Mais aucun n’a consenti à admettre que le racket fonctionne avant tout dans une société perverse comme un code de domination. Il représente une façon de traire psychologiquement son entourage. A travers le racket on opère un marchandage affectif : certains enfants qui ont besoin d’asseoir leur pouvoir sur les autres se servent du vêtement ou de l’objet comme d’un trophée. D’autres, humiliés par le martyre quotidien de ces intimidations, s’en accommodent parce qu’il flatte le peu d’estime qu’ils ont d’eux mêmes, ou parce que le rôle de la victime en est un. S’ils n’avaient pas celui-là, ils n’en auraient aucun. Par une curieuse fantaisie de la nature ce sont souvent les enfants affaiblis et malléables que leur mère couvre de vêtements de prix . Il se les font arracher dans les couloirs de l’école . Cela semble résulter d’un ordre comparable à celui de la savane, où la gazelle la plus tendre est la proie de toutes les convoitises.

1 Le bon Docteur ajoutait que parmi ses parturientes, en trente ans de carrière une dizaine avaient fait le voyage pour accoucher à Washington ou Philadelphie, afin que leurs enfants devinssent américains, comme jadis les esclaves affranchis voulaient devenir romains .

 

22 Gérard Oury, Louis de Funès