littérature

Lion ardent (2006)

 

Cesare Borgia, croyant m’être agréable, m’avait montré, dès mon arrivée, les effets de sa férocité sur les rebelles. L’un d’eux gémissait les os brisés par une machine atroce que je ne veux point décrire.

Cet homme, qui n’était pas jeune, m’avait supplié de saisir le fer qu’il y avait devant l’escalier du cachot pour le tuer. A cet instant Borgia m’avait demandé ce que j’attendais pour accéder à la requête de cet infortuné. Il m’avait dit:

 

- Ah je comprends, ce sont là des besognes indignes des grands architectes, et cependant, Maestro Lionardo, si nul ne voulait s’y résoudre, qui pourrait encore faire l’architecte et bâtir des palais de nos jours? L’Italie est peuplée de cette vermine, de ces comploteurs, de ces criminels. Libres, ils ruineraient le moindre de tes élans vers la beauté. Aucune de tes peintures ne serait jamais prête. Qu’est-il advenu du Cavallo que tu faisais à Milan? 

 

Au lieu d’écouter la réponse il avait fait un signe vers l’un de ceux qui étaient toujours après lui. C’était un jeune soldat de vingt ans qui, saisissant promptement son épée, l’avait plongée dans le col du prisonnier. L’homme avait expiré devant nous.

 

Après quoi, Borgia m’avait dit :

 

- Va, découpe cette carogne, si tu n’as point le cœur de découper les hommes vivants. Mais, crois-moi, nous sommes de la même espèce .

 

En gravissant l’escalier de la citadelle, je m’arrêtai la tempe contre la pierre pour songer à ces paroles.

 

J’avais répondu à Borgia: 

 

- Si je découpe les hommes, c’est pour les mieux connaître . Et vous, Seigneur, pour les mieux ignorer .

 

Crois tu qu’il me laissa prendre le dessus ? Pas du tout.

 

A son tour, il m’avait représenté qu’en laissant ses ennemis jurer et râler à l’agonie le ventre ouvert pendant deux jours, il les connaissait mieux que des frères, « comme il me semble, maestro Lionardo, avait–il ajouté, que je te connais davantage, à mesurer l’ effroi que mes paroles t’inspirent ».

 

Ces mots revinrent à ma mémoire jusqu’au dernier tandis que je parvenais au sommet de la tour qui dominait la campagne d’Urbino. De là se voyaient les collines lointaines, peintes de bleu et d’ocre par la brume, les fumées dérivant dans le soleil et les eaux des rivières brillant, au creux des vallons, comme la laisse des escargots sur l’écorce des troncs morts.

 

Je conçus le moyen de dresser la carte des villes, en usant de cercles successifs, comparables à ceux que décrivaient les cigognes lorsqu’elles s’élèvent sous les nuages. J’avais été grandement frappé par les entrecroisements de voûtes de la salle des audiences du palazzo ducale. En me penchant vers le bas de la tour, je me figurai un drap ciré, de dix brasses de diamètre, tendu selon le même dessin de voûtes croisées. Aux six angles était liée, par six cordes légères, une nacelle d’osier. Ainsi un homme de poids moyen serait-il capable de sauter de la tour afin d’ échapper à ses ennemis.

 

Je me promis de représenter les avantages de ce procédé à Cesare Borgia dès son retour de Milan, afin de le convaincre que je devais hâter mes études sur les ornithoptères. Et c’est ce que je fis. Quand Borgia, sa troupe et mon cher Salay revinrent de Milan après avoir assuré le roi français, Louis le douzième, de sa loyauté très grande et très sincère ( à laquelle celui-ci ne crut sans doute pas dans les mêmes proportions), je montrai à ces soldats les calculs des distances que j’avais réalisés par relevé circulaire, et je leur annonçai des prodiges, grâce auxquels ils pourraient survoler leurs ennemis et gagner l’empire du monde. De quoi Cesare Borgia fut extrêmement curieux. Il promit de me procurer tout ce dont j’aurais besoin. Mais à peine m’eut-il décrit les moyens qu’il allait me donner afin que je pusse construire de nouvelles machines, que j’imaginai de rentrer promptement à Florence.

 

Cette inconstance n’était qu’apparente. Je n’avais pour but que de garder la compagnie de Salay, dussè-je lui sacrifier mon orgueil et ma réputation. Je ne ménageai ni l’un ni l’autre.

 

J’avais d’abord manifesté l’ intention d’étudier de nouveaux ornithoptères parce que Salay en avait le goût. Et quand il voulut revenir à Florence je voulus ce qu’il voulait. Mais l’arrivée soudaine à Urbino de Luca Pacioli m’ôta toute illusion. Quand je fis part à ce dernier de mon intention de rentrer bientôt à Florence avec Salay, il me dit que l’heure de mon retour en grâce n’avait point sonné. Des calomniateurs attachés à ma perte outrageaient ma réputation jusqu’à Fiesole. On avait pénétré dans mon studio de l’Annunziata pour saisir certains des objets voués au culte d’Apollon dont Salay faisait le commerce. Le peintre Filippino Lippi m’avait remplacé à la tâche pendant qu’on m’inscrivait dans les registres d’infâmie du gonfalonier Soderini.

 

Fra Luca m’assura que tout serait effacé avant peu mais il avait préféré s’éloigner lui-même de la Seigneurie et nous suivre ici, avec son cher élève Guidobaldo ( celui de l’illustre famille de Montefeltro) . Ils demeurèrent avec nous tout un mois avant d’aller à Bologne.

 

Il fallut donc rester sous la protection de Cesare Borgia . Et quand il quitta Urbino, nous partîmes avec lui.

 

Salay ne fut jamais mieux à son affaire. Le voyage qu’il venait de faire à Milan au milieu de tous ces soldats l’avait enivré de lui-même. Il n’avait que vingt-deux ans, mais il montra l’assurance d’un caractère accompli. Et il s’entendait à recevoir de l’argent pour des tâches dont la plupart étaient celles d’un espion.

 

Il devint mon bailleur aussi souvent qu’il le fallut. Sa beauté toujours incomparable, son caractère capricieux, sa voix qui trahissait (quand la profusion de ses bijoux n’y eût point suffi) le côté femelle où penchait sa nature, écartaient de lui les soupçons des hommes en cuirasse. C’est pourquoi il se prêtait si bien aux intrigues guerrières. De secrètes missions l’occupaient souvent. Il m’infligeait sous mon toit la compagnie de jeunes hommes qui n’aimaient que les chevaux de Sicile et les habits de soie. A Cesena et à Bologne je craignis de voir réapparaître parmi eux Baldassare Castiglione . Mais nous ne le vîmes point.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nous allâmes à Rome avec Borgia. C’est là que Salay excella le plus dans l’intrigue. Lorsque Cesare alla voir son terrible père, le pape Alessandro le Sixième, les fêtes qui furent données en son honneur tinrent notre protecteur assez éloigné pour que nous pussions nous soustraire à sa surveillance.

 

Salay m’y incita fermement. Il avait ses entrées et pratiques depuis longtemps au secrétariat de l’illustre cardinal Grimani. Il était peut-être même entré jusqu’à la chambre de Son Excellence. En tout cas, dans ces jours-là, mon élève me prêta tant d’argent qu’il dut bien en recevoir. Peut-être le reçut-il de Grimani notre hôte et cela fut cause d’une querelle entre nous. Salay tira prétexte de la différence de nos âges pour repousser mes caresses, alors qu’il allait avec ceux dont les richesses lui faisaient oublier les ans. Je le lui dis. Il me répondit qu’il oeuvrait pour mon « établissement » . Il avait grand souci de me voir gagner la gloire prédite par la Bruna. C’est pourquoi il s’efforçait, partout, à donner l’illusion que ma fortune était excellente. Lorsqu’il parlait de moi, il m’attribuait l’insouciance des esprits élevés et le train de maison d’un seigneur - afin que je les obtinsse.

 

Il ajouta qu’il n’avait aucune peine à représenter, à mes détracteurs, calomniateurs, délateurs et envieux, que je vivais sur un pied élevé. Pourquoi? Parce que j’étais prodigue des sommes qu’il me prêtait.

 

Il me dit encore que c’était grâce à lui que la marquise de Mantoue me croyait riche. Chacun savait désormais que je vivais derrière l’église Santo Apostolo parmi les hôtes du Cardinal Grimani, que cet homme illustre me demandait mon conseil pour ses achats d’antiquités, et qu’il me laissait user de ses chevaux les plus véloces.

 

- Voilà, me dit Salay, le Lionardo que je veux pour maître ! 

 

 

 

 

 

Le Cardinal Grimani protégeait mes entreprises dans le seul but d’attacher son nom à la plus grande œuvre que j’avais en train : faire voler de grands aigles de toile, lesquels seraient capables non seulement d’envoyer sur les lignes ennemies des lances acérées, mais permettraient de tracer sur un plan l’ordre et l’étendue des édifices.

 

J’avais observé longtemps le vol des cigognes qui gîtent dans la plaine de Cesena sur le chemin de l’Afrique. Les cruels villageois de la Romagne les tuent pour les faire rôtir. Mais ceux de ces oiseaux qui ne servent point de viande à ces barbares s’élèvent vers le ciel sans battre des ailes. Ils parviennent à se maintenir au bord des nuages et quittent la compagnie des hommes pour s’échapper vers les contrées lointaines.

 

J’expliquai ce prodige au Cardinal Grimani. Il m’écouta en plissant les yeux. Il avait un long nez, des jambes courtes, des poignets velus et il portait tout à sa bouche, d’une lourde main baguée d’or et de rubis. De son enfance vénitienne il gardait un goût fervent pour les délices de l’Orient, dans la table comme dans les jeux de Vénus. Ma vertu pleine d’austérité le laissait comme interdit et fâché car la vie ne l’effrayait pas, alors que j’étais inquiet de tout. Cette ville terrible de Rome, Roma- Amor, m’épouvantait par ses vices, ses crimes et ses vengeances. Trente personnes y perdaient la vie chaque semaine, par violence et pillage, de cruelle façon. On égorgeait dans les ruelles. On vous passait par le fer. Les vilains avaient le col tranché. Et cela ne finissait jamais.

 

Au milieu de ces effrois Cesare Borgia était au bord de lancer les sbires de son père contre moi car il me soupçonnait de vouloir quitter son service et il avait raison.

 

En plus de quoi, j’appris que les moines de l’Annunziata de Florence avaient fait constater mon absence à la tâche. Pour achever l’autel que j’avais entrepris, ils avaient loué un autre peintre et Salay ( toujours instruit par des voies qu’il ne voulait point dire), m’affirma que le Prieur des Servites était dans la plus extrême fureur à mon égard. Il voulait percevoir de force le montant de mes loyers ( lequel était pourtant déjà versé à son financier, mais il l’ignorait). La colère du Prieur s’ augmenta de celle que nourrissait à mon endroit la marquise de Mantoue dont j’avais repoussé les curiosités.

 

Salay qui connaissait ses espions alla jusqu’à plaider pour elle. Il me dit que cette femme illustre ne voulait « après tout » qu’un portrait de ma main.

 

Je répondis qu’elle me voulait plutôt voir ainsi, et je lui désignai un corbeau cloué sur une table.

 

Il se signa.

 

 

 

 

 

 

 

Nous retrouvâmes les rives de l’Arno, après avoir couru la Romagne et séjourné à Rome un assez long temps. C’est encore Salay qui dut intriguer pour dégager mes caisses des douanes de Florence.

 

Le gonfalonier Soderini était si curieux de savoir ce qu’elles contenaient que j’en fus privé trente jours. Chaque fois que j’envoyais Salay s’enquérir de mon affaire, il revenait sans autre chose que des promesses et des mensonges.

 

A la Seigneurie, on entendait ainsi châtier mon orgueil. Ma fabrique de l’Annunziata ayant été visitée après mon départ, on y avait trouvé des obscénités sans nombre. L’ inventaire consigné dans les registres comportait une mention de la coda et d’autres objets fâcheux laissés par Salay, des statuettes qui bougeaient lascivement, une deuxième coda d’ambre et de cerisier, et les mesures d’une machine à foutre, qu’on actionnait avec des poulies. J’en avais tracé le dessin. Salay se l’attribua pour ménager ma réputation.

 

L’ inscription aux registres pouvait être effacée aisément, car il n’y eut rien contre moi . Quant à la faute endossée par Salay, elle était trop bénigne pour qu’on allât plus loin. Mais le gonfalonier Soderini jouit de laisser traîner les choses. Il me maintint dans l’inquiétude, à quoi il savait que j’étais sujet. Il fit une allusion à ma première inscription pour une infamie qui datait de trente ans et qui m’avait valu le cachot. Il avait compris que ma faiblesse ne se trouvait point dans la confiance que j’avais en moi-même car elle était assez grande. Avec l’âge, elle s’affermissait toujours. Ma faiblesse était dans mon peu de confiance à l’égard des jugements d’autrui. Cette fois l ’âge n’y remédiait point, au contraire.

 

Chaque fois que je rencontrai Soderini, il commença par me rappeler les vertus de Ser Piero mon père. Il affecta de déplorer que n’eusse point le même sérieux que lui dans la conduite de mes affaires. Il me dit que malgré la bienveillance de cet homme rigoureux et mesuré, qui depuis toujours me voulait voir suivre une règle exacte, j’avais mené une vie désordonnée. Mes funestes passions l’emportaient sur les qualités de mon esprit. Je traitais mes tâches secondes avant les premières.

 

Plus tard (au temps où ma fresque de la bataille d’Anghiari recueillit l’estime générale), il me reprocha, par jalousie, ma ressemblance avec le peintre grec Protogenès qui ne finissait point ses œuvres. Et quand il eut vent de mes essais d’ornithoptères, dans les montagnes du côté de Pontassieve, il devint si acharné contre moi que le roi de France dut prendre ma défense. “ Vous passez vos journées à construire des ailes et à soigner des chevaux,  vous avez en train cent travaux que nul ne vous réclame, me dit alors ce vilain gonfalonier, et vous ne faites pas ceux qu’on vous a commandés! ”

 

Il est vrai que je possédais cinq chevaux et presque autant d’ânes, ce qui était une folie car mon bien était fort maigre. Je me commandais des travaux à moi-même. Je voulais complaire seulement à qui je l’entendais, ce qui ne m’a pas enrichi. Parfois même je n’ai réclamé aucun paiement pour mes oeuvres. Cette insouciance fut causée par Salay et les paroles de sa devineresse, laquelle m’invitait à point me soucier de ma destinée. Salay me rapporta qu’en allant livrer un instrument à Luca Pacioli, il l’avait rencontrée à Santa Croce. Elle l’avait assuré que le sort ne devait m’inspirer aucune crainte . Mais elle me recommandait de la venir voir au plus vite.

 

- Si je ne dois nourrir aucune crainte, lui dis-je, je me demande pourquoi elle veut me voir au plus vite. Mais c’est inutile. Je le sais, je sais ce qu’elle veut: elle veut percevoir dix sous d’une âme crédule. Et c’est en moi qu’elle croit l’avoir trouvée ”.

 

Or Salay me répondit assombri:

 

- S’il ne s’agit que de dix sous, je les paierai, va la voir. 

 

- Hein, quoi? répondis-je, tu me donnes dix sous? Mais, ne me dois tu pas cinq florins? Je ne prendrai pas dix sous de quelqu’un qui me doit cinq florins !

 

Il consulta son livre qui attestait mon propre débit, pour le double, ce que j’admis sans dispute. Nous affections toujours un commerce d’argent pour en cacher un autre . Ma dette envers lui n’est toujours pas éteinte.

 

Donc, Salay insista fort pour me voir aller chez la Bruna. Premièrement il me fit entendre qu’il était impatient d’assister à ma gloire universelle. Puis il m’assura que la Bruna semblait curieuse de compléter sa propre prophétie. Mon triomphe l’avait frappée. Elle voulait revoir de plus près un personnage capable d’étonner le monde avec une telle généralité.

 

Salay avait en tête autre chose. Nous allions être chassés du couvent de l’Annunziata et il savait que ce moment n’était pas le meilleur pour accueillir d’autres élèves, or il m’amena plusieurs jeunes hommes. L’un était âgé de seize ans. On voyait que l’apprentissage du dessin n’était pas sa première ambition. Je me gardai de lui donner le moindre gage de faveur.

 

Salay entendait détourner mon admiration. A certains signes et au long des semaines je démêlai qu’il nourrissait une amitié cachée pour quelqu’un de l’entourage des Medici. Un neveu des Appiani me dit-on. Il me voulait voir occupé ailleurs, plutôt que de subir ma jalousie.

 

Afin de lui bien montrer que rien ne saurait me faire changer de préférence, je le comblai de cadeaux, drap fin, broderies, hauts de satin qu’il aimait entre tous. Hélas, où qu’il allât, chez les Appiani, chez les amis les plus érudits de Luca Pacioli à Santa Croce, ou chez Giorgio Vespucci qui nous fit bientôt héberger à San Marco, il finit dans les cercles les plus débauchés. Il leur fournissait les dessins et les petites peintures obscènes qu’il exécutait lui-même ou qu’il faisait faire par mes élèves.

 

Ce Vespucci par exemple, grâce à qui nous trouvâmes un nouveau refuge, était un homme lettré, digne de maints éloges et doué de vertus corporelles dont la beauté n’était pas la moindre. Mais pour le reste, il ressemblait fort à Lorenzo di Credi (et à tant de pleurnicheurs, comme le Buonarotti ): il avait trop aimé les plaisirs pour ne point embrasser le parti de Savonarole. Depuis la mort du vilain moine, il restait persuadé qu’on lui avait fait un sort injuste. Parvenu à l’âge de cinquante ans, il était entré chez les Dominicains de San Marco où sa bibliothèque l’ avait suivi.

 

Je l’y suivis moi-même, à son invitation, dans une double salle bordée de cabinets spacieux à parement boisés. Elle était fort proche des écuries où vivaient mes trois élèves, mes chevaux, et toutes nos bêtes. Outre les ânes il y avait un serpent jaune, un singe et des oiseaux de l’Afrique que Zoroastro m’apporta en grand nombre.

 

En ce temps-là je me livrai à des études pour la Seigneurie qui voulait assécher Pise. J’eus le projet de dévier les eaux du fleuve. Je repris aussi mes visites aux contadini de la plaine, au delà de Pistoïa, où j’étais sûr que mes frères ne me verraient point parler aux jeunes laboureurs. J’abandonnais cinq sous aux familles pour prix de la patience que l’on montrait sous mes caresses et je continuais à relever mes distances ainsi, de ferme en ferme et de jour en jour. Je rentrais à Florence épuisé mais content.

 

Pendant ce temps Salay reconstituait promptement sa propre école de peinture et distribuait autant d’obscènes peintures qu’on voulut en acheter. Avec cela il prétendait subvenir aux dépenses de ma maison et ménager le pécule que j’avais amassé à Milan et à Venise. Il y parvint pendant six mois, au bout desquels le vertueux Giorgio Vespucci, notre introducteur au couvent des Dominicains de San Marco, que l’on voyait partout rôder en silence dans sa robe brune et noire, et qui guettait au fond des couloirs l’écho des passions interdites, eut vent de ce qui se faisait sous son toit. Il m’en parla, sans m’en parler, comme il faisait toujours. Il usa de mille détours, allant jusqu’à blâmer la couleur de vermeil qu’avaient le vêtement de Salay et le mien, l’apprêt de mes cheveux qu’il jugea immodeste, et mes extravagances.

 

Lorsque j’interrogeais ma conscience, qui était fort attentive à mes questions, je reconnaissais à tout cela une seule cause: l’assurance que m’avait donnée la Bruna de triompher de mes ennemis. C’est elle qui m’ôtait toute modestie et toute prudence. Je voulus donc entendre où et quand elle me voyait illustre. Car pour l’heure, je m’éloignais de l’empyrée promis.

 

Je me rendis donc à Sant’ Ambrogio pour trouver la devineresse, non sans m’être fait annoncer par Salay.

 

Le vieil homme qu’elle nourrissait, celui qui criait tout le jour contre les joueurs de palio, n’avait point quitté sa compagnie. Mais leur plus jeune fils était mort d’un coup d’escopette. Je voulus la réconforter. Elle me dit que son spectre était là, présent entre nous. Il me regardait, affirma t-elle, avec la plus grande bienveillance.

 

Ses récits de ce qui m’adviendrait produisirent, sur mon imagination, l’effet le plus violent. Je serais placé, me dit-elle, au service d’un prince qui possédait dix mille chevaux, des armées puissantes, des palais et des forteresses emplis d’or et de pierreries. J’allais jouir d’une demeure accueillante au bord d’une rivière, entourée d’un jardin fertile aux couleurs vives et variées. 

 

Elle me fit le tableau du lieu que j’avais souvent rêvé pour moi-même. Les écuries étaient vastes et les eaux qui baignaient les profondeurs de la demeure en éloignaient les odeurs dans la campagne. J’usais de grandes salles pour concevoir mes machines et tracer mes plans.

 

Cette femme me dit tant et tant de choses que j’avais souhaitées, usant pour les décrire des mots que j’employais, que j’écrivis aussitôt une lettre au Sultan turc Bajazet, pour l’inviter à me consulter sur les sujets qu’il lui plairait, car j’en savais beaucoup en mathématiques et en géométrie. Mon esprit fertile était empli de projets qui tous pouvaient être utiles à la gloire d’un prince.

 

Quoi ! me diras-tu, Francesco, moi qui craignais tant les Turcs, je voulais donc servir Bajazet?

 

Depuis qu’il avait signé la paix avec Venise il semblait avoir renoncé à l’empire du monde et l’on disait qu’il préférait construire des merveilles autour de ses palais. A Florence et à Rome chacun croyait à ce changement de circonstances. Les beautés de la civilisation de l’Italie se répandaient sans le secours des armes.

 

De même la guerre entre Florence et Pise se fût achevée sans recourir à la force, si la Seigneurie avait consenti à détourner le fleuve, comme je l’avais suggéré, afin que Pise fût contrainte à se soumettre sans combattre. Mais elle ne le fit point. Ainsi privé d’une tâche qui m’avait occupé en vain comme toujours, je me retrouvai sans autre ressource que de dépenser mon épargne de Milan.

 

Niccolo Machiavelli me vint en aide. Il persuada le gonfalonier Soderini de m’attacher davantage à Florence faute de quoi j’irais, comme Michelangelo et d’autres, offrir mes services au Sultan. ( Oui, Buonarotti avait aussi le projet d’aller servir les Turcs pour gagner des richesses).

 

C’est pour nous retenir l’un et l’autre qu’on nous confia, Buonarotti et moi, la même tâche dans la salle du Conseil du Palazzo Vecchio. Mais je crois plutôt que Soderini entendait réunir l’eau et le feu, et qu’il nous voulait châtier l’un par l’autre.

 

Quiconque connaissait Michelangelo eût jugé que c’est moi qu’on voulait punir le premier. Tu l’as vu à l’œuvre, Francesco, quand nous fûmes à Rome. Tu devines combien ce voisinage me coûta de muette patience. Mais, je fis ma part de la fresque, ou plutôt je fis le carton qui lui devait servir, sans rechigner à l’ouvrage, et sans supputer les mérites du sien.

 

Michelangelo prétendait détester en moi ce qu’il nommait la fausse vertu. Oui, voilà le nom qu’il donnait à ma pudeur. Il se moquait de mes vêtements apprêtés. Il n’aimait ni les huiles ni les eaux de lavande dont mes cheveux et ma barbe étaient baignés chaque matin. La modestie lui manquait dans la licence comme dans la contrition. Il se livrait à de grandes débauches pour aller enfin se jeter aux pieds d’un prêtre et donner à chacun le spectacle de ses remords extravagants. Quant au vêtement, il le portait toujours sale et ouvert sur ses poils follets du devant ,qui de la poitrine, lui remontaient à la barbe sans aucune interruption. Et comme les hommes de peine, dès l’aurore il sentait la chèvre.

 

Nous fûmes longtemps à œuvrer ensemble dans la salle du Conseil, lui sur la bataille de Cascina, moi sur celle d’Anghiari, mais au bout de quelques mois une entente se fit entre nous selon les jours et les heures. Je ne vins à ma tâche que lorsqu’il délaissait la sienne.

 

Il avait, de surcroît, pris grand ombrage de mes avis sur son David. La Seigneurie m’ayant interrogé comme les autres peintres et ingénieurs, j’ avais jugé qu’une sculpture de cette grandeur ne devait point sortir de la loggia qu’il y avait au coin du Palazzo, afin de ne point gêner la vision lors des cérémonies. Je ne fus point le seul de cette opinion. Mais Michelangelo ne retint que la mienne. Il y vit une manœuvre contre son orgueil, lequel fut d’ailleurs satisfait puisque l’on choisit, à la fin, le lieu qu’il avait souhaité.

 

Te souviens-tu encore Francesco quand je t’ai demandé à Rome pourquoi tu restais avec moi, alors que ce Buonarotti, qui t’avait remarqué, dix ans après avoir tenté en vain de me voler l’affection de Salay, te prodiguait toutes les marques de son intérêt ? Tu avais dix sept ans. Tu m’as répondu: “ il n’a aucun goût pour moi, il veut détourner de vous mon admiration ”. C’était vrai.

 

Dix années auparavant, il était déjà ainsi. Il n’aimait point mes peintures, mais surtout il détestait qu’elles fissent école. L’admiration de Raffaello devant les sept brasses de carton de ma bataille d’Anghiari lui déplut. Raffaello, alors fort jeune, ne fréquentait que ses aînés. Il traçait fort souvent mon portrait. D’ailleurs il me semble qu’il me fut amené par celui qui broyait mes couleurs, Zoroastro, avec qui j’allais autrefois à Milan aux bains de la Porte et qui avait la même passion: il n’aimait que les vieux hommes.

 

Je donnais des ailes à mes élèves. Michelangelo terrassait les siens. Il disait souvent qu’il avait une imagination précise et entière des formes cachées partout, dans les couleurs, dans les lumières et dans le marbre. De quoi j’étais fort incapable disait-il encore, mais dans son esprit nul n’était capable de rien. Ni ses commanditaires, ni ses apprentis, ni ses rivaux. Il était si impatient de voir sa valeur reconnue avant les autres, qu’il voulait mesurer tout le monde à ses exploits passés. Sa statue de David était encore à ses yeux un miracle. Il ne cessait point d’admirer cette œuvre et dressait un classement des peintres et des sculpteurs, le Perugino, Lorenzo della Golpaia, Giuliano Sangallo, Filippino, au seul regard de cette parfaite imagination qu’il exigeait d’eux avant toute exécution. Je lui ai représenté un jour qu’il n’y avait point de gloire à être ceci plutôt que cela et capable de dessiner en deux heures ce que d’autres faisaient en trois semaines. Il importait seulement que le résultat méritât des éloges. Alors il m’accabla de critiques avec une vigueur qui eut plusieurs témoins. Nous nous trouvions dans la salle du Conseil, dehors il pleuvait sans cesse et le vacarme du ruissellement couvrait le pas des chevaux sur la place.

 

L’infortuné Zoroastro qui était navré dès qu’on se querellait devant lui, ne sut comment l’interrompre.

 

- Depuis le début du printemps, me dit Buonarotti, tu fais livrer ton plâtre, ton gypse et ton blanc de céruse, tu as ton Ferrante, ton Zoroastro ou que sais-je, tu prépares tes huiles et tes couleurs avec des mines mystérieuses, mais tu n’as rien fait d’autre que d’apposer au mur ton carton de la bataille, au milieu d’un monceau de planches, en deux années entières. Vois: j’ai commencé le mien cet hiver. Il est presque achevé. De surcroît ta bataille est en plusieurs morceaux, comme si tu ne savais point concevoir tous ces corps et ces chevaux en un même effort de ton esprit. Non content d’assembler des groupes épars tu les peins avec le secours d’huiles nauséabondes, ( pour ne rien dire des foyers que tu fais allumer pour sécher tes mélanges, et des parfums de myrte et de lavande dont tu cherches à couvrir tous les autres). A quoi servent tes distillations? A te permettre de reprendre le trait. Ton art n’est qu’une dissimulation d’erreurs. Aidé de mes deux apprentis j’en ai plus fait, en trois mois, que toi avec tous tes élèves en deux années. Moi je ne dissimule rien. Je vais d’un trait à la vérité. Toi , ta façon te ressemble, tu es un hypocrite et un sournois .

 

Que pouvais-je répondre à cette grossière attaque? J’eusse mieux fait de l’ ignorer mais, avec la plus grande courtoisie, je lui représentai que d’autres tâches m’attiraient souvent ailleurs en plus de mes peintures. L’exécution de mon œuvre souffrait en apparence de mes études dans des matières fort diverses, mais ces études lui étaient cependant nécessaires.

 

- Pauvre insensé, me dit-il, les illustrations que tu as gravées à Venise pour la géométrie de Pascioli font rire ceux qui te voient prétendre à la science mathématique. Tu prétends aussi faire voler des chèvres avec le secours d’Archimède. Tu perds des semaines à la recherche d’écrits que tu ne comprends pas. Suffit-il de posséder un livre pour en faire le bon usage? Moi je n’en possède aucun, suis-je moins savant que toi?

 

- Oui, lui dis-je.

 

Alors sa fureur redoubla et sa figure roula des yeux furieux comme ceux de mes guerriers d’Anghiari. Je ne sais pourquoi je me laissai mener à cette querelle. Mais je sais pourquoi je ne pus l’interrompre: dans l'arène dressée par son orgueil il était seul le glaive à la main. Il livrait bataille contre un adversaire inventé par son esprit. Il lui donnait mon nom mais ce n'était pas moi.

 

J'ignorais presque tout de la vie de Buonarrotti, mais il connaissait plusieurs circonstances de la mienne. Hélas, toujours à moitié, et souvent à l’envers. Il m’accusa de faire espionner mes frères et d’intriguer contre eux parce que je voulais hériter de mon père. C’était le contraire.

 

Je ne dis pas que je dédaignais l’héritage de mon père. Mais j’étais la victime du complot de mes frères, tout le monde peut l’attester.

 

Il me dit encore que j’étais fort amoureux du Perugino depuis ma jeunesse et que je l’importunais ( j'omets d’autres sottises offensantes pour ma réputation). Or chacun de mes élèves pouvait témoigner que c’est le Perugino qui surveillait tous mes actes et qui me poursuivait de ses passions importunes . J’en avais grand peur, parce qu’il avait vendu son âme à la marquise de Mantoue. Mes garçons l’éconduisaient de temps à autre, surtout quand nous eûmes quitté San Marco pour Santa Maria Novella. On eût dit qu'il dormait à la porte du couvent. Salay dut souvent lui dire que j’avais quitté Florence pour trois jours mais il était fort difficile de s'en défaire car son éducation était grossière et son amitié intéressée. « Lionardo, toi que j’estime tant », me disait-il. Il Perugino me prenait pour plus influent que je n’étais. Il n’aimait que la richesse. Ou peut-être m’aimait-il d’un sentiment sincère. Mais il ne suscita chez moi qu’embarras et pitié.

 

Michelangelo m’accusa enfin d’avoir fait de vaines promesses à Mantoue. Il prétendit que la marquise Isabelle courait après l’exécution de quelque tâche qu’elle avait déjà payée. C’était encore le contraire. Je m’étais gardé de me lier par la moindre dette à cette femme. Je savais trop qu'elle m’eût dévoré comme elle tenta encore de le faire en m’envoyant un ambassadeur ou plutôt un ange ( il se nommait Angelo) qui portait une lettre disant à peu près: “ Vous souvenez-vous, excellent maître Lionardo, du dessin que vous avez fait de moi au charbon, il fut question alors que vous fassiez le même orné de couleurs, mais le choix d’un autre sujet vous inspirera peut-être davantage ainsi par exemple je verrais bien un Christ de douze ans, l’âge où il étonna les docteurs de la loi au Temple, vous le représenteriez avec cette manière douce et sereine qui vous est si personnelle ”.

 

J'avais promis de le faire. C’est justement le Perugino qu’elle m’envoya pour me persuader ou pour m’intimider. Cet ardent compagnon de ma jeunesse me mit en garde contre des lenteurs trop insolentes à l’égard de la Marquise. Il prétendit que le sujet suggéré par elle n’était point innocent. En m’offrant de peindre un jeune Christ elle m’adressait, sans doute, une allusion aux médisances qu’elle pourrait user contre moi.

 

J’ignore jusqu’où Michelangelo connaissait tout cela. Je ne sais de quelle bouche il l’avait appris. Mais il savait au moins que Salay vendait de petits tableaux licencieux en laissant entendre que j’en étais le peintre. Il me révéla que Salay avait proposé en mon nom, à la Marquise, la peinture convoitée. Mon élève avait essayé naïvement de s’attirer la complicité de certains amis du Perugino, dont l’abbé de Fiesole, afin de laisser croire que je l’avais exécutée moi-même. Salay disait qu’il me suffirait d’ajouter mes modelés roux et mes ombres bleues, et que la Marquise serait abusée aisément.

 

Il est vrai que j’avais promis à Salay de reprendre la figure du jeune Christ, s’il faisait pour moi ce petit tableau, et s’il le présentait à la Marquise à ma place. Mais Michelangelo me parut trop avisé de ces détails et trop curieux d’apprendre ceux qu’il ne connaissait pas. J’affectai de vouloir en réprimander mon élève. Je fis comme j’avais accoutumé, afin de rejeter sur lui la faute de cette supercherie.

 

Généralement, Salay y consentait. Ainsi lorsque mon ornithoptère s’était brisé je l’avais accusé d’avoir provoqué ce désastre, en retenant la corde qui tenait la nacelle, et il avait accepté de passer pour la cause de mon échec. Lorsque mes papiers et mes objets avaient été examinés à l’Annunziata après mon départ pour la Romagne, puis mes affaires laissées à la douane de Florence, Salay avait avoué aussi, sans autre difficulté, qu’il vendait des dessins et des objets à l’insu de son maître. Mais cette fois, lorsqu’il s’agit du tableau de la marquise de Mantoue, il refusa de laisser dire qu’il avait abusé de ma confiance. Il maintint que j’étais son complice et son inspirateur.

 

Il y eut donc entre nous une querelle plus grave que les autres et une conjonction de faits extrêmement fâcheux qui expliquent toute la suite. Elles l’expliquent jusqu'à présent , encore que je ne sois point sûr du présent.

 

Si Salay ne nous a point suivi en France et s’il m’a exposé à mourir seul dans la montagne, c’est à cause des circonstances qui se sont précipitées en ce temps là et qui laissent leur brûlure dans ma mémoire.

 

La première fut la mort de mon père. J’étais fort soucieux de l’opinion que Ser Piero da Vinci avait de moi. Lorsqu'il mourut j’étais encore en train de comploter pour qu’elle devînt meilleure. Je voulais non le revoir car mes frères cadets me l’avaient interdit, mais lui envoyer la Bruna, par l’intermédiaire de l’une de mes servantes, Mona Margarita, qui connaissait la sienne. La Bruna, pensais-je, saurait le persuader de ma gloire future.

 

Mais il mourut au commencement de l’été. Il avait quatre-vingts ans. Il laissait, outre les deux frères que j’ai dit, huit garçons, deux filles, et de grands biens dont je n’ai pas hérité pour un seul florin

 

Les querelles qui paraissent avoir la cupidité pour origine sont causées, en vérité, par des sentiments plus dignes de susciter la compassion du philosophe. L'homme qui dans un héritage cherche à dépouiller ses autres frères ne prétend ni les ruiner ni s’enrichir mais s’arroger, après la mort de leur père, la préférence dont il n’a point joui de son vivant. Ceux qui sont parents de nombreux enfants doivent les traiter avec un égal amour. Ils n’en doivent aimer aucun plus que les autres. De grandes querelles naissent de préférences accordées trop légèrement.

 

J’eusse certainement aimé arracher à mon père un mot de pardon pour les torts que j’eus envers lui. Le plus grand fut ma naissance. Je n'y pouvais remédier qu’en progressant vers la gloire qui m’était promise. Le triomphe du grand oiseau saurait seul me délivrer de la matrice. Sans lui, ma naissance ne serait point achevée. Sans lui, je resterais dans l'escalier, prisonnier de l’hélice des limbes, livré à aux férocités de la nature. Mes jambes seraient prises comme elles le sont à présent sous la neige. Je serais aveuglé. Je serais englouti. Je ne verrais point le jour.

 

Je voulais m'extraire de l’obscurité, renoncer à tout ce qui est bas et cruel, m'envoler des plus hautes terrasses en échappant aux calomniateurs, à la brutalité des princes, à la cruauté des Turcs. Voilà ce que je voulais. Voilà ce que je veux.

 

 

 

 

 

 

 

Des obsèques de mon père, je ne dirai rien, sauf ceci: je n’y fus pas le premier de ses enfants. Et ceci encore: ses servantes furent mieux traitées que moi. Le jour où il fut couché sous sa pierre je ne songeai qu’à la forme du nouvel ornithoptère qui serait cause de ma renommée universelle et me vengerait de son indifférence. J'en avais tracé l’esquisse à Cesena et sur les tours du palais ducal d’Urbino. Il s’élèverait dans l’éther au delà des monts où l’air est à peine troublé par la chaleur du jour. Il ferait son profit des rayons du soleil pour monter vers les nuées à l’exemple des cigognes qui ne possèdent pas assez de force pour batte longtemps des ailes. Le navigateur de l’air donnerait à l’extrémité de la voilure un certain mouvement au moyen d’une courroie pour infléchir sa course. Il tournerait au dessus des vallées comme font les plus grands oiseaux afin de se maintenir dans la montée de la chaleur par leur mouvement hélicoïdal.

 

Il faut, aux cigognes, très peu de force pour se soutenir et se maintenir en équilibre sur la course du vent. Le mouvement qui leur est nécessaire est d’autant plus faible que leurs ailes sont grandes. Chez les oiseaux, la proportion du poids à l' envergure est fort variable.On voit des faucons porter des canards. On voit des aigles enlever des lièvres vers les hauteurs.

 

Pour mon vol la grandeur de la montagne devait être au moins égale à la crête de San Baronto d’ où je contemplais les vergers dans mon enfance. Il fallait aussi que la pente fût forte afin que l’ornithoptère pût quitter au plus vite les parages où le vent est capricieux. Il fallait enfin que la pente fût bien exposée au soleil de l’après-midi et proche d’un fleuve.

 

Oui, c'est à quoi je songeai, dans l’heure même où mon père fut couché sous la terre.

 

 

 

 

 

 

 

Peu après, il y eut une autre circonstance que je me rappelle très bien: Tommaso Masini, il mio famiglio Zoroastro, qui courait toujours la ville à la recherche d’animaux, et qui voulait me détourner de mes sujets de tristesse, m’amena cette fois un animal de l’ espèce la plus singulière: un garçon d’une exquise beauté, jointe à une grande vigueur malgré une taille au dessous du médiocre. Il se nommait Michele, il avait les cheveux blonds et fort bouclés, les yeux bleus comme Salay, des épaules dures, un nez droit et des lèvres à l’antique qui rappelaient fort les esclaves de marbre du cardinal Grimani.

 

Zoroastro avait trouvé cet Apollon dans les collines qui entourent le Monte Ceceri. Son père était un fermier. Il n’était donc pas plus orphelin ni déshérité que toi Francesco, quand plus tard, tu vins te présenter toi-même en me disant: “ Maître ne me repoussez pas car je veux vous servir. A quoi, tu t’en souviens, j’ai répondu:

 

  • Et pourquoi veux-tu me servir?

  • Pour vous ressembler m’as-tu dit.

  • Et pourquoi veux-tu ressembler à un vieil homme dont la barbe est presque blanche et qui n'a plus de dents?

  • Parce que vous êtes le plus savant des ingénieurs de l’Italie, m'as-tu répondu.

 

Michele, lui, ne m’a rien dit de tel. Il n’avait aucun don pour la parole et il ignorait tout de mon art. Mais à l’exemple de Zoroastro, qui me l’avait amené, et comme toi, mon enfant, qui par ton zèle et ton amour l’auras si bien illustré, il avait une inclination sincère pour les hommes qui ont atteint le sommet de leur âge.

 

Salay m’avait naguère envoyé le jeune fils d’un marchand de laine afin qu’il partageât ma couche. Je m’étais gardé de l’y inviter. J’avais d’autant moins admiré la figure de cet enfant que son père avait, je crois, des liens avec mon frère Lorenzo dans la corporation des lainiers.

 

Mais je confesse que cette fois mon cœur fut aussitôt touché par Michele. Sa figure gracieuse était digne de Donatello. Il venait, comme j’ai dit, de la campagne entre Fiesole et Pontassieve, où il retournait fort souvent. Il gagnait quelque argent comme portefaix. Salay l’avait connu lors du transport de mes affaires à Pise.

 

Outre un mulet qu’il louait à un vieil homme de Fiesole, il tirait après lui deux ânes, Mimi et Momo, l’un blanc et l’autre gris, « l’un triste et l’autre non », nous dit-il. Selon son humeur, il flattait l’un ou l’autre. C’est ainsi que je le connus d’abord. Il vint chez mon oncle Francesco à Vinci avec ses bêtes, afin de redescendre les huiles dont j’avais besoin pour ma Bataille. Il le fit une première fois durant l’été où me rendis au moulin que louait mon oncle sous la cascade. Zoroastro et Iacopo, (un apprenti que j’avais en ce temps-là), y broyaient mes couleurs en chantant des chansons galantes.

 

La deuxième fois, Michele vint pendant les vendanges. Mon oncle Francesco, fort affaibli, nous reçut dans la maison qu’il occupait dans l’enceinte du château de Vinci. Quant à moi j’habitais dans une autre maison qu’il possédait à la Colombaia. Le matin je montais donc à Vinci avec Michele et ses ânes.

 

C’était pendant le temps où les enfants légitimes de mon père s’entendaient si bien à m’écarter de son héritage. Dans la tombe Ser Piero me poursuivait encore de ses réprobations et j’en étais fort triste. Alors, pour me consoler de mes tristesses, Zoroastro nous divertit. Il fit des farces, il se grima en homme sauvage, en panthère et en singe. Il raconta l’histoire des deux amis qui marchent la nuit sur un chemin sans lumière. Le premier dit à l’autre: « A présent je suis sûr que tu es mon ami. Ah bon? répond le deuxième, et pourquoi? Parce que tu pètes tous les trois pas pour me guider dans l’obscurité ! »

 

Mon oncle renvoya les siens pour rire avec nous. Il écouta Zoroastro jouer de la musique avec des tiges de sureau et des feuilles de laurier. Il éclata de rire quand il vit danser un lapin ou un cabri. Puis Zoroasto, quand il fut certain d’avoir réussi à apaiser mon coeur s’en alla avec Iacopo, me laissant seul avec mon oncle et Michele.

 

Mon oncle Francesco, qui n’avait point de pudeurs inutiles me fit entendre qu’il appréciait mon nouveau serviteur Michele. Il m’apprit que pour réparer l’injustice qui m’était faite par les enfants légitimes de son frère Piero, il me laisserait, en mourant, la maison de la Colombaia et que mon grand-père Antonio l’en eût certainement approuvé.

 

Il me parla aussi de Zoroastro qui venait de nous quitter et en qui j’avais raison de placer ma confiance. Puis il attendit que Michele fût en train de goûter la tiédeur du soir sous les voûtes, pour me dire que Zoroastro m’avait trouvé là un garçon superbe, et qui de surcroît n’avait point de goût pour la jeunesse.

 

Je lui répondis que Zoroastro le prétendait en effet.

 

“ Eh bien moi, je l’ai vérifié, me dit-il”.

 

Je n’eus pas le loisir de l’interroger. Sitôt proféré cet aveu, il jugea sévèrement Salay, ce qui me fut douloureux et me détourna de ce premier sujet. Zoroastro lui avait décrit les errements de mon élève et l’ivresse des hauteurs qui l’avait saisi depuis qu’il rôdait autour des plaisirs des Medici, des Vespucci, des Benci. Toute la ville l’accueillait pour entendre et colporter de mes nouvelles.

 

Je voulus plutôt savoir jusqu’où mon oncle avait vérifié les dispositions du jeune Michele à l’égard des hommes avancés en âge, et il me répondit en riant: “ Jusqu’à l’extrémité ”.