littérature

Nus et vêtus (2005)

Ce fut d’abord une silhouette sous la pluie, le col fermé d’une main, de l’autre faisant signe aux conducteurs: un garçon de quatorze ans aux pommettes hautes, aux cheveux blonds et raides, qui me demanda si j’allais à Montrond et monta dans ma voiture au lieu dit Faute d’argent.

 

Le panneau pourrait servir de légende à la scène - et la scène, à cette époque de ma vie. Je rentrais de la capitale, après je ne sais quelle démarche infructueuse. Je ne sais laquelle parce qu’ elles l’étaient toutes. Chez un peintre la moindre rebuffade s’aggrave en outre de ce que son entourage croit le flatter en lui répétant « avec le talent que tu as », par quoi il faut entendre « au prix de concessions bénignes, tu aurais pu faire fortune », mais j’en étais loin.

Installé dans un village de montagne près de la frontière suisse, je ne travaillais ni pour l’industrie ni pour l’édition, mais pour la postérité qui coûte cher aux artistes et ne rapporte qu’à leurs descendants, or je n’en avais pas.

Je peignais de grandes toiles où l’on voyait un mélange de personnages nus et vêtus hésitant devant une coulisse entre des rideaux de couleur, certains âgés et d’autre non, certains sereins et d’autres moins, les mêmes qu’aujourd’hui en somme, sauf qu’ en ce temps-là, ils ne valaient presque rien. La Profession me préférait n’importe qui. Presque tout le monde en vérité. Les musées achetaient des collages et la galerie de Genève sur laquelle je comptais pour vivre allait disparaître. J’avais presque cinquante ans. La guerre était à nos portes. Ma mère venait de tomber malade.

Cet enfant ramassé au bord de la route m’intéressa parce que je commençais à désespérer de mon sort. C’est dans ces moments-là qu’on se penche sur celui des autres le plus volontiers.

Il me demanda s’il pouvait mettre de la musique. Je voulus allumer le poste mais il prévint mon geste. Tandis que j’essayais de deviner l’origine de son accent, il tira de sa poche un disque qu’il glissa lui-même dans l’appareil. Les haut-parleurs crachèrent une musique cardée comme les graffitis que l’on voit sous les ponts . Ma camionnette, qui d’ordinaire sillonnait le paysage au son de la Pastorale, fit un écart aussitôt. Sans quitter mon siège, je m’arrêtai pour ouvrir la porte de mon jeune passager et je lui dis:

- Va chercher ailleurs un autre juke-box.

Mon accès d’ humeur ne le troubla pas. Il me réclama son disque. Je le lui tendis, je claquai la porte, mais à peine eus-je démarré, en le laissant seul sous la pluie, qu’il m’inspira une indulgence imprévue. Son menton portait une fine cicatrice. Ses lèvres étaient trop grosses. Ses yeux mélangeaient le bleu et le gris. Sa joue creuse et sa pommette haute témoignaient de son origine étrangère autant que son accent.

Au premier terre-plein, je fis demi-tour. Quand je le retrouvai, il marchait à l’opposé de sa direction et tentait d’ arrêter une autre voiture pour regagner la vallée.

- Tu peux remonter avec moi, lui dis-je embarrassé, à condition de te comporter en civilisé.

J’expliquai que la civilisation consistait à ne point considérer les gens comme des instruments. Il en resta muet.

- Tu vas toujours à Montrond?

Il hocha la tête.

Après avoir été surpris en train de s’éloigner du village il consentit à y être ramené comme si sa destination n’avait aucune importance. Seule, l’anima peut-être, le début d’une curiosité envers moi, laquelle fut d’ailleurs inutile, car je ne prononçai plus une parole.

- Vous n’avez qu’à me laisser là, me dit-il enfin.

Il me désigna un lieu morne et sans habitation. Un arrêt d’autobus en béton noirci ruisselait près de la plaque Montrond 0,2.

Une fois dehors, il ne dit pas merci et sembla résolu à ne plus faire un pas avant que j’aie quitté la place. J’eus beau ralentir avant de franchir l’angle de la mairie, il resta immobile.

Ensuite le moteur de ma camionnette rugit dans les rues étroites. Je dépassai la fontaine, l’esplanade, le bâtiment de la poste. Le quai de l’ancienne forge. Le Café Badin et La terrasse de l’hôtel Miramont dont la balustrade était tordue par une glycine.

Après la maison de Lucienne (ma voisine et femme de ménage, qui vivait avec un fils idiot de mon âge) on arrivait dans une cour pavée, gardée par un portail à tourelles.

C’est là que j’habitais, dans un château qui portait l’humble nom du village. Il était assez humble lui-même, c’était un bâtiment du XVIème siècle dont le premier étage comportait une salle à cheminée Renaissance et possédait six fenêtres donnant sur la rivière. Au début, je le louais à une veuve. A sa mort, ses héritiers m’avaient contraint à l’acheter. J’avais commis toutes les erreurs dont les artistes sont capables quand ils imitent les gens normaux. Je m’étais endetté à un taux exorbitant pour un bâtiment dont le toit fuyait, dont les murs suintaient, dont l’adduction d’eau gelait sous la cour. Mais la façade principale se dressait à l’aplomb de la falaise et le point de vue était vertigineux.

Pour parvenir à ce belvédère on traversait un village d’une centaine d’âmes dont une dizaine seulement méritaient ce nom-là. Hormis l’instituteur, l’ancien receveur, la veuve d’un Libanais, qui m’empruntait des livres, un garagiste et quelques autres dont je gardais l’amitié, la moitié des habitants me reprochait d’adresser la parole à l’autre et réciproquement. On se méfiait surtout de moi depuis que je donnais des cours de dessin à l’école. Sous prétexte d’assurer bénévolement l’éducation artistique des enfants, je m’arrogeais le même statut que le médecin et n’ignorais rien de ce qui se passait dans les familles.

Je ne fus pas long, par exemple, à apprendre le nom de ce garçon de quatorze ans que j’avais emmené dans ma voiture: il se nommait Ilya Maresquier. Sa mère venait de Russie. Elle avait épousé, cinq ans plus tôt, le frère d’un éleveur de chez nous, Maresquier, un homme de taille élevée, tonsuré comme un moine avec une poitrine de centaure et des yeux bleus dont l’iris était cerclé d’un anneau aigue-marine.

En vérité cette Russe avait épousé deux Maresquier en même temps : des jumeaux de cinquante-quatre ans, Emile et Raymond. On les distinguait par la denture. Emile portait un dentier blanc ; l’autre, le père adoptif d’Ilya, des dents en alliage qui convenaient à sa mâchoire de rustre. Leur barbe était si dure que Raymond Maresquier se rasait deux fois par jour. Il flottait toujours autour de lui des relents de ces après-rasage que l’on vend dans les épiceries de campagne, entre les tampons à récurer et les piles électriques. Sa femme russe, de loin sa cadette, portait un prénom qui formait, avec son nom d’épouse, une allitération que je trouvais charmante: Marina Maresquier.

Ils s’étaient choisis sur catalogue dans une agence internationale. D’après les enfants de l’école (qui l’avaient entendu de leurs parents à table), la Russe avait un fils, « donc c’était moins cher ». Raymond Maresquier, avec sa grande figure et sa lourde carcasse n’aurait pas pu épouser une femme sans passé. Il avait donc pris celle-là et donné son nom au petit Ilya.

Hélas le vrai père de ce garçon venait de se manifester. Ilya était même allé le voir à Moscou, voyage dont il était revenu teigneux et susceptible. Il venait aussi de fuguer, épisode après lequel je l’avais ramassé au bord de la route. Il fréquentait des voyous en ville, paraissait trop dégourdi et dominait les autres enfants de la tête et des épaules. S’il fréquentait déjà le collège de l’agglomération voisine on le voyait encore dans les rues en compagnie des élèves de la communale qu’il voulait épater. La plupart des garçons de l’école l’admiraient. On me rapporta qu’il dessinait à merveille. On me promit de me montrer ses travaux.

Je vis en effet un cahier couvert d’illustrations académiques dont l’art reposait sur une exacte observation de la nature. Ce n’est pas que, dans les écoles françaises, on pratiquât une autre méthode . On n’en pratiquait aucune. L’instituteur m’avait prié de m’adresser à ses élèves une fois par an pour leur représenter au moins ce qu’ils perdaient: on appelait ça intervenir.

A force d’interventions, j’avais fini par donner des leçons hebdomadaires. Cela durait depuis quatre ans mais les choses étaient en train de se gâter. Mon bénévolat devenait de plus en plus difficile à justifier devant l’Inspection. Mes interventions prenaient la forme d’un enseignement, or tout enseignement oblige à classer les résultats obtenus. Certains élèves dessinaient bien, d’autres médiocrement, d’autres mal. Les parents des enfants les moins doués commençaient à critiquer ce professeur bénévole qui avait le tort de flatter les uns et de blâmer les autres.

L’arrivée d’ Ilya Maresquier me fournit un bon prétexte pour tout arrêter avant d’en être prié. Afin de lui permettre de participer à mes cours et de recevoir les élèves qui avaient quitté la petite école, je créai un atelier chez moi, dans une ancienne salle à manger, où la moitié des parents continua de m’envoyer ses enfants. L’autre y renonça en regrettant que le bénéfice de mes leçons échût quand même à ces irréductibles.

Enfin, deux familles me firent savoir qu’elles allaient payer à leurs rejetons un « professeur d’arts plastiques » (quand je me contentais, humblement, d’ enseigner le dessin).

C’est ainsi que la mère d’ Ilya me rendit visite, pour me prier d’admettre son fils à mes leçons.

2

Marina Maresquier me demanda tout de suite où étaient les toilettes, ce qui est singulier quand on arrive chez les gens pour la première fois, mais j’eus le loisir de m’apercevoir ensuite qu’il s’agissait chez elle d’une timidité venue de l’enfance. Dès qu’une situation menaçait de tourner en sa défaveur, dès qu’on s’apprêtait à la convaincre de mensonge, elle filait au fond du couloir.

Quand elle en revint, l’entretien eut lieu dans mon bureau dont la fenêtre unique donnait sur la falaise. Je la fis entrer timidement, en la priant comme il se doit d’excuser mon désordre. Elle déclara qu’elle « adorait le bordel » et souleva un coin du rideau qui donnait sur la vallée.

Son visage blanc aux joues pleines arborait un demi-sourire inaltérable qui exprimait une aménité de principe plutôt qu’un sentiment précis. Elle embaumait d’une manière à peine honnête et sa poitrine abondante était couverte d’un chandail blanc hérissé comme le poil d’un chaton.

- Giovelina c’est joli me dit-elle. C’est votre vrai nom?

Je lui répondis que oui, c’était celui de mon père.

- C’est italien?

Mon père était corse, militaire, mort depuis dix ans. De son côté elle me confia que son premier mari était « officier lui aussi ».

Elle admira la vue qu’offrait mon refuge. On voyait scintiller la ville, en bas, dans la brume et le cri des corbeaux. A travers la fenêtre entrouverte, la nature poussait une longue et presque imperceptible clameur sous le ciel froid. C’était un matin de novembre. Nous commentâmes le paysage, moi par timidité, elle pour m’examiner à la dérobée ; curiosité qu’elle étendit à mon domaine de célibataire, aux portraits qui ornaient les murs, aux souvenirs de voyage. Je commis l’imprudence de lui révéler que j’avais connu des peintres russes à Paris et de prononcer quelques mots dans sa langue, auxquels elle répondit par une allusion obscure à son enfance.

Sur quoi elle caressa son pull-over blanc avec insistance et me promit un gâteau appelé vatruchka pour le dessert, si j’acceptais de venir déjeuner chez eux le lendemain.

- Alors c’est oui?

Ce fut oui.

3

Le jour suivant, son mari m’accueillit le premier. Longues oreilles, sourcils fournis, joue creuse et regard clair, il portait son mètre quatre-vingt dix de manière timide, farouche et ressemblait un peu à Abraham Lincoln. Il était de ces hommes à qui le sourire n’est pas un exercice naturel, mais qui s’y livrent tardivement avec une espèce de bonne grâce imprévue.

Il élevait cent vaches laitières et des veaux de boucherie suralimentés sur un domaine nommé la ferme de Buis. Le bâtiment à toits rouges avait la forme d’un L, avec une tour carrée en son milieu. Les barrières blanches au milieu du vallon donnaient l’illusion qu’on se trouvait au Canada.

Son frère jumeau, un veuf sans enfants, était en train de perdre la vue après un accident et Raymond reprenait l’exploitation, les ouvriers, les garçons d’étable et le matériel après avoir vendu sa propre ferme. Ca ne méritait pas une médaille, me dit-il, d’un ton qui signifiait le contraire.

Il avait longtemps vécu dans d’autres montagnes. La vie n’y était pas meilleure qu’ici. Il n’avait noué aucune « attache sérieuse ». Il me laissa entendre qu’en cinq ans, sa femme russe avait suscité là-bas des commentaires sans charité, en sorte qu’il ne regrettait pas d’être revenu ici, sur la terre de ses parents.

Je m’avisai qu’avant son arrivée je n’avais guère fréquenté son jumeau Emile. On ne le voyait qu’une fois l’an et d’ailleurs en sa compagnie, lors de la fête du village où ils jouaient tous deux les Hercules dans un concours de bûcherons.

Le jour de ma visite, quand l’aveugle entra, il était mené par Ilya qui s’assit d’abord avec lui au coin du feu. Puis l’enfant se releva et se laissa présenter, en affectant pratiquement de ne pas me connaître. Raymond vint se placer à côté de son frère Emile. Je pus les comparer à mon aise. Le poil qui leur manquait sur le crâne leur sortait du col en abondance. Leur stature était athlétique mais à l’ancienne, à la manière des tableaux de Boucher, tout en épaules, en avant-bras, avec des veines lourdes et saillantes comme celles des chevaux.

A côté d’eux, le jeune Russe appartenait à une autre espèce. Il était blond, diaphane, mince, coiffé d’ une touffe de cheveux si drue qu’elle semblait impossible à peigner. Ses poignets veinés formaient un réseau bleu sous sa peau d’albâtre.

Marina me parla de ma classe de dessin. Elle se plaignit de son fils en lui tournant le dos. Depuis qu’il était allé chez son vrai père à Moscou, rien n’allait plus me dit-elle, d’ailleurs là bas il s’était montré détestable par ses phobies, son humour grinçant et son indiscipline, qui avaient lassé tout le monde.

Le père adoptif maugréa dans le même sens sur un ton plus modéré mais Ilya s’écria soudain :

- Arrêtez de parler de moi comme si je n’étais pas là d’accord? .

Il disait « d’accord » à la fin de toutes ses phrases. C’était la mode du moment. D’une manière générale, Ilya se montrait très sensible à l’influence du milieu.

- On ne risque pas d’oublier que tu es là, dit Raymond.

Par une habitude que j’observai dans la suite et qu’expliquaient ses sentiments religieux, Raymond Maresquier s’obligeait à la patience dans les circonstances qui l’inspiraient le moins. Par exemple Ilya persista devant lui dans la mauvaise humeur. Il voulut compromettre le déjeuner en singeant les propos de sa mère, leva les yeux au ciel et inventa mille façons de manifester son dédain. Mais son père adoptif ne protesta jamais ; tant qu’à la fin, je montrai la même fermeté que celle dont j’avais fait preuve dans la voiture et je murmurai d’une voix brève: « Maintenant Ilya, ça suffit ».

Sa mère s’épanouit . Elle se pencha vers moi, elle s’ouvrit comme une pivoine à quoi faisait penser sa robe rouge, et parut vérifier une intuition triomphale à mon sujet. Quant à moi je vérifiai l’intuition réciproque: elle me trouvait à son goût malgré ma barbe grise. Il était déjà trop tard pour lui inspirer des sentiments contraires.

Dans le regard de Raymond Maresquier, je lus à peu près: « Elle va vous sauter au cou, mais rassurez-vous, je n’ai pas l’intention de vous haïr ».

Marina reçut de vifs compliments pour son gâteau (une sorte de cheesecake qui avait la couleur de ses pull-overs). Après le café elle servit des alcools, mais ni Raymond ni son frère n’en burent. Ils n’avaient pas bu de vin à table non plus. Au contraire, mon hôtesse tira prétexte de ma présence pour s’enivrer comme un soldat. Quand nous examinâmes les dessins de son fils, elle attarda son coude sur mon genou d’une manière ostensible et son sein me frôla.

Ce manège aurait dû être insupportable à son mari qui n’y prit pas garde du tout. Il me parla de la classe de dessin que j’avais montée au château. Il me dit qu’il faudrait faire une note pour le matériel. S’il y avait des livres à acheter, il me donnerait le nécessaire. « Vous me direz ce que je vous dois », conclut-il, avec importance, en se curant les oreilles. Il se curait souvent les oreilles, qu’il avait fort grandes, et il insistait toujours sur les questions d’argent.

La rumeur affirmait que j’avais quitté l’école pour être payé de mes services. Ce n’était pas que leur gratuité fût mal perçue, elle n’était pas perçue du tout: elle était inconcevable et nul n’y croyait. Depuis quatre ans les parents se demandaient ce que je cherchais. Réclamer des honoraires n’eût pas été déchoir dans ce pays où toute générosité paraissait suspecte. Mais en tant qu’occupant du château, je passais pour gagner ma vie largement et, par orgueil, je ne voulais détromper personne. Si je roulais en camionnette, c’était donc par caprice de vieux garçon et non par indigence.

Le frère aveugle de Raymond Maresquier, qui avait assisté à mon arrivée à Montrond huit ans plus tôt, était persuadé comme les autres que je jouissais d’une fortune cachée à Genève. Il multipliait les phrases du genre: « Vous qui faites le tour du monde avec vos tableaux », « Vous qui connaissez les gens de la télévision ».

Il y avait là-dedans de moins en moins de vérité mais le peu qui subsistait suffisait à entretenir une légende. Certains de mes hôtes arrivaient de l’étranger. On m’invitait parfois à exécuter un portrait mondain dans une villa de Marrakech. Je comptais parmi mes amis un acteur de cinéma, Jean-Gabriel Ferri, un homme très âgé, un ancien du Théâtre-Français, qui ne tournait plus mais qui débarquait chez moi dans une Porsche verte conduite par un gigolo sicilien nommé Nuncio.

Au regard que Marina porta sur moi je devinai que son beau-frère lui avait parlé de tout cela en termes flatteurs. Elle me prenait pour l’un de ces personnages dont on dit qu’ils fréquentent tous les milieux.

J’étais un habitué de ce genre de malentendus. Après quelques succès dans les galeries à la mode, je traînais une réputation fâcheuse, à cause d’un secret calomnieux dont j’ignorais la nature. Chaque fois que mon agent à Paris entrait en relation avec un musée, au seul nom de Giovelina une réserve achevait de le persuader que j’avais commis quelque action épouvantable dont la Profession entendait me punir. Du coup, mon agent lui-même craignait de se compromettre en défendant mes œuvres et s’apprêtait à me quitter. Ainsi la réprobation s’accentuait-elle, d’année en année, autour de mon passé criminel, sans que je fusse jamais informé de mon crime.

- Je viendrai vous voir, dit Marina en me raccompagnant, il paraît que vous avez une grande bibliothèque et j’adore la lecture .

Elle affectait une bienveillance de grande dame qui tombait un peu à plat. Elle était ivre, trébuchait sur les mots se raccrochait à son mari qui l’approuvait d’ un ton vague en disant « c’est ça, c’est ça ».

A la fin j’eus pitié de l’un et l’autre.

Je me souviens que c’était le jour de la première neige. Je rentrai chez moi soucieux d’avoir songé à mon passé, à la vanité de mes efforts, à celle de tous les efforts en général, dont l’évidence vous saisit autour de la cinquantaine. Je restai rêveur sur le canapé devant la baie vitrée de mon bureau d’où l’on voyait tournoyer les flocons. A mon âge les peintres faisaient retoucher leur biographie. Moi j’étais trop occupé à vivre pour en avoir une. En outre, celle que l’on m’attribuait n’était pas la bonne. Je me promis de découvrir qui avait altéré le portrait derrière moi. J’allais mener une enquête à Paris.

En vérité, j’y pensai une heure. Et puis moins. Et puis plus. A la fin je m’endormis heureux à la pensée que la neige allait tomber jusqu’au soir.

4

Le jeune Ilya Maresquier se présenta le samedi suivant pour me prévenir qu’il ne viendrait pas à mon cours de dessin de l’après-midi.

- Pourquoi me l’annoncer?  lui dis-je avec ironie. Je ne t’attendais pas, je ne me serais donc pas avisé de ton absence.

Il se dandinait sans m’écouter. Sa visite avait visiblement pour objet d’ examiner mes tableaux avant de consentir à devenir mon élève, mais pour cela rien n’était sûr, car il était conscient de son talent, et n’eût pas accepté les leçons de n’importe qui.

Je lui ouvris la pièce à croisées de pierre où mes toiles les plus grandes, debout sur un chariot de vitrier, attendaient d’être chargées dans la camionnette. Les murs étaient peuplés de portraits de ma main.

- On dirait des fantômes, me dit-il.

Il avait raison. J’avais trop fréquenté de gens âgés. Ma mémoire était un cimetière. Mes tableaux mélangeaient en outre les sujets de générations différentes. Pour marquer davantage cette différence, les uns étaient nus et les autres habillés. Les enfants étaient presque toujours vêtus et les vieillards ne portaient pas de vêtement. Il s’agissait souvent de femmes âgées qui arboraient au front un simple bandeau et semblaient assises sur une pierre tombale.

Ilya en fut impressionné jusqu’au malaise mais je pris cela pour de la jalousie. Il voulut savoir si je peignais d’après modèle et je répondis qu’une caméra ou un appareil de photo me servaient de carnet de notes. Je le conduisis au premier étage dans une salle où étaient épinglés des centaines de clichés de personnages dénudés, d’études anatomiques, d’agrandissements d’une partie du corps, épaule, naissance du cou, pli de l’aine ou torsion du nombril, le tout sous divers éclairages.

A ce moment là, Lucienne Coudrier, ma femme de ménage, à qui je venais d’annoncer qu’elle quitterait momentanément mon service car j’allais manquer de ressources pour la payer, se présenta dans l’atelier et m’appela Monsieur de Giovelina (quand tout le monde m’appelait Jean, même son fils). Elle m’avisa, d’un ton raisonneur, qu’elle continuerait à venir passer le balai chez moi, même si je n’avais plus d’argent.

Ce fut lent, pénible. J’eus honte de son indiscrétion devant mon jeune visiteur. Je lui dis que nous reparlerions de tout cela et je la renvoyai avec une patiente fermeté.

Avant de quitter la pièce elle se souvint qu’une dame attendait dans la cour.

Ilya regarda par la fenêtre.

- C’est ma mère , dit-il.

Il n’avait pas envie de la croiser chez moi. Je le conduisis devant une porte qui menait à une passerelle au flanc de la falaise, puis à une gloriette, un belvédère à moitié détruit envahi de ronces, d’où l’on pouvait quitter la maison à l’abri des regards.

Hélas, en sortant, nous tombâmes sur sa mère en col de fourrure. Elle regardait le paysage à cet endroit précis.

Le jeune garçon lui dit en russe « Je te cherchais, on m’a dit que tu étais ici », puis il improvisa une commission à lui faire de la part de Raymond Maresquier et s’éloigna, me laissant seul avec elle.

« N’avez-vous jamais le vertige? » me dit cette femme en affectant un air mystérieux. Elle se pencha sur la pierre moussue qui plongeait vers un gouffre de cinquante mètres. Sa courte haleine flottait au vent tandis qu’elle parlait et elle parlait sans cesse. Cela nimbait le bas de son visage d’une écharpe de vapeur tendre et lumineuse. Ses cheveux frisaient sur les tempes et ses yeux larmoyaient à cause du froid. Son visage me plaisait. Elle possédait un masque idéal: des paupières inférieures bridées par le renflement de la pommette, un nez droit, des lèvres pleines. Il y avait en elle de la Sibérie et de la Prusse. On l’aurait vue sur une affiche communiste de 1950 devant une moissonneuse-batteuse. Hélas, elle était aussi de ces femmes qui réclament leur portrait, et qu’on n’a aucune envie de peindre, parce qu’elles ne se trouvent jamais à leur goût.

Elle me dit qu’elle était venue chercher son fils, puis elle prétendit qu’elle voulait m’emprunter des livres, et enfin qu’elle espérait voir mon atelier. J’aurais dû lui donner des livres et la reconduire aussitôt. Mais la bibliothèque se trouvait à l’étage et l’atelier derrière nous.

- Venez voir où je travaille, lui dis-je en l’invitant à se retourner.

En entrant, j’eus un haut le coeur.

Mes déboires auprès d’un marchand parisien m’avaient dégoûté de mon propre travail. Raffiner, jusqu’au seuil de la vieillesse, un art que personne ne réclame est une tâche ingrate.

- Mais c’est magnifique ! me dit Marina.

Elle longea une toile de deux mètres qui représentait une vieille femme dénudée couchée sur une plaque de verre. A côté d’elle une fillette habillée d’une robe grise à bretelles et d’un chemisier bleu, semblait courbée sur un puits de lumière.

Hélas ces toiles étaient trop hautes et trop chères pour ceux qui les auraient achetées le plus volontiers. Les autres en avaient les moyens mais ils n’y songeaient pas. Je me trouvais prisonnier d’un circuit qui reposait sur l’approbation de trente personnes, laquelle nécessitait d’entretenir une cote par des manifestations à l’étranger, une légende mondaine, le soutien de la commission des Musées de France. Il importait, surtout, de mériter le brevet d’avant-garde; au lieu de quoi, un fort soupçon d’académisme rôdait autour de moi. La peinture de Giovelina était réputée fâcheuse, solennelle. Les raisons qui, cent ans plus tôt, m’eussent fait passer pour un peintre officiel me classaient parmi les dissidents.

- Vous savez ce qui me ferait plaisir, là, tout de suite? me dit Marina Maresquier (sans penser que je n’avais aucun désir particulier de lui faire plaisir). Ce serait que vous fassiez mon portrait.

Les moments les plus déprimants dans la vie d’un homme sont ceux où tout le monde réagit comme il l’a prévu.

A l’exception de cette entrée en matière, le comportement de Marina dépassa toutefois de si loin mes prévisions que je fus vite délivré de cet accablement.

Elle se dirigea vers la baie vitrée, ôta son manteau ; puis, du même geste, déboutonna son gilet, dénuda ses épaules et, malgré la température extrêmement basse, fit glisser son soutien-gorge dans la lumière, offrant à ma vue une poitrine à tétons roses assez navrante. L’un de ses seins portait un papillon tatoué dont je détournai tardivement le regard: « Il y a un malentendu lui dis-je, (et je désignai en parlant le peuple muet qui hésitait sur mes toiles entre de lourds rideaux tendus dans une lumière jaune), la plupart de ces gens n’existent pas, je ne fais pas de portraits proprement dits, je n’ai donc pas besoin de modèles ».

J’ajoutai une phrase indulgente du genre «  vous êtes vraiment incroyable », avec un effarement marqué d’humour. Si je me souviens bien, c’était pure politesse de ma part. Je ne voulais pas la gêner en lui faisant comprendre qu’elle avait commis une erreur d’appréciation ridicule. Elle le prit sur le même ton et se rhabilla mais mon amusement lui parut prometteur.

Il promettait, en effet, des ennuis auxquels je me demandais déjà comment échapper.

5

 

J’ignore ce qui se passa chez eux quand elle rentra, mais le fils de Mme Maresquier, après m’avoir annoncé qu’il ne viendrait pas, se présenta au cours de dessin de l’après midi, en même temps que les six élèves qui m’étaient restés fidèles.

Je dis bien en même temps, et non avec eux, car dès les premières semaines de son séjour au village, et après une phase très brève, où il suscita l’admiration générale, Ilya Maresquier fut mis en quarantaine par les autres enfants. A son passage, on détourna la tête et nul ne l’écouta plus.

Pour avoir subi le même traitement à son âge et suscité le même rejet de ceux qui, n’ayant aucun don, répugnent à voir ceux des autres reconnus, je me sentis envahi de compassion pour cet enfant . Je savais ce qu’il en coûte d’employer un mot rare à l’école, d’exprimer une idée originale, ou simplement d’être fils d’officier comme je l’avais été.

Face aux rebuffades, Ilya manifestait une réaction très commune: une tendance à la hauteur et au dédain, par quoi il affirmait sa supériorité sans en donner la preuve. Il dessinait avec une maîtrise parfaite mais elle semblait le gêner comme une infirmité. Il préférait se faire valoir en alignant les vantardises à propos des amis de son vrai père qui possédaient, là bas en Russie, tantôt une meute de chiens rares, tantôt une voiture de luxe, tantôt même un hélicoptère.

En dépit de son aînesse, les autres enfants ne le respectaient plus. On lui reprochait de fréquenter Gitans,Turcs, Albanais en sortant du collège; mais surtout, d’être sensible au lustre social, ce qui était encore plus mal vu au village. Il faut dire qu’à Montrond on tenait les riches pour des gens malhonnêtes et les bourgeois de Genève pour des trafiquants d’or.

Les peintres, qui dépendaient d’eux pour vivre, ne valaient pas bien mieux. Ils avaient des relations partout. Ils apprenaient les langues étrangères avec trop de facilité, parlaient au premier venu, recevaient n’importe qui, et, par tant d’aménité hospitalière, avaient l’air de vous donner des leçons.

Ce que l’on blâma dans mes relations avec Marina Maresquier, fut l’absence de cette réserve que j’aurais dû garder envers une étrangère et que l’on trouva démonstrative.

Or je n’entendais rien démontrer. Sauf à Ilya, peut-être. Dès le premier après-midi, je représentai à ce garçon, à mots couverts, mais sur un ton exalté, que malgré notre différence d’âge et d’origine, nous étions de la même race. Je lui promis mon soutien pour surmonter l’épreuve de cette révélation. Je songeai, avec une grande tristesse rétrospective, aux années passées à entretenir une singularité dangereuse, à la nourrir comme le Minotaure: elle m’avait éloigné de tous et faisait dire, aux rares personnes qui parlaient de moi dans le milieu des arts, que j’avais renoncé au monde et que j’étais devenu fou.

Ilya fut sensible à la connivence d’initiés que je lui proposai ce jour-là. Il y répondit d’autant plus volontiers qu’elle excluait les autres enfants. Mais il dessina toujours en se méfiant de mes préceptes. S’il consentit à les appliquer, ce fut à la condition que je n’en exprime aucune satisfaction.

Il y eut quatre ou cinq séances de dessin avant Noël. Sa mère ne put toujours user de ce prétexte pour m’aguicher à domicile, mais elle en trouva d’autres.

Le meilleur fut l’apparition de ma propre mère, la Générale de Giovelina, veuve depuis dix ans, malade depuis deux mois et qui vint passer les fêtes de Noël dans mon palais humide.

Mon dernier argent passa dans le chauffage. Le jour de la Nativité, je n’eus plus de quoi lui offrir un cadeau. Mais Marina Maresquier fit preuve à son égard d’une sollicitude sans limites. Elle l’aida à préparer la crèche de l’église. Ma mère revint un jour en disant: « Tu sais, je crois qu’elle tourne autour du curé ».

Elle avait raison, cela prit même un tour embarrassant car Marina était orthodoxe. En Russie, les hommes d’église sont plus enclins que chez nous à creuser certains mystères. Mme Maresquier se montra donc hardie. Pour finir, je crois que le curé la pria de rester chez elle.

Elle amusait beaucoup ma mère, laquelle insista finalement pour que nous recevions le couple à dîner avec son fils.C’était deux semaines avant Noël.

Je lui répondis que mes finances étaient négatives, que mes toiles ne se vendaient plus, et que j ’avais eu déjà de la peine à commander assez de mazout pour le chauffage de sa chambre. D’ailleurs j’étais résolu à me débarrasser de « cette baraque » dès que possible afin de rembourser la banque et j’irais vivre dans quelque hangar en banlieue.

Il était temps de l’avouer, mon entreprise avait échoué. Les compagnons de mes débuts ne s’étaient pas contentés de vendre leur art primitif à des marchands pressés, il avaient discrédité le mien. Et comme, depuis l’ouverture générale des frontières, celui qui n’était pas prophète en son pays ne l’était nulle part, je ne vendais plus à Berlin, ni à Genève.

Chez ma mère la foi et l’énergie suppléaient le raisonnement. Son regard devenait mobile, ses gestes brefs, elle s’emportait, s’indignait de ceux qui se plaignaient, disait qu’on n’avait pas le droit de gémir. Quand elle s’animait dans le discours, du chignon blanc qu’elle portait bas sur la nuque s’échappait une mèche qui lui frôlait la joue.

- Je sais que ça va marcher pour toi ! , me dit-elle d’un ton volontaire, tu n’as pas le droit de baisser les bras .

Elle revint sur ma carrière en soupirant que j’avais été imprudent de m’afficher à vingt ans avec un ministre homosexuel du général de Gaulle. Non à cause de ses mœurs, qui étaient admises, mais de ses opinions qui l’étaient de moins en moins. J’avais écrit des articles sur la peinture moderne dans un journal conservateur. D’une manière générale j’étais « incapable de la fermer ».

C’est ainsi qu’elle expliqua mon exil artistique à Raymond Maresquier lors du dîner qui précéda Noël. Saisissant au vol les propos de cet homme, elle lui dit naturellement:

- Vous livrez du bois? Livrez-en à mon fils, je vous le paierai moi-même, je trouve qu’il fait très froid ici .

Ainsi parvint-elle à rendre la température de la salle-à-manger acceptable en la mettant au compte de ma négligence.