littérature

Messieurs (1979)

Dans le petit cercle de la rue Vavin, autour des années soixante-dix, je faisais encore figure d'énigme.

 

J'avais connu Montserrat à la faculté de droit du Panthéon. Nous avions fêté nos vingt ans dans un café-tabac du boulevard Saint-Michel en commandant deux scotchs. Montserrat, de son vrai nom Gabriel Mons (sa passion de l'opéra lui avait valu l'autre), vivait à Paris chez une logeuse octogénaire de la Contrescarpe et venait de Dijon. Son père lui allouait un chèque mensuel d'un montant dérisoire qu'il arrondissait en travaillant comme greffier au Palais.

Il avait une tante, veuve, qui vivait dans un taudis du côté de la Chapelle. Cette vieille folle était la seule famille qu'il possédât à Paris. Jamais il ne parut s'étonner qu'elle vécût aussi humblement. Sa misère le laissait indifférent. Il l'aimait bien, pourtant. Nous parlions souvent de ses ridicules avec tendresse, et j'appréciais naïvement la confiance dont témoignait tant de simplicité. Parfois même, il me laissait l'accompagner lorsqu'il lui rendait visite après nos cours.

Un jour cependant, Montserrat vint dîner chez mes parents, et cette invitation lui fit une impression démesurée. Nous n'étions pas riches, mais il parut penser fortement le contraire. Je cessai aussitôt d'aller porte de la Chapelle. Il ne m'y convia plus. Il ne me parla désormais de sa tante que d'un air vague et en baissant les yeux. Je vis, à son expression, qu'il regrettait amèrement de s'être mépris sur mes origines, car il avait honte des siennes.

Ainsi me jugea-t-il bientôt digne de partager ses plus flatteuses relations, qui se réunissaient dans un appartement richement meublé de la rue Vavin autour d'un personnage émouvant et raffiné nommé Claude Haffner.

Fils d'un courtier en tableaux, courtier lui-même avant de devenir l'éditeur que l'on sait, Haffner avait alors vingt-cinq ans. Depuis la mort de son père, il promenait sa figure triste et son regard charbonneux à travers les capitales européennes, et ses affaires allaient déjà fort bien. Car à l'exemple de ce père, Claude avait su mettre de la modestie dans ses premières ambitions. Les conseils de ses nombreux amis le gardaient en outre de commettre trop d'erreurs et son chiffre annuel progressait sans cesse. " Je ne suis qu'un vulgaire commerçant ", disait-il avec un humble sourire et un air de bonté qui attestaient le contraire.

Montserrat, qui lui ressemblait d'ailleurs par certaine mollesse de traits (il offrait la même figure blême et secrète), l'avait connu par un stagiaire du Palais. Haffner recherchait quelqu'un dont il pût prendre conseil sur une délicate affaire de droits de reproduction. Embarrassé, le stagiaire lui avait recommandé Montserrat. Ce fut le début de leur amitié scrupuleuse.

J'entrai peu après rue Vavin. Je comptais m'y frotter à l'ambition des autres, mais je n'y rencontrai que la mienne. Sans doute Montserrat m'avait-il paru concevoir la plus haute idée de lui-même et de son avenir, et ce fut, je l'avoue, la première raison de notre amitié: je partageais la confiance qu'il avait en lui parce que j'espérais qu'il saurait développer celle, très médiocre, que j'avais en moi. Mais je fus presque déçu lorsque je découvris que l'ambition n'était pas, et de loin, le ressort essentiel de son personnage. Il avait un grand amour de la grâce, de la beauté, dont témoignait son goût immodéré pour la musique, et s'il n'avait été presque pauvre, c'est-a-dire mû par le désir de s'en sortir, comme il disait, nul doute qu'il s'y serait adonné à l'exclusion de tout le reste.

Pas moi. C'est en quoi j'intriguai longtemps les membres du cercle Vavin. C'est pourquoi j'en fus rejeté. On vit en moi l'énigme d'un jeune homme heureux en tout, c'est-à-dire beau, car je l'étais, bien élevé, et je l'étais encore, riche (mon père passait pour l'avoir été), qui ne connaissait aucune difficulté d'existence apparente, et qui n'aspirait, malgré cela, qu'au pouvoir et à la notoriété, comme si quelque disgrâce cachée l'empêchait de rien goûter des avantages qu'il possédait parce qu'il s'en trouvait encore quelques-uns, quelque part, qu'il ne possédait pas.

Je dirai plus tard un mot des uns et des autres.

Enfin, pour comble d'étonnement, j'étais le plus jeune. Montserrat lui-même était mon aîné d'une semaine. Les autres, une dizaine à cette époque, gravitaient avec plus ou moins de bonheur entre vingt-trois et trente ans.

Je vis là de tout et de tous les milieux. L'effectif se renouvelait sans cesse. J'y joignis même quelques amis de collège dont je cherchais a me défaire, et qui furent les plus assidus, tant il est vrai qu'il y a des gens chez qui l'assiduité est une vocation.

Un an plus tard, malgré les efforts de Montserrat et la douceur hospitalière de notre ami Haffner, je quittai le groupe avec éclat. On m'y reprochait tant mon âpreté, mon ironie, mon aigreur, que cette confirmation de mes défauts les plus visibles m'était devenue insupportable. Tout en me promettant de conserver l'amitié de Montserrat et celle du cher Haffner, je renonçai sans regret à leur bruyante compagnie pour me tourner, comme on dit, vers la méditation et vers l'étude. J'avais pour l'étude des facilités que je ne songeais encore nullement a gâcher. Quant à la méditation, je ne manquais d'aucun sujet de la pratiquer, à commencer par le mien propre. On comprendra vite pourquoi.

 

 

 

Haffner, que j'avais beaucoup négligé dans les premiers mois, me fit un jour adresser une invitation pour le mariage de sa cousine Mathilde.

C'était au printemps. Paris rayonnait. Montserrat vint me prendre vers dix heures et nous nous retrouvâmes peu avant midi flanqués d'une assistance nombreuse et brillante sous la voûte de Saint-Louis des Invalides. Là, Montserrat, visiblement au fait de tout ce qui touchait ce grandiose événement, m'indiqua longuement les noms et qualités de nos voisins avec des mines de conjuré. Il y avait un peu de tout. De la Finance, de l'Église et du Droit. L'Armée était fort dignement représentée par le père de la mariée qui de dos déployait sa carrure athlétique en grand uniforme.

J'étais encore en train de supputer le nombre de ses étoiles lorsque la bénédiction nous jeta dehors au milieu de la foule. Haffner, vêtu d'un magnifique costume demi-saison, nous rattrapa presque aussitôt pour nous présenter à sa famille. Réjouis par le soleil et par l'excitation d'être ensemble, ces gens nous trouvèrent irrésistibles. Nous échangions quelques banalités en clignant des yeux dans la lumière lorsque, au moment de prendre congé, un garçon d'une trentaine d'années qui se trouvait là fendit les groupes dans notre direction et toucha l'épaule de Claude. Blond, d'une figure agréable, il arborait un sourire épanoui qui lui donnait un charme exagéré.

—Yves Derouvel, dit Claude Haffner en se tournant vers nous.

Derouvel nous salua chaleureusement.

—J'espère que vous serez à la réception, dit-il. Surtout vous.

Il me désigna. Je pris un air flatté.

—Nous nous connaissons, expliqua-t-il. Verrens est l'un de mes meilleurs amis.

Et sans même attendre ma réponse, il se jeta sur le groupe voisin.

Olivier de Verrens était un garçon étrange dont j'avais fait la découverte un an auparavant sur les bancs de la faculté catholique où nous participions tous deux à de vagues causeries théologiques. Nous sortions régulièrement ensemble du bâtiment de la rue d'Assas pour aller nous asseoir à la terrasse d'un café de la rue de Rennes où il commandait cet affreux panaché-grenadine qu'on appelle un "tango ". Là, il se mettait à parler. Doué d'une mémoire prodigieuse, qu'il s'appliquait d'ailleurs à exercer dans les salons sur les nombres qu'on lui proposait, il eût cité les Provinciales à l'envers et connaissait la moitié de l'Énéide dans le texte, ce qui ne l'empêchait pas de s'extasier à l'occasion, et de la manière la plus grossière, sur le derrière des femmes que nous suivions dans la rue. Tel était Olivier de Verrens. Du moins le supposais-je.

Nous fûmes a la réception comme convenu, et Montserrat me quitta aussitôt pour courtiser une jeune inconnue dans un salon voisin. J'attendis donc seul l'arrivée d'Yves Derouvel qui se présenta en effet, souriant, aimable, beau comme on ne l'est plus, d'une beauté lointaine, immatérielle comme celle de ces Académies au regard vide qui hantent les couloirs de l'école des Beaux-Arts.

—Je pense que vous êtes vraiment le type que je cherche, me dit-il sans quitter son large sourire. Venez un peu au calme.

Je confesse une certaine superstition. Ce n'était pas la première fois qu'il m'arrivait d'être harponné dans un salon par un bavard, mais cette fois de légers signes, que je m'étais inventés, m'annonçaient qu'il s'agissait d'autre chose.

—J'espère que vous avez de quoi boire. Asseyez-vous.

Nous nous trouvions dans un petit salon situé à l'entrée. De rares couples venaient s'y reposer avant de s'en retourner affronter la foule. La musique assourdie nous parvenait par vagues irrégulières. Derouvel alluma un cigare.

J'étais dévoré d'impatience à l'idée que cet homme élégant, que j' imaginais connu de tout Paris, et dont Haffner m'avait d'ailleurs brossé le matin un portrait brillant (quoiqu'il le prît visiblement pour un raseur en laissant entendre qu'il avait pour cela des raisons personnelles), puisse avoir le moindre besoin de mes services.

—D'abord, commença-t-il d'une voix énergique et toujours avec le même sourire, parlez-moi de vous.

—Je croyais, lui dis-je, que Verrens l'avait fait.

—Olivier m'a dit que vous existiez. Ce que je voudrais maintenant (il examina le bout de son cigare d'un rapide coup d'œil), c'est que vous sachiez m'en convaincre.

Je m'apprêtais à lui répondre avec sécheresse, mais je craignis aussitôt de commettre une stupide erreur. En outre, jetais si plein de moi-même que je ne pouvais négliger pareille occasion. Je me lançai.

Tout concourut d'ailleurs à me donner confiance: l' isolement relatif ou nous nous trouvions, l' intérêt presque attendri que je lisais dans le regard d'Yves Derouvel, ses hochements de tête, son large sourire plein de compréhension, d'enthousiasme et de tout ce qui fait qu'à vingt ans, sous l'effet conjugué du gin et du champagne, on confie ses richesses au premier venu. Ivre sans doute, mais avant tout de moi-même, je lui brossai de mes ambitions un tableau adroit, brillant, singulier, et quelles que fussent alors ses véritables intentions à mon sujet, je sentis bien que je parvenais à l'émouvoir. Comme beaucoup de ceux à qui manquent les trois-quarts de la confiance en eux-mêmes qu'ils affichent, j'étais prompt à déceler autour de moi les marques d'un réel intérêt, et de les découvrir chez cet inconnu me remplit d'étonnement et de soulagement.

Il savait par Verrens que je me piquais de littérature: je lui confiai le sujet d'un premier livre que je n'avais pas écrit. Il connaissait mon goût pour les mystiques: je lui prêchai sans retenue les préceptes salésiens. Pour finir, il me posa sur ma vie et sur ma famille des questions dont je me t'irai si adroitement que je parvins à lui donner de mes origines une idée flatteuse, c'est-à-dire nécessairement vague car, sur un sujet aussi périlleux, je n'entendais pas mentir autrement que par omission. Ma famille avait eu de l'argent, elle en conservait un peu. Voilà pour la vérité. Le mensonge consistait à laisser supposer que mon père enfant martyrisait sa gouvernante anglaise et qu'il avait connu ma mère aux matinées récréatives de Saint-Honoré d'Eylau. (Or, mon grand-père, inventeur comblé mais rustre fini, battait ses huit enfants à coups de règle et les envoyait à la communale. Quant à mes parents, ils s'étaient connus dans un foyer pour étudiants pauvres ou mon père avait échoué parce qu'il se trouvait alors en querelle définitive avec le sien.)

N'importe, Derouvel paraissait conquis. Je trouvai même le moyen d'achever mon tour de piste par un mot sévère à la Guitry, et nous partageâmes un ricanement complice. Il alluma un autre cigare.

En vérité, je me sentais alors si sûr de mes effets que j'eus presque envie de le planter là sans attendre, et d'entreprendre n'importe qui d'autre à mon sujet, le seul qui me passionnât réellement.

—Vous m'intéressez, me dit-il.

—Je vois.

Son sourire se figea. Ma réponse était irréfléchie, mais je vis qu'il l'avait interprétée dans un sens fort précis qui l'ennuyait jusqu'à l'irritation. Je redoutai d'avoir tout compromis.

—Connaissez-vous la peinture?

Son regard avait retrouvé une expression de patience et de bonté qui effaça mes craintes. J'allais répondre à cette question inattendue avec la prudence et la modestie qui convenaient, mais il m'interrompit:

—Olivier ne vous a jamais parlé de moi?

Puis, sans attendre davantage ma réponse:

—Comment l'avez-vous connu?

Je lui racontai notre première rencontre dans le bureau d'un prêtre qui dirigeait la session théologique. J'avais dix-neuf ans. Le vieil abbé paraissait douter fortement que mon désir d'étudier la Parole fût sérieux. Olivier se trouvait là par hasard, il m'avait défendu. C'est ce jour-la qu'en sortant il avait commandé devant moi son premier " tango ". Nous avions refait le monde au coin de la rue de Rennes.

Derouvel se taisait. Sans doute réprouvait-il notre commun penchant pour les grandes idées car il paraissait déçu par ces enfantillages. J'y vis le signe de la vraie mondanité, au sens évangélique, à laquelle j'aspirais confusément, et je me mis aussitôt à considérer tout cela d'un cœur nostalgique et vaguement attendri, comme s'il s'agissait déjà d'une pitoyable erreur de jeunesse.

—Le grand défaut d'Olivier, commença distraitement Derouvel, je vais vous le dire.

Il se pencha légèrement vers moi et me toucha la cuisse.

—Ce n'est pas un homme d'action.

Il rougit alors violemment pour une raison que j'ignore mais qui me parut très puissante.

—Je connais très bien Olivier, poursuivit-il. C'est un type pour lequel j'ai beaucoup d'estime. Je commence à penser qu'il aurait dû vous ressembler par certains côtés. Nous aurions fait des choses extraordinaires.

J'ignorais pourquoi, et à quoi ces propos singuliers pouvaient faire allusion, mais je m'appliquai à paraître absolument séduit par cette idée.

—C'est un peu comme si, lui et moi, nous n'avions jamais eu qu'un même but sans trouver aucun moyen commun de l'atteindre. Vous comprenez?

Je ne comprenais rien. Il promena son regard autour de nous.

—Je crois, dit-il encore, que la vie ne nous soumet certains êtres que pour nous faire mesurer combien ils nous sont inaccessibles. Vous verrez cela.

Il eut une infime hésitation de la voix, durant laquelle je croisai son regard qui me parut chargé de décombres.

—Je n'aime pas ce genre de fêtes, dit-il. Je m'y sens inutile.

Puis, sans autre transition qu'une légère toux qu'il parut attribuer à son cigare, il m'interrogea:

—Etes-vous libre en ce moment?

—Libre?

—Vous m'avez dit que vous cherchiez du travail, connaissez-vous la peinture?

—Un peu.

Il tira de sa poche une carte de visite sur laquelle il inscrivit un nom, une adresse et un numéro de téléphone qu'il me recommanda d'appeler dès le lendemain. Il s'agissait d'un certain Victor Wiegant, boulevard Maurice-Barrès à Neuilly.

—C'est un type charmant. Sa femme est adorable.

Je notai l'intonation presque filiale.

—Vous l'appellerez de ma part. Vous lui direz que je vous envoie pour la bibliothèque. C'est un homme très riche, un amateur de tableaux. Son appartement est une splendeur.

—Et moi là-dedans?

—Vous, vous classerez la bibliothèque.

Je dus paraître déçu car il se reprit immédiatement.

—Rassurez-vous, voyons. Ce n'est qu'un début.

Il éteignit son cigare avec une précaution excessive.

—Voyez-vous, le père Wiegant est un gros acheteur. Il emploie volontiers les jeunes gens comme vous à visiter les ventes de province. J'ai commence par là.

—Pour arriver à quoi? risquai-je insolemment.

Il eut un petit rire embarrassé.

—Mais... à ce que je suis.

Il étendit la main vers la porte et désigna les groupes qui passaient.

—Une espèce de chasseur, si vous voulez. Mon métier, c'est d'avoir du flair.

Il se leva.

—Nous reparlerons de tout cela. Faites-moi signe dès que vous aurez vu Wiegant. Je m'arrangerai pour connaître vos chances.

Il me toisa d'un air connaisseur.

—Je ne vous cache pas qu'elles sont énormes.