littérature

La compagnie des ombres

Chaque soir l'idée que la terre est proche me tient éveillé plus tard que de coutume. Naguère au creux de ces heures calmes la pensée des mort familiers ne m'ôtait pas le sommeil, elle m'y disposait au contraire.

Je déplorais avec beaucoup de philosophie et non sans délices la fragilité de toute chair jetée dans le tourbillon du cosmos. Cela ne me coûtait presque rien, une piqûre d'aiguille, un doute infinitésimal, un minuscule instant de révérence envers ceux que le flot avait engloutis avant moi. Le souvenir de mes parents, de mon épouse ou de notre fille Catherine qui nous fut enlevée enfant il y a longtemps, ce silence innombrable des morts où l'on perçoit, comme au fond, des coquillages, la rumeur de marées lointaines, cet océan dont personne n'a dressé la carte et qui vous bat entre les tempes au creux de l'oreiller, tout ce qui me berçait autrefois d'un heureux frisson d'inconnu et provoquait l'engourdissement presque immédiat de ma conscience, l'aiguise et l'éveille à présent toujours davantage.

(....)

Le monde est ainsi fait que les humains civilisés tiennent pour un outrage d'avoir été touchés par la grâce du doute et d'avoir soupçonné, ne fût-ce qu'à peine et n'eût-elle été qu'entrevue, l'ineffable étendue de leur liberté. Je ne saurais jouir de la mienne sans leur rendre le goût de ce que l' homme leur défend et que les dieux leur ont permis. Il ne me suffit pas de séduire l'enfant qui considère mon corps ou mes traits d'adulte avec envie : le vieillard lui-même, à qui la nature aura joué le mauvais tour d'altérer le travail d'une glande minuscule d'où dépend entièrement la virilité de son caractère, se prend à rechercher ma compagnie dans un salon de jeu, invente mille prétexte pour me voir, me touche la taille au passage des portes, puis , dans le secret de son coeur, finit par souhaiter d'être traité par moi comme on traite une femme. Mais lorsque la chose est consommée, lorsqu'il s'abandonne à cette entière révolution de son esprit une autre est déjà en train de s'accomplir dans le mien : car c'est de céder plutôt à un tel homme qui m'eût flatté me dis-je, aussi m'en vais-je en quête d'un autre à qui me livrer, celui-là ne cherchant pas le plaisir dans la soumission mais dans le pouvoir et qui, n'osant trouver de charme à mes complaisances en dehors du lit conjugal, m 'invite à jouir de son épouse pendant qu'il m'investit; ou cet autre encore dont l'hommage s'adresse à ce que les personnes sans esprit tiennent pour honteux et sale; un autre enfin se prenant dans l'amour pour médecin, nourrisson, valet, palefrenier ou pour le cheval lui-même. Chaque jour je m'émerveille devant la perpétuelle invention de la nature. N'est-il pas admirable que chaque fantaisie de l'esprit humain, déjouant les obstacles, bravant le risque du scandale, de la ruine ou de la mort, parvienne à frayer son chemin jusqu'au complément qu'elle engendre ? La providence dédie ceux qui s'exhibent à ceux qui contemplent; les flagellants à leurs victimes, la femme obèse et difforme à son adorateur, la fillette à l'avide curiosité du quinquagénaire ou le contraire, ou même comme je l'ai vu l'homme âgé à son semblable que tourmente inexplicablement le désir d'un corps aussi usé que le sien; tant il est vrai que l'imagination de la chair ne connaît aucune loi , que cette fièvre dont on place l'origine et la fin dans l'instinct de la procréation le dépasse de très loin. Elle revêt et détermine toutes les formes de l'ordre social, fonde les carrières, les vocations, et jusqu'au pouvoir exercé par les princes. En sorte que la puissance ici-bas consiste à connaître avec une constance précision la tension exercée sur ce ressort de l'activité humaine; à déceler, dans cette vaste horloge que figure la conjonction des besoins de chacun, les forces, les poids et les rouages que l'on doit tenir pour maîtres du mouvement général. Aussi l'homme qui jouit de la faculté d'épouser chaque fantaisie de ses semblables et d'y répondre à sa guise échappe t-il au sort de ces infortunés qui vivent plutôt leur existence prisonniers d'une poignée de tentations secrètes, les plus heureux pour y succomber, malaisément, à travers de graves périls ; d'autres qui n'en ont pas eu le loisir pour y songer seulement dans l'amertume de la solitude; et les plus nombreux enfin, pour être restés dans l'ignorance du démon qui les possède. Ainsi le financier montrant partout une fierté hautaine et résolue, poussant devant lui ses filles à l'entrée des églises, exhibant une épouse pâle et flétrie comme un champignon, n'aura t-il peut-être enrichi vingt maisons de commerce, provoqué la ruine de ses rivaux, intrigué sa vie entière auprès de la Chancellerie, qu'en désespoir de n'avoir jamais reçu la fessée d'une matrone ou le foutre d'un soldat.