littérature

La France mérite mieux que ça (2006)

Né de mère corse et de père savoyard, dressé à devenir un Français sans réserve, écrivain de surcroît, c’est à dire conscient et fier des mérites de ma langue, je reste malgré moi et malgré tout un demi-Franc. Ma loyauté envers mon pays est-elle en cause ? Non, c’est la France qui est devenue la moitié d’elle-même.

Ce sentiment de semi-nationalité, de sourde frustration est partagé par nombre de ceux qui nés, élevés Français se sentent expropriés, chassés de leur maison commune, de leur passé, de leur bercail par l’évolution de leur pays vers le statut de vague zone géographique peuplée de communautés américanophiles où les individus deviennent interchangeables et les cultures locales tolérables à condition de se faire oublier.
Je m’adresse à ceux qu’on a priés de se taire. Je m’adresse à eux pour les convaincre de ne pas renoncer au charme d’être français, de parler et d’écrire le français, de se référer souvent à l’histoire du pays afin d’ y puiser des raisons d’agir ou de s’abstenir. On aurait tort de croire que seul le dédain de la capitale anime les particularismes en France. Les provinces ont conscience d’être plutôt le sel de la nation . C’est  chez elles que s’est réfugié depuis peu le pays entier, le pays profond, la langue réelle contre la langue légale. Les provinces qui ont fait la France sont capables de la refaire. Les provinces qui ont fait le parler de la France lui réapprendront à parler .
Nombreux sont depuis toujours les provinciaux qui aspirent à une identité de voisinage, contre ce qui se passe là-haut. Une génération plus tard si rien n’a été fait le phénomène mène au désir d’indépendance. Or rien n’a été fait. Donc nous y sommes. En Savoie et en Corse, mes deux patries d’origine, les symptômes se manifestent toujours plus nombreux. En Corse c’est la diplomatie de la cartouchière. En Savoie on imprime des cartes d’identité et des plaques minéralogiques au chiffre d’un futur état souverain savoyard. Les représentants de la France n’ont donc pas fait leur travail. Je ne parle pas des préfets qui l’ont accompli au prix de leur vie ou de leur liberté . Je parle des autres : les haut vfonctionnaires européens, les élus qui écrivent des sottises sur papier glacé, ceux qui les font imprimer aux frais de la nation, les infligent à ceux qui les paient, et envoient des circulaires comme celles d’où extrais ceci,  à la volée:
Ne faut-il pas faire un état exhaustif des interventions des collectivités dans différentes compétences pour ensuite les organiser dans le but d’identifier le porteur de projet ?
Contre les fourriers du crétinisme culturo-administratif dont les exemples émailleront ces quelques pages et dont on trouvera le musée en annexe, je me propose de désigner le meilleur de l’esprit français afin de l’opposer à ceux qui n’y croient plus . Quand on lit ce qui précède on comprend qu’ils s’interrogent : où est passé le sens de la nuance, de l’ellipse et de l’antiphrase, où sont l’humour et la vigueur épique, où sont les mots qui griffent et qui épinglent, où est l’âme de la langue ?
Dans la morale des érudits de campagne. Dans les sociétés savantes locales. Dans les lectures des abonnés à la bibliothèque de leur quartier. Dans le langage pointu des étudiants africains. Dans le vocabulaire des vieilles personnes sans autre éducation que celle qui consiste à raffiner un humanisme de proximité . Bref partout sauf parmi les élites interchangeables qu’on nous désigne et que nous subissons. Partout sauf dans le discours de nos politiques, dont il sera beaucoup question dans ces quelques pages, parce qu’il nous fait honte.
Partout, sauf là où l’on prétend depuis trente ans que se trouve la France. L’esprit français est entré en résistance. C’est tellement vrai qu’il n’est même plus permis de le définir ( notamment par la pureté de sa langue) sans être soupçonné de sédition et de xénophobie . Au nom de quoi ? Du mot pureté, évidemment.
Or sans ce mouvement clandestin la France serait progressivement, méthodiquement, opiniâtrement écartée de notre vue, de notre admiration, et bientôt de notre souvenir. Le coeur de notre pays, retourné à son maquis, attend des jours meilleurs et les appelle de ses  vœux. Il les voit poindre et lit ce genre de propos comme on écoutait autrefois la radio de Londres. Le phénomène symptomatique auquel on assiste en ce moment est le mélange des ultra-loyalistes et des indépendantistes qui se retrouvent dans les mêmes salles parce qu’ils s’entendent sur un diagnostic commun : la France n’est plus la France.
L’idée de ce livre a germé au cours d’une conférence de presse qui réunissait, dans une cave du XIIème siècle écrasée par une batterie de rampes fluorescentes, trois bretons en querelle avec Paris, deux basques, des languedociens, des catalans et des savoyards. Ces derniers étaient fort nombreux et déterminés. La partie se jouait sur leur terrain. Sous les voûtes, rôdaient les mânes farouches des derniers ducs de Savoie. Sous l’estrade un personnage étroit et souriant semblait jouir de voir la presse locale assister à son triomphe : c’était le chef des « indépendantistes savoyards », un mouvement qui navigue entre folklore patoisant et droit international  Son ambition est de remettre en cause la validité du traité d’annexion de 1860 ; (La Savoie du Roi de Sardaigne tombait dans le giron de Napoléon III, après avoir été adoptée par la France en plusieurs occasions, notamment à la Révolution, où elle a livré passage aux armées de la liberté avant d’être obligée de cacher ses prêtres, ce qui lui a donné une très mauvaise opinion des révolutionnaires).
Je l’ai prié à dîner, pour entendre ses arguments. Sa thèse historique, à supposer qu’elle soit judicieuse, n’intéresse personne au delà des dix pour cent de partisans qu’il possède déjà. Les gens se moquent de savoir si la Savoie, le dernier pays à avoir rejoint l’ensemble français, a été annexée selon les règles du droit ou non. En revanche les Savoyards sont majoritairement sensibles à des notions moins juridiques : en admettant que le référendum d’annexion n’ait été ni truqué, ni trahi, en admettant qu’en un choeur unanime les Savoyards (qui avaient encore un sénat et une armée en 1861 c’est à dire à une époque où Gustave Eiffel et Sarah Bernhardt étaient déjà de ce monde) aient adhéré à l’ensemble Français avec fierté, les raisons de cette fierté sont-elle aussi nombreuses que le jour de la signature?
Si ce n’est pas le cas, quel pourcentage de satisfaits reste t-il? Quatre vingt pour cent ? Trente ? Dix ?
« L’objet d’un mouvement comme le vôtre ai-je dit à mon tribun indépendantiste, en adoptant la solennité cafarde d’un étudiant barrésien, ne serait-il pas, plutôt, de faire honte à la France de ce qu’elle est n’est plus, afin qu’elle le redevienne ?  Si vous vous sépariez d’elle, vous contribueriez à l’affaiblir davantage » .
Il m’a répondu qu’il se fichait de l’affaiblir. Il tenait à s’en séparer au contraire. Il ne songeait pas à la relever. Le PIB par habitant était plus fort en Savoie que dans nombre de pays plus vastes. Mais le transport routier dévastait la région. Le tourisme industriel la tiers-mondisait.
« La preuve, me dit-il, si vous prétendez que notre indépendance affaiblirait la France, vous admettez que la Savoie possède un poids essentiel, donc un avenir radieux. »
A quoi je répondis à mon tour que si la Savoie, la Corse, le Pays basque etc en venaient à posséder un jour un avenir propre, il n’était pas certain qu’il fût radieux. On pouvait même être certain du contraire. Si l’ensemble français, épuisé par une crise économique, ou grippé par l’égoïsme, la pléthore et la nullité de son administration éclatait en particularismes fédérés, ce serait mauvais signe pour tout le monde et pas seulement pour la France : on se demande en effet comment un partage issu d’un appauvrissement de la maison-mère serait source de richesse pour les régions autonomes.
Cette rencontre, restée sans lendemain ne fut pas un accident. Ce soir-là nous étions venus de deux bords opposés constater la même chose. Nous sommes placés en ce moment à une distance égale entre les deux cas que j’imaginais : ou la France redevient admirable et elle retrouve la confiance des territoires qui la constituent, (sans parler de ceux qui la soutiennent) ou elle n’a que faire d’être admirée et elle les perdra, comme elle perdit la Savoie plusieurs fois dans l’histoire.

Oui, j’entends ce que vous dites. A quel titre un écrivain ose t-il s’infliger le ridicule de parler de la France  et de décréter ce qu’elle est et ce qu’elle n’est pas ?
L’écrivain possède un titre naturel à s’exprimer sur ce sujet. Il réunit et il apprivoise les caractères du peuple qui l’a vu naître. Il interroge sa langue, qui est une mine d’informations là-dessus. On lui reconnaît en général une certaine psychologie et un sens instinctif du destin. L’histoire de son pays l’intéresse donc comme une histoire de famille. La mode qui consiste à laisser plutôt parler les démographes, les scientifiques, et les sociologues de la définition d’une nation ou de l’évolution d’une langue est extrêmement récente. Jusqu’ici, la définition du Français tout court mais aussi du français tel qu’on le pratique appartenait à Barrès, Péguy, Giraudoux, Malraux, Mauriac. Même Daninos eût mieux parlé de la France que le moindre des spécialistes qu’on nous désigne comme tels sur les plateaux de télévision. La preuve, ils évoquent désormais la « France plurielle » comme ils nous parlent des cultures ou des savoirs. Dans leur esprit, les nations comme les notions se juxtaposent sans s’empiler, sans s’agréger, sans jamais devenir cathédrales. D’une cathédrale, ils font un tas de pierres. Il s’interrogent sur la nature du calcaire, sur le rapport de l’homme avec le calcaire, mais jamais sur la voûte. Ils réfléchissent sur le constituant et non sur le constitué, le signifiant et non le signifié. Toutes les définitions ici-bas sont relatives, certes. Mais ce n’est pas une raison pour les juger illégitimes. Or la nationalité, l’origine, le destin des êtres dans leur milieu, la légende dorée des saints patrons de la France linguistique, rien de tout cela n’est illégitime.
Quand douze syndicalistes de la métallurgie ou de l’électromécanique montent à l’assaut d’un plateau de télévision pour se plaindre de voir démanteler leur « outil de travail » au bénéfice d’un « repreneur » ou d’un « bradeur », quand ils accusent le gouvernement de « casser l’emploi », la plupart de nos compatriotes jugent qu’ils ont bien raison. Je prie donc mon lecteur de consentir le même droit aux écrivains: quand le navire linguistique et culturel français multiplie les voies d’eau, quand l’outil de travail est démantelé sous leurs yeux, ils s’émeuvent à juste titre. Les écrivains qui se débattent pour rester à flot et perpétuer leurs moyens d’existence défendent aussi leur pain. Contre les ministres qui parlent des mesures sur lequel on votera au Parlement, contre les présidents de la république qui déclarent ( 14 juillet 2004) que « c’est la raison pour lequel le gouvernement ne baissera pas l’impôt cette année », contre les analphabètes de la télévision qui infligent leurs pataquès à dix millions de gens, contre ceux qui mutilent le langage et l’histoire de notre pays en permanence, les gardiens des clés que sont les écrivains ont leur mot à dire.
Mais  admettons que mon principal titre à parler de la France ne soit pas celui-là. D’ailleurs il serait idiot de me prévaloir d’écrire à une époque où tout le monde le fait. En revanche je me prévaux d’une représentativité sociologique. Je suis né dans un milieu moyen,  dans une génération nombreuse, dans un mélange de Paris et de Province, dans une famille issue de deux pièces rapportées récentes, la Corse et la Savoie. Mon père s’est installé comme des millions de ses semblables dans la ville voisine, puis il est monté à la capitale pour étudier, puis il a vécu et infligé à ses enfants le grand brassage de l’après-guerre, la mobilité du travail, les déménagements etc.
Aussi loin que remontent mes souvenirs, il n’a jamais été question chez nous que de loyalisme envers la France et son histoire. Encore serait-il plus juste de préciser que la question ne se posait même pas. Pour le village de Corse où mes frères et moi-même nous allions en vacances et où vivait encore une partie de notre famille, les choses enviables se passaient, pour la plupart, sur le continent : la réussite à un examen, une nomination. Je me souviens d’avoir visité la maison de certains de nos amis à Carghese et d’y avoir consulté les papiers d’un ancien ministre, Campinchi.  On ne le prenait pas pour un traître ou un collaborateur parce qu’il avait siégé au commerce ou à l’Intérieur.
Côté Savoyard, c’était encore plus frappant : la famille de mon père avait le loyalisme dans le sang. Issu de la toute petite bourgeoisie des vallées alpines, mon père a payé ses études d’ingénieur en travaillant comme pion.  Il a préparé l’école coloniale avant sa fermeture. La représentation de la nation Française outre mer ne lui faisait pas peur. Il avait une notion très claire de ce qu’il fallait représenter. Il admirait les valeurs françaises . Il ne parlait pas de la France « plurielle », imbécile expression qui sent le socialisme de salle polyvalente. Pour lui la France était unique. Partisan du général de Gaulle, il a envoyé ses enfants chez les prêtres par conviction catholique mais aussi parce que c’était le lieu où il lui semblait que la culture française s’apprenait le mieux. Arraché au patois, il voulait que ses enfants parlent comme lui-même et si possible comme des Monchus, des Messieurs. A l’âge de la retraite il a composé une biographie du grammairien Vaugelas, livre qu’à ma grande satisfaction l’Académie Française a couronné l’an passé.
Voilà pour illustrer que pour le collégien que j’étais, la question de l’appartenance ne se posait pas : il y avait une échelle de valeurs françaises accessible à l’imagination, c’était celle qui avait animé des générations de collégiens avant moi . Quand on voulait devenir écrivain elle menait à l’école normale supérieure. Hélas ma confiance aveugle a coïncidé exactement avec la période où l’Ecole normale supérieure huait le général de Gaulle en visite et où ses élèves refusaient de lui serrer la main parce qu’il était suspect de fascisme, où ce temple de l’esprit français était infesté de staliniens, d’admirateurs de Che Guevara et de psychanalystes qui se pressaient aux conférences de Lacan. Mais ce n’est rien encore sans la démolition qui a suivi. Il est nécessaire d’en décrire les étapes afin de faire comprendre la déception qui s’est emparée de ceux qui ayant commencé à gravir l’échelle se sont aperçus qu’on démontait l’estrade.
En classe de troisième au creux des années 60  les pères Jésuites perpétuaient, sans doute par inadvertance, un système éducatif où il était encore permis d’étudier Montaigne ou Pascal. Nombre de lycées faisaient de même. C’était juste avant la tourmente. Après, la plupart des exigences qui présidaient à une éducation dite traditionnelle ont été abandonnées en trois ou quatre ans pour permettre à des jeunes gens de classes populaires, grandis dans des familles où l’héritage culturel était sommaire, de se mesurer à leur tour à la littérature et à la philosophie.
Au lieu de placer un escabeau sous les pieds de ceux pour qui la première marche était encore trop haute on a rasé le perron. On a raccourci tout le bâtiment. On a généralisé l’usage du plan incliné, quitte à susciter des vocations de handicapés parmi ceux qui auraient pu gravir l’escalier mais à qui on n’a jamais laissé cette chance. Pour éveiller les jeunes esprits, on a commencé à préférer Boris Vian à Giraudoux, Jacques Prévert à la Légende des siècles et les Mains Sales au théâtre de Marivaux.
Désormais nous sommes encore plus bas. Le plan incliné n’arrête pas de descendre. Le hall d’accueil du savoir est carrément situé en sous-sol. On étudie Annie Ernaux et Catherine Angot en classe de seconde après avoir subi Jacques Lanzmann en troisième, Daniel Pennac en quatrième et Pierre Perret en sixième. Le rôle prescripteur du professeur de lettres, est en train de dévaster l’idée même de ce qu’était la littérature il y a une génération. Il est surtout devenu une manne financière pour les éditeurs compromis dans des campagnes souterraines de lobbying économique en faveur de titres rassembleurs du genre « le racisme expliqué à mon hamster » .
Dans les années 70 il ne s’agissait pas seulement de modernité, d’iconoclasme (encore que dans le contexte politique, ce fût important) il s’agissait aussi de simplifier sans cesse le langage de l’accès à la culture, de rabaisser en somme le degré d’exigence, sans s’aviser que la simplification du langage implique, inévitablement, l’amenuisement de la pensée. Quand on lit les émois du héros de l’arrache-cœur de Boris Vian, on est déjà frappé par l’impressionnisme, par le flou permanent de cette façon de décrire les sentiments et les êtres. Chez Céline, autre grand sujet d’étude chez les professeurs de la modernité, l’impressionnisme est la règle aussi, la niaiserie en moins.  Dans les deux cas ce glissement vers la pensée floue, vers l’inventaire à la Prévert s’accompagne d’une philosophie satisfaite de type moi j’aime, moi j’aime pas .  Voilà qui justifie toutes les âneries au nom de la sincérité, tous les renversements de valeurs, toutes les ruptures historiques sur la base de préférences quasi gustatives.
Quand la secrétaire perpétuelle de l’Académie française nous fait part de ses inquiétudes dans le Bulletin de défense de la langue française, au sujet de la façon dont les choses sont en train de tourner, elle prend soin de préciser que le personnel n’est pas en cause. Voilà une précaution qui l’honore mais qui est purement rhétorique. Le personnel de l’éducation nationale est  en cause. Il est même mouillé jusqu’aux oreilles. On ne peut pas imaginer plus compromis que les professeurs. Leur responsabilité est écrasante. Ils avaient en charge le salut de la maison et de ses occupants, ils ont ouvert les portes aux cambrioleurs et laissé saccager le mobilier. Ils ont livré l’école à ses ennemis et l’enfant à ses démons. Le divertissement, le commerce, la barbarie de proximité, le racket, la discrimination par le vêtement, l’intimidation de l’individu par la bande, si tout cela s’est installé en dix ans à l’école, c’est à cause d’eux.  Ils ont instauré l’idée sournoise que le survêtement à rayures, le blouson hors de prix, les chaussures ultra chères, sont susceptibles de consoler n’importe quel élève de sa médiocrité en classe. Résultat, dans les premières années du phénomène il n’est pas jusqu’au racket que les psychologues les plus crétins n’auront essayé d’expliquer par le besoin de péréquation chez une jeunesse réputée « défavorisée ».
L’apparition de ce mot détestable marque le début d’une perversion du raisonnement qui est capable de jeter par terre n’importe quelle civilisation en moins d’une génération. On commence par laisser entendre que les pauvres ne le sont pas devenus parce qu’ils ont manqué de chance ou de neurones. Ils sont pauvres parce que les autres les ont empêché de devenir riches (on nous a fait le même coup à propos des nations). Le moyen le plus naturel pour corriger cette injustice est l’école. Et pour qu’elle y parvienne il convient d’inculquer au corps social l’idée qu’aucune inégalité ne résiste au traitement par l’école. En France après vingt ans de cette propagande ont s’est aperçu que c’était un mensonge. Il a fallu le couvrir par un autre mensonge : puisqu’ un tiers des élèves étaient incapables de s’élever, il a fallu baisser le niveau. A t-on baissé le niveau en mathématiques  et en physique ? Non c’était plus difficile et moins nécessaire que de tirer vers le bas les compétences requises dans les matières floues, le français, la philosophie, où la qualité est affaire d’appréciation personnelle, mais surtout celles où la conformité au modèle est la plus difficile à obtenir quand on vient de débarquer en ville. Les nouveaux immigrants pouvaient plus aisément acquérir le niveau nécessaire dans les matières qui ne supposaient pas l’adoption d’une culture d’emprunt ( la classe des immigrants inclut, bien entendu, les victimes de l’exode rural français, et pas seulement les Africains ou les Asiatiques quittant leur continent).  On a vite laissé entendre que laisser au programme la Princesse de Clèves et les Liaisons dangereuses était une offense aux enfants de milieux défavorisés. Une référence trop fréquente à la France de Saint Louis pouvait blesser certaines oreilles. L’histoire de notre pays dans sa version la plus recommandable commençait à la Révolution. On a fait honte aux adorateurs des vieilles lunes. Les programmes et les professeurs se sont arrangés pour écarter les ci-devant.

Imaginez un boursier monté à Paris pour faire l’Ecole normale et à qui on dirait,  après tant d’examens et de sacrifices, que les règles de recrutement de l’école ont changé. Qu’on reçoit désormais sur dossier. Que les fautes d’orthographe ne sont plus éliminatoires au concours. Qu’on a supprimé le latin et le grec.
Comme les trois quarts des enfants de la bourgeoisie moyenne élevés dans ces années-là et dans ces écoles-là, pour ma part j’ai subi et aimé ce qu’on appelait l’émulation intellectuelle autour de l’histoire et de la langue françaises. Au collège nous n’avons jamais eu besoin du Trivial Poursuit pour aimer la littérature. Le jeu était permanent et l’adhésion constante. Quel était le nom des deux servantes de Vautrin dans Splendeurs et Misères ? Que dit le baron de Charlus quand paraît Mme de Sainte Euverte? Nous rivalisions de connaissances et de références inutiles. L’objet de ces miettes de culture n’était pas de rassembler assez de notions pour pouvoir participer à un jeu télévisé, mais de les laisser s’agréger dans notre mémoire autour d’un tronc perçu comme spécifiquement français, même s’il croisait ses branches avec celles d’autres troncs européens.
En nous collant chez les Jésuites, mon père par désir de voir ses enfants s’élever socialement et par fidélité au catholicisme, nous aura donc placés dans la situation d’immigrants désireux d’intégration. L’apprentissage des codes et des usages de la grande bourgeoisie et de l’aristocratie était encore indissociable, en 1965 de celui de la France éternelle et de son langage. Pour être du sérail, il fallait savoir d’où venaient les élites, quelle langue elles parlaient, quelle histoire les avait produites. Dans nos classes on apprenait tout cela au milieu de leurs descendants.
C’est là que les premiers soupçons m’ont atteint. A quoi sert-il d’épouser les valeurs qui ont fait la France si les petits enfants de ceux qui l’ont faite la défont sous vos yeux ? A quoi sert-il d’être élevé dans des salles de classes où la moitié des patronymes a l’air de sortir du Malet-Isaac, la Rochefoucault, Broglie, Rohan, Kersaint, etc, si c’est pour retrouver les descendants de la France des châteaux dans les karaokés ? La vocation des arrière- petits-enfants de Mme de Guermantes était-elle de fonder une boite de prod, de promouvoir des événements people, de parler le bas-anglais commercial  et d’écrire des thrillers? C’est pourtant ce qui s’est passé. Dans les années Giscard d’Estaing qui furent celle de ma jeunesse parisienne tout aristocrate qui n’avait pas au minimum une sympathie prononcée pour les temps nouveaux et les nouvelles solidarités, les thèmes à la mode, le langage émasculé, la vulgarité commerciale, devenait suspect d’indulgence envers sa caste d’origine. La rééducation était permanente. Les gens nés dans la soie et le beau langage devaient afficher leur mépris à l’égard des valeurs qui avaient présidé à leur éducation.
Cette course au reniement s’est accélérée jusqu’à l’absurde. La presse s’est mise à blâmer la France des châteaux. Les chansons ont raillé « les basses-cours et les poulaillers à bijoux ».  
Trente ans plus tard on commence à se douter que la France des châteaux c’était la France tout court . Elle n’a pas été chassée de ses palais à coups de pique, ni par la fiscalité, mais à force de mauvaise image. On  s’avise désormais que les auteurs des chansons les plus féroces sur le système, les créateurs des boîtes de production déjantées, les ministres socialistes éperdus d’admiration pour la mystique ouvrière, puis pour le libéralisme américain, ont racheté les châteaux pour incarner l’élite du pays à la place des précédents - un cran plus bas, en tous domaines. Moralement, verbalement, économiquement, ils ont corrigé le goût français pour qu’il le soit de moins en moins. Ils sont devenus internationaux faute de savoir définir la nation. Au lieu d’en apprendre les usages, le passé, la langue, la psychologie millénaire, ils ont prôné l’ignorance comme fondatrice de la nouvelle communauté nationale. Tout le monde connaît l’anecdote de la reine d’Angleterre qui boit son rince-doigts pour ne pas gêner un ministre africain. Désormais il convient d’oublier jusqu’à la destination première du rince-doigts. Il faut faire comme si on ne l’avait jamais connue. Idem pour la pensée de Pascal , les écrits de Montaigne, les traditions séculaires des guildes, du compagnonnage, de l’artisanat. La  référence à la France de Bossuet, le recours au Littré, aux mouleurs du XVIIème, aux traditions et usages des provinces sont des choses qui vous classent parmi les ennemis du peuple car le peuple obligatoire, le peuple selon les vœux de la modernité ne sait pas d’où il vient ; le peuple moderne c’est la plèbe. Il parle le sabir télévisuel et sa culture remonte aux années Mitterrand . Quiconque prétend qu’il pourrait en être autrement est suspect de passéisme, voire de fascisme. Les chansons des dix dernières années nous ont désigné carrément l’ennemi : ceux qui sont nés quelque part. Ils cèdent, nous dit la Geste des années sociales, à la tentation d’exclure ceux qui n’y sont pas nés.
A force de subir ce genre d’affirmations dans les propos des bavards télévisuels, à force de les entendre à la radio,  et de les lire sur leur journal, les Français ont été convaincus pour la plupart qu’il suffit désormais pour pouvoir se définir comme Français, de payer ses impôts, d’avoir des papiers en règle, et d’adopter les valeurs dites républicaines.
Or cette définition est la même aux Etats-Unis . Elle sert à définir pareillement les Américains. Elle définirait n’importe quel habitant des pays développés. C’est ainsi que les critères les plus évidents d’appartenance à une nation, à quelque nation historique que ce soit, ont été évacués en une génération. La pratique de la langue du pays n’est même plus obligatoire. La connaissance de son histoire est devenue superflue. Au passage, rappelons-le, des usages fortement ancrés dans notre droit comme la monogamie le sont devenus aussi dans nombre de cas. Le respect des droits de la femme est programmé pour quitter le contrat social, histoire de ne pas faire de peine à ceux qui n’ont pas su s’y résoudre. Diable ! Ils viennent d’une autre culture.
Pour appartenir à la communauté française, la barre a donc été déplacée jusqu’au cran le plus bas. Il n’y a même plus à sauter, il suffit d’enjamber . Et encore, il y a quelques années, quand le gouvernement s’est mêlé d’exiger des enfants d’immigrés qu’ils réclament leur nationalité de manière explicite, il s’est trouvé des associations pour s’étonner qu’on leur demande d’enjamber la barre.
Il y a dix ans la pratique du timbre de noël aux Etats Unis (une émission philatélique qui remportait un vif succès, et qui représentait une crèche peinte) a été remise en cause par les associations mondialistes, au motif qu’elle risquait d’être mal perçue par les communautés non-chrétiennes. Et nous en sommes aujourd’hui à nous demander si l’essence chrétienne de la civilisation européenne doit être rappelée dans les textes pour ne pas offenser ceux qui n’y sont pas nés. Quand on sait ce que les Ottomans ont fait subir à la Grèce, à la Hongrie, et à la Bulgarie, quand on sait comment ils ont traité les peuples de l’Adriatique, quand on lit avec quel courage, pendant quatre ou cinq siècles, les orthodoxes ont enduré tortures et exactions dans  la région pour rester chrétiens, on se demande où les politiciens ont la tête.
Nous avons, en tout cela, assisté à l’application d’une loi éternelle et générale, celle du moindre effort et du plus petit dénominateur commun. Par exemple, la middle class américaine des soixante dernières années, a plébiscité l’impressionnisme . Pourquoi ? Parce que cette peinture marquait une révolte contre l’esthétique du vieux monde dont on ne connaît pas les règles. Parce qu’elle était contemporaine.  Parce qu’elle était facile à comprendre et elle donnait le sentiment d’un spontanéisme accessible à tous. Elle justifiait la civilisation de la table rase, celle qui a commencé avec le Coca et les avions de ligne. Décréter que les règles cessent de s’appliquer est très commode quand on ne les connaît pas. Ca vous dispense de l’effort de les apprendre. L’impressionnisme (et tout ce qui a suivi jusqu’à l’absurde, jusqu’à cette peinture où  la démarche compte avant le résultat), est un plus petit dénominateur commun basé sur la sincérité, sur l’impression, sur le moi j’aime, moi j’aime pas, moi je vois ça et pas autre chose, etc.
Autrefois les gens dont la culture ou le savoir-faire souffraient de graves lacunes vous disaient humblement qu’ils n’avaient pas eu la chance d’apprendre . Ils vous enviaient de l’avoir pu. Aujourd’hui leurs petits enfants vous font honte de perdre votre temps à étudier, et vous accusent de vouloir les humilier en persistant à employer le subjonctif . Ils vous parlent d’archaïsme dès que vous écrivez le français de vos pères. Ils vous suspectent de vouloir leur donner des leçons .  Dans les journaux, les radios, les pages de critique littéraire, la pratique d’un langage châtié, l’hommage rendu au classicisme de la forme, le raffinement de la phrase sont perçus comme une agression contre les défavorisés. Nous sommes à maints égards depuis quarante ans dans la situation de ces vieux russes qui ayant appris le langage de Pouchkine furent suspectés, en 1926,  de complaisance envers la bourgeoisie parce qu’ils ne parlaient pas comme des métallurgistes. Chez nous c’est d’une manière sournoise, imperceptible, entendue, que le complot contre le beau français s’est manifesté. En 1970 la France fut traversée par une frontière invisible, celle tracée  par les « révolutionnaires » entre le vieux monde et l’ancien.  Sur les plateaux de télévision, dès qu’un lettré à l’ancienne était interrogé au milieu d’une douzaine de ses collègues, ses manières, son langage, ses références suscitaient l’irritation goguenarde des jeunes gens ou de ses contemporains les  plus démagogues.
Mais le plus grave a eu lieu entre les murs de l’école : nombre de professeurs eux-mêmes se sont mis à blâmer chez leurs élèves un usage par trop académique de la langue et un penchant pour les livres classiques. Les professeurs à l’esprit faible et retors, ceux qui ont peur d’avoir une opinion, ceux qui collent à celle de leur caste, et qui pour y parvenir sont prêts à épouser tous les mots d’ordre, se sont déchaînés contre les enfants de privilégiés qui avaient le tort d’écrire et de parler convenablement. La correction de la langue était accueillie avec suspicion sur le ton «qu’est-ce que tu veux prouver ? » Au cours des séances d’expression personnelle, toute tendance exagérée à se référer aux valeurs et au vocabulaire du vieux monde sentait l’ennemi de classe, tout choix de lecture un peu trop raffiné sentait la prétention, tout penchant pour le classicisme passait pour de la raideur. La liste des auteurs recommandés par l’école a commencé à dériver non vers ce qui était recommandable mais vers ce qui donnerait, aux jeunes fils de bourgeois, une bonne leçon de tolérance sociale.  Le phénomène était déjà perceptible dans les collèges religieux que j’ai fréquentés autour de 1970 . Il est vrai que chez les jésuites, pour toute provocation les professeurs dissidents se contentaient de prescrire la méchanceté de Saint Simon . Ils ne faisaient aucun mystère de la liaison entre Verlaine et Rimbaud. Comme révolte, on a vu pire.
On a vu pire juste après. Dans la décennie suivante, le délire s’est emparé du système. L’influence des commentaires journalistiques a précipité l’emballement du phénomène. Les jeunes gens qui ont commencé à ricaner dans les journaux sur la culture de papa ont accentué le mépris des jeunes professeurs envers elle. Puis celui des jeunes écrivains, lesquels ont eu tout le loisir de s’en affranchir sur les ondes parce que les journalistes leur tendaient un micro fébrile et complaisant.
En sorte que, dix ans après 1968, le simple fait de porter une cravate dans une émission ou sur une quatrième de couverture, de s’effrayer devant les progrès de la nullité en Amérique, de dédaigner la mythologie routarde, fumeuse et traîne-savates de la gauche française, de n’aimer pas les naïfs qui gémissaient peace and love pendant que Brejnev préparait une invasion de l’Europe (dont on a retrouvé les plans) vous faisait suspecter de sympathies envers l’extrême droite.
Mais je reviens à ces deux ou trois années qui ont suivi la tourmente et qui furent celles de mes vingt ans. En quoi mes vingt ans ont-ils une vertu d’exemple ? Si l’on parle de l’écrivain que je suis devenu, en rien . Il n’est donc pas question de l’écrivain, mais du collégien d’origine savoyarde que je suis resté qui se demande pourquoi Pascal et Montaigne ont quitté le programme au bénéfice de Bourdieu et Derrida. Je parle comme migrant social, issu de la moyenne bourgeoisie de deux régions devenues françaises par attirance envers le modèle français et qui l’ont vu se saborder sous leurs yeux.
Quand j’eus atteint l’âge du baccalauréat qu’était devenu le modèle aux yeux de nos professeurs? Un ensemble de valeurs désuètes, suspectes de refléter une esthétique de classe, un monde immobile et malsain, dont il fallait s’affranchir en changeant d’air au plus vite. Ce fut la grande période du professeur tiers-mondiste et voyageur. Tout est devenu mieux en Uruguay ou en Indonésie. En littérature n’importe quelle ânerie dont l’auteur vivait en exil à Paris faisait l’objet de quatre pages culture. Alors que Romain Gary, Julien Green ou Roger Peyrefitte en étaient réduits à douze lignes. Le sommet de la littérature mondiale est devenu « Cent ans de solitude ». Au début des années 70, même les Jésuites parisiens ont dû prendre une décision difficile, celle d’exiler les six irréductibles qui faisaient encore latin-grec entre leurs murs, pour les mélanger à ceux d’un collège voisin. Et quand l’année suivante il s’est agi de préparer l’école normale supérieure au Lycée Henri IV, nous fumes trois à nous retrouver sur ces bancs prestigieux, entourés de représentants des établissements laics qui réclamaient l’ « extension du domaine de la lutte ».
Cette période de l’histoire de la pensée française a été décrite sous le titre ci-dessus par l’écrivain cafardeux Michel Houellebecq, lequel présentait l’inestimable avantage d’avoir été nourri à ce sérail-là, celui des Assemblées Générales et du trotskisme de café-théâtre. Pour notre part, comme je l’ai dit, nous étions issus d’un autre moule, celui de la France qui ôte son chapeau devant M. le Comte.  Nous étudiions Montaigne avant la messe du jeudi. On nous le rappela tout de suite, au lycée Henri IV, en gravant sur notre bureau « fascistes, on vous fera la peau » .
D’où provenait tant de haine ? De ce que nous avions demandé à notre professeur de philosophie d’ hypokhâgne qu’il nous aide à comprendre la pensée de Spinoza au lieu de passer deux trimestres sur la névrose du petit Hans dans l’œuvre de Freud.
Nous n’avons même pas terminé l’année. J’ai fini la mienne dans une compagnie d’assurances. Puis comme contrôleur au Théâtre des Variétés. Deux ans plus tard, inscrit à l’école des Beaux Arts, j’ai encore subi les ricanements de mon propre professeur. Motif : classicisme. Ce pauvre homme empilait des cubes sur des ronds points dans toute l’Europe. Il ne supportait pas que la moitié de son atelier persistât à tailler des visages dans la pierre.
Faute d’un enseignement suffisant nous en fûmes réduits à consulter les volumes des encyclopédies spécialisées pour l’étude des techniques de moulage. Nous avons appris seuls le bas relief et le moule en plâtre chapé, le traitement des contre-dépouilles, etc. Parfois nous l’avons appris des étudiants chinois ou tunisiens, titulaires de bourses d’études, et venus apprendre en France des techniques que nos professeurs français méprisaient ouvertement. Du monde entier, venaient chaque année s’installer à Paris des gens avides d’imiter Carpeaux et Rodin, et qui n’aspiraient qu’à percer le secret de leur art. Ils venaient boire le lait de la France éternelle. Or ils étaient éconduits, pour les trois quarts d’entre eux, par des professeurs ivres de modernité iconoclaste et passionnés par l’Amérique. Quand l’un de ces imposteurs, entrant dans son propre atelier, avisait une statue de deux mètres qui tendait le bras vers le soupirail , nous subissions toujours la même question « Qu’est-ce que tu essaies de nous prouver, là ? »
A l’époque je n’avais pas l’esprit de répondre, mais maintenant je peux bien le dire : en imitant le savoir faire de nos aînés,  nous essayions de prouver notre adhésion à une hiérarchie de valeurs, à une culture spécifique, à une tradition auxquels le système éducatif entier se liguait pour nous interdire l’accès.  Ni Flaubert, ni Proust, ni Carpeaux, ne trouvaient plus grâce aux yeux de nos professeurs sauf à titre de « repères historiques ». Au nom de quoi ? De l’internationalisme. A cette époque-là, sous l’influence des mouvements trotskistes, se développait , parmi ceux qui avaient la charge de notre éducation, l’idée que l’apprentissage de la France était une offense à ceux qui n’y étaient pas nés, ou qui l’avaient adoptée tardivement.
Mais comme il fallait bien qu’un système jugé archaïque et vecteur de valeurs négatives (élitisme, exclusion, sclérose, vichysme etc) soit remplacé par un autre qui bénéficiait d’une aura positive (tolérance, ouverture aux autres cultures, voire à l’absence de toute culture, qui est encore moins discriminante) on s’est jeté en masse, en bandes joyeuses, en défilés bariolés vers l’internationalisme américain, capable de produire des miracles commerciaux autour de peintres comme Basquiat, graffiteur métis issu de trois continents. Le mélange des musiques, des langages, la communion planétaire autour d’une poignée de grigris comme le blouson et les chaussures à la mode, le film qu’il faut avoir vu, la série culte, le jeu qui cartonne à la télé, la dernière exposition des graffitis de Beaubourg, tout nous a été fourgué de force, comme un vecteur d’intégration idéal , pour des populations à peine débarquées, à qui il était trop compliqué de raconter l’histoire selon Saint Simon et Michelet. Il ne s’agissait donc plus d’intégrer des populations allogènes à l’ensemble des valeurs françaises, mais de faire de la France un marchepied vers la culture mondialiste, une sorte de passerelle vers le magma général.
Un exemple ? Le concours de la chanson de l’Eurovision qui était naguère un moyen de distinguer toutes les particularismes européens par leur ton, leur langue, leurs usages et parfois leur costume. C’était d’ailleurs tellement le cas qu’en 1996 une députée française s’en était émue. «Au 43ème concours de l'Eurovision qui vient d'avoir lieu en Norvège, la France a présenté une chanson bretonne. Mais ne conviendrait-il pas que, dans les organisations internationales, nos représentants s'expriment en français ? Lorsque la langue française est menacée, ll est choquant de voir la France représentée par le breton .  On n'est pas Breton et Français, on est Français et Breton. Je suis pour l'Europe des États, pas pour l'Europe des régions. » (Madame Monique Rousseau, député RPR du Doubs). Cette année le combat est perdu pour tout le monde. Voici un échantillon des titres présentés : Roumanie : Don’t break my heart. Hollande : Give me one more night. Ukraine : You want to go. Grèce : Never let you go. Estonie : Eighties coming back. Norvège : I am not afraid. Slovénie : One summer night. Suède : Give me your love.  Chypre : I am staying alive. Lettonie : Hello from Mars.
Sans oublier le vainqueur, la Turquie, dont les journaux nous confient que la principale interprète a déjà fait un disque avec Ricky Martin . On commence à comprendre. L’entrée de la Turquie dans l’Europe des cultures passe par le strass et par l’anglais de bazar, tout comme l’intégration de la jeunesse maghrébine en France est passée par le blouson Nike et le championnat NBA. Où est la France là-dedans ? Où est celle que la Savoie a plébiscité par son vote d’annexion au milieu du siècle dernier ?
On se moque de savoir si ce traité était fondé en droit puisqu’il est caduc devant la morale . C’est pourquoi les indépendantistes ont tort de s’obnubiler sur la question juridique . C’est par la morale qu’il faut attaquer.
Admettons que la Savoie ait fait délibérément le choix de la France en 1861. Admettons que les choses se soient passées sans l’ombre d’une irrégularité. Sur le plan de la morale, il reste un fameux abus de confiance. La Savoie a accepté de devenir locataire d’un pays indépendant, propriétaire de ses institutions et de sa culture. Elle s’est confondue avec lui. Un siècle et demi après, que se passe t-il ? La France a renoncé au statut de propriétaire pour passer elle-même à celui de locataire. De quoi ? De l’esprit américain bas-de-gamme , qui nous inonde de sa mythologie sur les serial-killers, qui met la planète en coupe réglée, et qui bientôt enverra des drones surveiller le moindre hangar à la recherche d’une activité illégale.
C’est à bon droit que le New York Times pouvait, il y a quelques mois, ironiser sur la fierté de tout un peuple ( le nôtre) à se reconnaître dans la silhouette de Johnny Hallyday. Cet émule ridicule d’Elvis Presley nous aura infligé pendant deux générations ses Harley Davidson, sa villa de Beverley Hills, son fils américain, ses mariages à répétition, et son répertoire servilement démarqué des succès rock et folk. Il a déplacé récemment le premier ministre, la femme du président de la république et toutes les prétendues élites du pays, pour un concert qui prélude sans doute à son entrée au Panthéon, et que les historiens jugeront sévèrement.
La Savoie, la Corse, le Pays Basque, etc, avaient-ils vocation à devenir sous-locataires de cette pâtée, à se laisser fourguer Halloween, Matrix, toutes les barbaries cinématographiques, les séries criminelles à la télé, l’anglais de karaoké et les lubies de Washington en politique internationale, sous prétexte que le locataire principal, la France, a manqué à ses devoirs de dignité et de raison, et parce qu’il a engagé leur destin sans les consulter ?
Peut-être que non .
J’entends ce que l’on va me dire : quand on s’en prend, sur ce ton-là, avec autant de rancœur, au monde culturel américain d’après-guerre (soit grossièrement celui qui a suivi le cinéma de Billy Wilder, d’ Ernst Lubitsch et de Franck Capra, lesquels étaient encore nettement du côté de la civilisation) on encourt le reproche de n’aimer pas ce que l’on ne connaît pas. Il est vrai que je n’ai guère aimé ce monde-là, mais, grands dieux ! je le connais. J’y ai vécu et travaillé fort souvent  à la fin de la période hippie à San Francisco et Venice (Los Angeles), pendant la prise de contrôle d’ Universal par Vivendi, pendant l’explosion du marché de l’art dans les années 90, et à New York dans l’année qui a précédé le onze septembre. J’y ai traduit de nombreux livres. Et alors ?
Alors c’est assez pour pouvoir témoigner du mépris que ressentent les Américains pour les fayots que nous sommes. Certes, nous ne le sommes pas tous, et nous ne sommes pas les seuls puisque la moitié des élites de la terre se précipite chez eux depuis trente ans . Dans le cas de la France les Américains ajouteraient volontiers désormais des « fayots prétentieux » et ils n’auraient pas tort. Quand on voit comment la France a été punie pour sa niaiserie américanolâtre dans l’affaire Metro Goldwyn Mayer , quand on a assisté aux grandes manœuvres de la soumission au festival de Cannes (où l’on règle ses comptes entre Américains, où le président américain du jury fait primer un cinéaste américain pour embarrasser George Bush), quand on voit comment l’argent du Crédit Lyonnais est allé s’échouer sur les rivages bordés de palmiers de Santa Monica, on n’a aucune raison d’être fier de son pays. Il faut avoir entendu les commentaires du tout hollywood au bord des piscines quand les messieurs de Paris jouaient au Monopoly avec l’argent des contribuables français.
Mais il y a bien pire. Les gens qui ont vécu à Los Angeles et à Miami, entre la crise pétrolière des années 70 et le Onze septembre 2001, ont très bien compris d’où vient la colère des jeunes Saoudiens et pourquoi ils préfèrent comploter contre l’ordre mondial plutôt que d’élever leurs enfants dans les business schools de Philadelphie. Ils savent que l’intégration à la World society est une illusion. Ils savent que, de 1985 à 1995, lorsqu’un « prince » saoudien donnait une fête à Miami ou sur Sunset Boulevard, tout le monde s’y précipitait pour se moquer de lui. On n’a pas assez rappelé que Ben Laden a vécu sa jeunesse dans les palaces et à bord des jets privés de son père. Voilà donc un jeune homme qui aura joui de tous les avantages du système et qui l’aura rejeté quand même. Pourquoi ? Nous le verrons . En attendant, ce qui est tout vu, c’est qu’ il aura fallu moins d’une génération aux jeunes arabes richissimes pour comprendre qu’ils feraient à jamais l’objet d’un rictus de commisération : de la part du personnel des hôtels et casinos, de la part de leurs homologues les nababs californiens, et même de la part de leurs anciens condisciples à Princeton . Le club des maîtres de la terre à l’anglo-saxonne est plus fermé, plus méprisant, plus hypocrite qu’on ne le dit. Quand les plus cool des financiers californiens voient paraître l’un de ces nouveaux candidats à la citoyenneté il leur suffit de dresser le sourcil en échangeant un regard avec l’un des leurs, et tout est dit.
Les financiers qui ont cru pouvoir se payer Hollywood au nom de  la France socialiste et qui ont probablement communié dans le même mépris à l’égard des arab tycoons n’auraient pas dû se réjouir si vite d’être du bon côté. Ils ont subi le même dédain, la même dérision, mais ils ne sont pas au courant. Ils continuent à plastronner en faveur de la World Company  alors que leurs partenaires tiennent la France pour un vague équivalent du Nigeria, avec l’arrogance en plus.
Si je sais tout cela, c’est de m’être trouvé par hasard non seulement au milieu d’eux à Los Angeles, à la pire époque mais cent fois obligé de préciser que les Français ne sont pas tous comme ça. Alors plutôt que de le répéter là bas, dans les dîners, pourquoi ne pas l’illustrer une bonne fois chez nous? Les Français ne partagent pas tous cette absence de pudeur devant l’argent, ils sont nombreux à blâmer la démission des milieux du cinéma et de la chanson, ils commencent à comprendre qu’une grande partie de nos élites a compromis la France en l’associant à des opérations humiliantes qui donnent de nous une image fausse et dangereuse. Il est temps de montrer que nous n’avons aucun avantage à être mis dans le même sac que le monde américain. Il est temps d’affirmer que même s’il est issu du nôtre, il a mal tourné. Il contribue à donner de nous une image détestable , comme un enfant délinquant discrédite sa famille devant le quartier entier.
Il y a dix ans, au cœur le d’île de Sumatra, au milieu du monde musulman le plus dense de la terre, que voyait-on sur la façade du cinéma multisalles de Bukittingi ? Six films américains, tous sanglants. A quoi ressemblait la foule des touristes dans les rues de Djakarta ? Au milieu de tout un peuple maigrichon et industrieux en chemise blanche, on voyait de grosses filles bariolées les fesses moulées dans un jean coupé aux genoux, parfois le nombril à l’air, et qui glapissaient à l’adresse de Pamela et Bob de revenir dans le champ de la caméra. Dix ans plus tard non seulement l’Indonésien moyen ressent le plus vif mépris pour cette humanité là, mais il y assimile les Français les Espagnols et les Tchèques. Il ne voit pas plus de différence entre les occidentaux que les habitants de la Flandre n’en voient entre les Chinois et les Vietnamiens.
La petite bourgeoisie de toutes les nations dites émergentes regarde la télévision par satellite et nommément CNN. Que fait CNN avec la bénédiction tacite de l’Europe ? Elle représente notre humanité aux yeux de la leur .
Ce ne sont donc pas les mêmes humanités ?
Il y a trente ans on pouvait le penser. Mais à présent, un petit bourgeois de Djakarta lorsqu’ il voit un reportage sur les gay prides à travers le monde est intimement convaincu que nos humanités ne sont pas les mêmes en effet, et que la nôtre mérite le bâton. Pourtant il est interdit de critiquer les gayprides en occident. Même si on est homosexuel. Et il est obligatoire de penser qu’elles font progresser la tolérance.
Imaginons que ce petit bourgeois de Djakarta soit abonné à Internet, qu’il ait eu l’imprudence de laisser traîner son email, et qu’il comprenne l’anglais. Il est submergé chaque jour par une centaine de courriers électroniques d’une vulgarité poisseuse. Améliorez votre tour de taille, la longueur de votre pénis ou votre mémoire, achetez un diplôme que vous ne possédez pas, refinancez vos dettes, gagnez trente dollars de l’heure en surfant, divorcez sans souci, mangez des pilules qui rendent jeune et beau, faites vous liposucer, etc. et pour couronner le tout, gagnez une carte verte à la loterie annuelle, afin de pouvoir, vous aussi, devenir américain, pour bénéficier plus aisément de tous les avantages ci-dessus.
On aurait tort de croire, là encore, que le petit bourgeois de Djakarta fait une différence entre la vulgarité américaine et le quant à soi européen. Pour un jeune entrepreneur indonésien nous sommes dans le même sac.
En quoi est-ce gênant ? D’abord, en ce que l’affrontement des civilisations qu’on nous prédit à juste titre n’aurait pas dû nous concerner, mais qu’à laisser le garnement de la famille occidentale, l’Amérique, nous représenter en toute occasion aux yeux du monde, nous prenons un risque mortel. (Pour commencer, nous avons perdu le droit de nous promener à pied dans un marché de Djakarta sans risquer un attentat ou un enlèvement).
Mais surtout parce que ce sont les plus farouches et les plus traditionnels adversaires de ce système-là qui nous l’ont fourgué. En France la nébuleuse trotskiste est aux commandes de nombreux journaux depuis vingt ans, c’est elle qui s’accommode, faute de mieux, de l’ internationalisme des jeux du cirque, en attendant l’autre, et qui débine la ringardise des états-nations pour coller toujours davantage au magma planétaire, musée Guggenheim, reggae à toute les sauces, championnats de basket NBA, événements culturels sponsorisés par Hewlett Packard etc, C’est elle qui vante les mérites de la world music, de la world attitude, etc. C’est elle qui fustige peu à peu le rappel à la correction de la langue en le présentant comme un repli identitaire. C’est elle qui nous montre des enfants qui ont « inventé leurs codes », sans vouloir s’aviser que les codes qu’ils inventent  relèvent de plus en plus souvent de la barbarie, et qu’à tout prendre il vaudrait mieux qu’ils cessent de les inventer, pour appliquer ceux que l’éducation leur inculquait naguère. Ca nous ferait des vacances.
C’est elle enfin qui va passer deux mois dans une villa avec piscine après nous avoir accablé de ses prêches à propos du Burkina Faso. Il faut avoir fréquenté les coopérants de la période 75-85 pour prendre la mesure de leur reniement . Nombre de trotskisants qui sont allés  faire la leçon aux Touaregs ne supportent plus l’Afrique telle qu’elle est devenue. A force de débiner le modèle français colonialiste et chrétien, ils ont laissé s’installer dans nombre de régions de ce continent une société perverse fondée sur l’intimidation, l’arme de poing, la vidéo pornographique, la drogue, le commerce mafieux débridé, la corruption, la sorcellerie sanguinaire et désormais l’Islam radical. En voyant ce désastre, auquel ils auront tant contribué, que font-ils ? Ils rentrent en métropole pour prendre leur retraite et ils passent l’hiver en Floride, en nous parlant de la mort du politique. Ils continuent à mépriser ouvertement l’héritage français comme racorni, en nous parlant de la société mondiale qui est en marche. Finalement à vingt ans d’intervalle leur internationale a épousé deux philosophies contraires, la révolution pour tous, puis le libéralisme pour tous, mais l’idée est restée la même : en finir avec les états-nations.
Or à bien des égards douter ainsi de l’état-nation revient à jeter le doute sur non seulement sur la définition des communautés mais sur celle des personnes.  Les neuf dixièmes de l’humanité ne possèdent que leur horizon immédiat pour se définir et pour donner une âme à leurs enfants. Reculer l’horizon, diluer la ligne d’horizon, mélanger les genres, brouiller les frontières et les repères sans cesse revient à égarer les hommes . Vouloir que l’artisan de la banlieue de Budapest ou l’ouvrier de Shanghai se reconnaissent dans l’humanité nouvelle façonnée par les chaînes satellite est une escroquerie. Mais c’est une escroquerie qui rapporte gros. Il est plus facile de faire fortune quand on inonde la planète de baskets Nike et de volumes de Harry Potter, que de favoriser les productions locales et de flatter chez les populations le sentiment de leur identité véritable. Ce sentiment d’identité, ce caractère qui vous rend distinct de vos voisins, est le début du libre arbitre. Il inspire une méfiance de principe devant les mirages de la mode et de la consommation. Or cette méfiance doit être jugulée si l’on veut réunir les conditions d’une concurrence pure et parfaite et en bénéficier. Le libéralisme, pour être appliqué aux œuvres de l’esprit doit d’abord être débarrassé de l’originalité car l’originalité se nourrit de ce qu’elle ne mange pas. Hélas, il est recommandé, économiquement, d’avoir toujours la bouche pleine. C’est pourquoi les gens gobent tout ce qui passe. Le nombre de ceux qui sont rétifs à la mode, aux mots d’ordre, aux illusions marchandes ne cesse de diminuer. Pour réduire encore et à tout prix cette résistance, comme dans les régimes fascistes et communistes, on passera par le vocabulaire. On veillera à ce que la jeunesse contrôle la bonne, la parfaite, la permanente adhésion au système . Quiconque désormais hausse les épaules et se refuse à l’unanimisme consumériste, à la vénération de la nouveauté, à l’ouverture, au métissage forcé des cultures, au marché planétaire, à l’europe du Karaoké , à la fête obligatoire ( les 60 ans de Johnny, la fête de la Musique, la Gay Pride, la love parade, la traversée de paris sur patins à roulettes etc) est  animé de pulsions anti-sociales et mérite d’être soigné. Certaines émissions de télévision se sont fait une spécialité d’organiser des battues idéologiques sur toutes les questions sensibles dont la liste ne cesse de s’allonger. Il s’agit de faire sortir du bois un invité désigné pour qu’il devienne plus facile à tirer. Huit ou dix personnes sont envoyées au poste comme pour le gros gibier. Un public d’une cinquantaine de jeunes gens, payés pour applaudir ou pour huer ne laisse aucune chance à l’invité de s’en sortir par une répartie, d’autant que l’émission n’est jamais diffusée en direct. Tous les points marqués par l’accusé sont restitués à la partie civile au montage.
Pour plus de sûreté le meneur de jeu brandit des fiches où il a consigné des déclarations de l’invité glanées dans la presse (ce serait amusant d’imaginer le contraire, et de renvoyer au présentateur son propre dossier à la figure mais en ce cas, l’émission n’aurait même pas lieu).
Il s’agit donc de confondre le héros du jour en rappelant ses prises de position. On observera que dans le milieu intellectuel français où il importe tant de s’engager , il est interdit de prendre position. L’engagement n’est concevable que dans un seul sens : il s’agit de prôner le mélange des genres, des milieux, d’aimer la fête, l’éclate et la déconne, bref tout ce qui flatte la plèbe, et d’afficher une sévérité navrée envers tous les partisans de l’identité, du quant à soi, du recueillement, de l’immobilité et du silence. Tous ceux qui ne sont pas engagés dans le bon sens, c’est à dire en faveur de ce qui s’agite, de ce qui remue, de ce qui se précipite aveuglément dans le torrent de l’histoire sont ceux qui prennent position. S’il fallait décrire davantage leur attitude téméraire, disons qu’ils choisissent une position et qu’ ils la gardent. Ils résistent à l’engagement des autres, ce qui est inadmissible. Comment les faire lâcher prise ? Comment leur faire comprendre que leur résistance est contraire au bon sens ? Il faut faire des exemples, c’est à dire exécuter publiquement une poignée de célébrités qui pensent mal, pour illustrer une fois pour toutes où se trouve le bien.  
Brigitte Bardot a servi ce dessein malgré elle . Celle qui fut longtemps la plus célèbre des Françaises a tenté il y a peu de rappeler que les raisons pour lesquelles elle était fière de représenter son pays étaient en train de disparaître les unes après les autres. Accusation immédiate et unanime de la presse : la voilà devenue aigrie, réactionnaire, animée d’un besoin de détestation générale. Pour avoir ricané, sans aucune finesse il est vrai, sur les professeurs incompétents et invité ses lecteurs à refuser « l’islamisation de la France » ( un point sur lequel on voit mal qui pourrait prendre le contre-pied sans offenser notre histoire entière) elle a été poursuivie et désignée comme propagatrice de haine.  En revanche voici deux extraits de chansons que personne ne juge de nature à propager la haine:
La première s’appelle la France, en voici le refrain :
La France est une garce et on s'est fait trahir
Le système, voilà qui nous pousse à les haïr
La haine, c'est c'qui rend nos propos vulgaires
On nique la France et ses tendances de musiques populaires
On est d'accord et on s'moque des répressions
On s'fout d'la république et d'la liberté d'expression
Faudrait changer les lois et pouvoir voir bientôt à l'Elysée des arabes
et des noirs au pouvoir. 

La deuxième se nomme « Hexagone ». En voici le premier couplet :


Ils s'embrassent au mois de janvier,
car une nouvelle année commence,
mais depuis des éternités
l'a pas tell'ment changé la France.
Passent les jours et les semaines,
y a qu'le décor qui évolue,
la mentalité est la même :
tous des tocards, tous des faux culs.

Le pays dont il est ainsi question a le droit de faire ce qui lui plaît. Il peut très bien tolérer d’être traité ainsi par ses derniers immigrants. Mais il ne peut à la fois se laisser vilipender de la sorte par les derniers et préserver le respect des avant-derniers, pour les valeurs qui ont fondé leur adhésion à l’ensemble français. Il y a un siècle et demi seulement que la France a reçu en son sein la Savoie, au nom du rayonnement de l’Etat Français.
Où est le rayonnement dans ce qui précède ?
Vous invitez à déjeuner des gens qui vous admirent et qui vous vénèrent, et qui sont contents de passer le dimanche à votre table, et soudain au moment du hors d’oeuvre vous vous levez, vous ouvrez la porte fenêtre à deux battants et vous conviez des gens de passage, qui ne partagent aucun de vos usages, qui se moquent de vos coutumes, qui pervertissent votre langage, et qui vous infligent à domicile leurs querelles de famille . Pour finir ces hôtes improvisés vous tapent sur le ventre et vous traitent de cons devant ceux qui étaient entrés chez vous le chapeau à la main. Et quand ils les voient le chapeau à la main, ils leur font honte de leur admiration petite-bourgeoise .
Eh bien les avant-derniers de vos hôtes, messieurs les Français à la nouvelle mode, se retirent à reculons en remettant leur chapeau. Ils voient bien qu’ils dérangent. Ils entendent bien que désormais la nation toute entière est invitée à boire le rince-doigts jusqu’à la rondelle . Mais ils n’en ont pas envie.
Quand le gouvernement français propose à la Corse un statut différent et réunit ses deux départements ( la Savoie en demande autant) quand il organise un référendum estival pour donner l’illusion au pays qu’il va choisir son destin administratif, il feint d’ignorer que le problème est ailleurs.
Ah bon ? Où est-il ? N’importe quel descendant de Corse s’est aperçu que la représentation de l’île a faibli, dans les instances nationales, depuis les années d’avant -guerre. Pourquoi ? Est-ce parce que le recrutement à l’Ecole Nationale d’Administration est devenu difficile quand on n’est pas issu du sérail ? Est-ce à cause d’une attitude trop dédaigneuse de la capitale ? Ou est-ce, plutôt, que le modèle français a cessé, tout simplement, d’intéresser les Corses ?
Certes, nombre d’entre eux sont encore convaincus que la séparation serait un désastre, comme en témoigne leur vote de juillet 2003, mais combien en sont convaincus pour de bonnes raisons ? Ce n’est pas en rappelant que les retraites, les pensions d’invalidité ou de veuvage viennent du continent, que l’on mettra en lumière les seules raisons qui devraient fonder l’appartenance à l’ensemble français.  Et ces raisons tiennent toutes à la fierté. Les Corses ont-ils lieu d’être fiers de leur nationalité  française. ? Pour une forte proportion d’entre eux, oui, certainement. Toutefois si pour la commodité du raisonnement on écarte les raisons économiques, si l’on ne garde que celles qui tiennent à la fierté véritable, la proportion diminuera de moitié. En d’autres termes si les retraites, les pensions, les avantages tombaient du ciel pour une période de cinq ans, quel serait le résultat du référendum ? Ce serait, comme disent les analystes, un vote de défiance. Les Corses ne trouvent pas les continentaux fréquentables à l’exception de ceux qui vivent à côté d’eux toute l’année. Les occasionnels doivent faire leurs preuves à l’examen. Et les autres, les analphabètes du petit écran qui jonglent avec les millions, les partisans de la société mondialiste ouverte sur le néant, les technocrates au vocabulaire de plomb, les administrateurs qui débarquent fringants par l’avion de Calvi, les touristes qui consomment le littoral au mètre, ils les vomissent.  Parce que pour instaurer une société ouverte, il faut que le désir d’ouverture soit mutuel. Il faut qu’il y ait égalité dans les termes de l’échange. Quand on parle de la liberté de circulation en Europe en soulignant que, certes, les Allemands débarquent par charters entiers à Porto Vecchio, mais que les Corses ont la liberté d’aller passer le mois d’août à Hambourg, on se fiche des Corses et on se fiche de nous. La plupart les Corses n’iraient pour rien au monde passer huit jours à Hambourg. Prétendre que les européens du sud sont libres de s’installer au nord du continent, c’est prétendre que l’eau est libre de remonter dans la carafe. On peut appliquer le même raisonnement à la France entière, devenue pays d’accueil touristique par vocation. Ses hôtes sont si nombreux et si puissants qu’ils font la mode jusqu’à changer l’image du pays à ses propres yeux. Celle de la Provence doit beaucoup désormais, jusque dans l’esprit des Provençaux, aux livres de Peter Mayle, un Anglais qui a donné au marché de Maussane un parfum de comédie de Broadway. Les Toscans ont subi le même traitement en Italie. Si c’était le seul domaine où notre pays nous échappe, passe encore. Mais dans nombre de cas nous sommes aux limites de l’expropriation.
Quand on souligne par exemple que la France est la lanterne rouge de la sécurité routière en Europe la question se pose immédiatement de savoir si les voitures impliquées chez nous dans les accidents mortels sont toutes immatriculées en France . Il semble naturel de mesurer la distorsion éventuelle due à l’afflux de touristes. Eh bien non . Pas du tout. Ce n’est pas naturel. Pour obtenir ce chiffre qui relève de la curiosité la plus élémentaire, j’ai provoqué l’irritation d’un colonel  qui dirigeait l’organisme compétent. Cet homme m’a répondu: vous ne voulez pas, non plus, que je vous donne la couleur du conducteur ?
Arrêtons-nous sur le cas de ce fonctionnaire . Notre homme entend par cette réponse que la définition d’un sous-groupe statistique de conducteurs étrangers impliqués dans des accidents mortels en France relève de la discrimination raciale . Alors même que ce sous-groupe vient grossir, devant les instances de Bruxelles, le chiffre des Français chauffards, des Français « lanternes rouges » qui discrédite notre pays dans toutes les comparaisons européennes dès qu’ il s’agit de sécurité routière.
Quand un Corse subit des statistiques, elles sont toujours distordues de  même par un afflux de paramètres qui ne tiennent aucun compte de la fameuse insularité. Dans les zones de haute montagne, en Savoie, c’est pareil. La France a lancé naguère un plan de câblage par fibres optiques en vantant les mérites des « autoroutes de l’information ». De modestes communes de Savoie ont été traversées de force par ce dispositif. Dix ans plus tard qu’en reste t-il ? Un boîtier sous l’église. Les montagnards ont-ils le bénéfice de consulter l’internet à toute vitesse pour autant ? Vous n’y êtes pas. On a inventé mieux et moins coûteux, on exploite les fils de cuivre de l’ancien système téléphonique. Ca s’appelle l’ADSL. Nos montagnards ont-ils bénéficié pour autant de ce progrès moins coûteux ? Non. Après avoir été équipés de force de l’ancien dispositif, ils représentent pour le nouveau une clientèle sans intérêt. Ils ne bénéficient aujourd’hui ni de l’un, ni de l’autre. En d’autres termes l’internet n’est distribué chez eux ni par fibres optiques, ni par fil de cuivre.
Les situations traitées avec une pareille grossièreté révèlent une ignorance coupable de la vie des gens. Dans le cas des provinces, de la ruralité, des petites communes, cette ignorance rappelle les pires heures de l’ancien régime . Il n’est pas impossible que Paris, Strasbourg et Bruxelles soient un jour sanctionnés comme le furent les Bourbons. On traite les villages comme les grandes villes, sous prétexte qu’ils n’ont qu’à suivre. Ils suivent de moins en moins. On leur parle de progrès, de modernité, de mise aux normes, comme si leur cantine scolaire accueillait deux mille enfants. Or il y en trente-quatre. On leur envoie des questionnaires sur l’ assainissement . Aucune case n’est prévue pour les bâtiments situés en pleine montagne à six kilomètres de toute habitation. On arrache à leur maison de retraite des nonagénaires qui meurent trois mois après dans un hôpital. : leur maison des Glycines ou des Bleuets n’était pas aux normes. Dans les châteaux-pensionnats les nouvelles normes sont inapplicables : fermeture ! Pour sauver les trois vieillards qui meurent dans un incendie tous les quatre ans, on en tue trente mille autres en les privant de leurs habitudes. Dans les écoles on impose des mélangeurs électroniques eau chaude/eau froide pour que les enfants ne se brûlent pas les mains avant de passer à table. Or certains d’entre eux n’ont même pas de mélangeur mécanique à la maison.
Dans un monde gouverné par les grands et pour eux, quel que soit le domaine considéré, les petites localités n’échappent pas au sort des petites gens : elles vivent dans la dette permanente et dans la sujétion qu’elle implique, elles apprennent le vocabulaire administratif le jour où elles reçoivent du papier bleu. Elles se tiennent au courant des nouvelles lois six mois après être devenues hors la loi. Elles essaient de faire bonne figure quand elles ne peuvent plus faire face. Elles tâchent d’entrer dans la bonne case quand aucune case n’est prévue.
Le nombre effarant de règles que secrète la machine n’a connu d’équivalent que dans la Russie de 1911 . Elles sont formulées de manière si incompréhensible au profane que même un linguiste est moins bien placé pour les expliquer qu’une secrétaire de mairie. Leur interprétation est l’apanage d’une caste étrangère aux gens normaux - lesquels se vengent de la puissance publique en opposant une résistance sourde à ce qui vient d’en haut ; or , contre la mauvaise volonté de ses administrés les plus opiniâtres (ceux qui ont compris que la machine est grippée, et qui en profitent pour agir, construire, déboiser à leur guise) les maires n’ont aucun moyen de lutter quand ils en ont le courage.
Comment réagit la puissance publique ? A son tour, elle se venge du peuple en accroissant le nombre de règles, espérant par là non seulement compenser son impuissance à les faire appliquer, mais son incapacité à les faire connaître.
C’est la république du Il paraît que. Il paraît qu’à partir de janvier on ne pourra plus faire ceci et cela. Il paraît qu’avant l’été, ceci ou cela deviendra obligatoire. Le nombre des lois et règlements est devenu tel que leur publicité même est devenue impossible. La moitié du pays se contente de rumeurs, quand ce n’est pas d’un haussement d’épaules.
Quelle est la conséquence de tout cela ?  La même que lorsque la France ignore sa mission de protection de la langue ou de la culture nationales contre la pâtée planétaire. En l’occurrence c’est sa mission de protection des humbles contre la machine administrative globale qu’elle ignore avec la même impudence. Et la machine est désignée de plus en plus comme européenne. La question du contrat d’annexion de la Savoie de 1861, et celle du statut de la Corse se présentent donc une nouvelle fois sous le même angle et dans les mêmes termes : la Savoie et la Corse sont en train de devenir sous locataires d’un ensemble qu’elles n’ont pas choisi. Dans nombre de domaines le propriétaire de leur maison faillit à sa tâche, il en donne les clés à tout le monde, il n’assume plus son rôle de protection et d’entretien, il n’est plus maître chez lui, il n’est plus propriétaire. Il délègue tout à quelque lointaine agence et s’abandonne aux lois du marché.

Dans des pays comme la Savoie et la Corse cette démission devant l’appétit de généralité a une conséquence immédiate dont il est peu question dans les journaux : l’éviction des gens qui sont nés quelque part au bénéfice de ceux qui veulent s’y installer.
En Autriche ou au Danemark,  les candidats à l’achat de bien immobiliers sont tenus de devenir résidents, c'est-à-dire de ne pas consommer le pays pour son air pur, mais d’en devenir des habitants à part entière. Personne au parlement européen ne voit d’inconvénient à l’application de cette règle au Danemark. Nul n’a taxé le Danemark de xénophobie immobilière. Or chez nous le fait d’arrêter l’hémorragie des biens ruraux au profit des Hollandais serait jugé contraire aux bonnes mœurs, rien de moins. Un tyrolien peut se payer douze chalets savoyards et les revendre à ses amis. Il peut faire grimper leur prix. Mais au Tyrol, un Français ne peut rien acheter à moins d’être résident privilégié.
De quoi se plaint le Savoyard ? La cote immobilière a plus que triplé depuis vingt ans .  
Une grande partie des Savoyards ignorait encore, il y a peu de temps ce que signifiait ce triplement . Ils l’apprennent à leurs dépens aujourd’hui. Ces chalets branlants, ces terrains escarpés qui scintillent entre les plaques de neige au premier soleil du printemps n’avaient pas plus de prix après la guerre que les mêmes arpents en Slovénie. Alors comment les Savoyards ont-ils appris que leurs prés, que leurs chalets de bois sont aujourd’hui hors d’atteinte pour leurs propres enfants? Le jour où quelque grand oncle célibataire est mort dans leur famille. Il a fallu racheter sa maison au fisc, c'est-à-dire payer les droits sur un bien évalué non d’après son usage, mais d’après le marché. Le paiement des droits de succession sur la maison est devenu impossible sans vendre la maison. Les petits neveux dans le meilleur cas ont dû être relogés dans un chalet plus étroit au même endroit. Dans le pire, ils sont allés habiter comme tout le monde une boîte blanche, dans la banlieue de la ville voisine.
On peut toutefois leur donner un conseil : s’ils veulent bénéficier d’une surface comparable, une fois leurs droits payés, il devront acheter des maisons dans des régions comme la Creuse dont personne ne veut encore, et dont ils vont rehausser la cote, quitte à empêcher les Creusois  d’hériter de leur propre grand-oncle.
Mais les régions de France dont personne ne veut deviennent de plus en plus rares. Aujourd’hui tout le monde en Europe entend profiter de la société française si accueillante qu’elle est prête à la faillite pour vous offrir à boire. Non seulement nous sommes assez bêtes pour obliger nos rejetons à brader les biens de famille pour raisons fiscales, mais nous pensionnons leurs acheteurs étrangers. Sur les hauteurs de l’Hérault où j’ai passé vingt ans à observer mes voisins, j’ai vu des Anglais souriants réaliser leurs économies dans le Devonshire pour acquérir une bâtisse à Lodève ou à Béziers et vivoter d’une retraite ultra anticipée, c'est-à-dire rognée des deux-tiers. Qu’importe : à peine installés, ils obtiennent la couverture maladie universelle à la française sans cotiser nulle part. Ils vendent des noix. Ils réalisent de menus travaux clandestins. Mais ils ont le droit à une paire de lunettes par an. En échange, Bruxelles nous explique qu’il nous est loisible de nous installer à Rotterdam ou dans le sud de la Suède. Mais sérieusement, qui pourrait prétendre y bénéficier des avantages  d’une telle gabegie?
J’arrête là ce couplet sur l’expropriation immobilière et fiscale. D’abord parce que tout le monde a compris. Ensuite parce qu’insister davantage pourrait compromettre la publicité de mon propos . La pensée subit en ce moment les mêmes pratiques anti-concurrentielles que les petits fabricants face à la grande distribution. Il faut en passer par ceux qui détiennent les clés des têtes de gondole. Le précepte consiste à affecter d’écrire ce que la presse veut entendre. Il ne faut pas heurter de front la susceptibilité des gardiens de l’opinion. On peut, tout au moins, essayer de pervertir clandestinement leurs certitudes, en leur représentant que l’opinion est en train de basculer, et qu’ils risquent de se réveiller du mauvais côté.

Le terme d’expropriation s’entend d’ailleurs et surtout en matière de culture et d’humanisme. C’est de quoi il est question, ici, avant tout.  Sans la dépréciation des usages, des beautés et des traditions locales, il serait difficile de décider quiconque à vendre sa maison au plus offrant avant de changer de continent, de vie, d’horizon. Or c’est devenu l’idéal obligatoire. Dans la génération à laquelle j’appartiens le mythe du voyageur n’est plus celui d’Ulysse qui plein d’usage et de raison est revenu vivre entre les siens le reste de son âge, mais celui de l’émigré qui va faire souche ailleurs, du nomade qui a, pour patrie, la terre et les étoiles. Il est permis de voir dans la mythologie routarde des années 70 une préparation à l’expropriation culturelle : si la propriété c’est le vol , on nous explique que la patrie est la première des voleuses , la grande cambrioleuse des âmes. La patrie, en somme, c’est du vol encouragé, organisé par l’Etat et par l’histoire. Les gens recommandables sont ceux qui voyagent dans les autobus des Andes avec un carnet de notes. Les chanteurs, les acteurs de cinéma, les animateurs de télévision, tout le monde exprime en 1980 la nostalgie de l’ailleurs, des halls d’aéroport, du transit, des amitiés de rencontre à l’autre bout de la terre. Vingt ans plus tard, la quasi-totalité des adolescents a adopté, à son tour, cette mythologie qu’est venue féconder la passion de l’humanitaire. Aujourd’hui il n’est plus question de se contenter de rêvasser sur la plage de Bombay. Il faut agir dans les bidonvilles. Mais l’idée est toujours la même : agir loin de chez soi, se rééduquer en permanence par le lavage de cerveau géographique, renoncer aux notions petites- bourgeoises de racines, de chez-soi, de propriété, d’habitudes.
Quand on regarde les reportages consacrés aux chantres du nomadisme, qui ont désormais soixante ans et des revenus solides, on s’aperçoit qu’ils possèdent en vérité, depuis une génération, une aimable maison de village en Provence, qu’ils vont faire leurs courses au marché, et qu’ils jouent aux boules avec le coiffeur et le boucher.  Ainsi, pendant qu’ils empilaient leurs souvenirs de voyage dans leur mas du Lubéron ou leur ferme des Vosges, ils ont fait croire à la jeunesse de leur pays qu’on comprend mieux ce que l’on fait sur terre quand on vit entre ses valises.
En 1965 les adolescents de Romorantin rêvaient d’Amérique. Leurs enfants ont plutôt adopté le Tchad ou le Pérou. Mais dans les deux cas, l’idée sous-jacente est toujours la même : il faut sortir de ses petitesses en élargissant l’horizon, ouvrir le champ, voir loin, devenir philosophe en échappant aux conditionnements de son milieu d’origine. Cette idée qu’on ne devient philosophe que par le voyage et le renoncement aux racines, cette idée qu’on se guérit de ses origines par le métissage et la planétarisation recèle une injustice et une escroquerie. L’injustice consiste à expliquer à ceux qui n’ont jamais quitté leur trou qu’on ne saurait s’accomplir autrement qu’en faisant le tour du monde. Les neuf-dixièmes de la population mondiale ne le pourront jamais. Or selon les critères recommandés ils devraient se percevoir comme imparfaits, inachevés, parce qu’ils n’ont pas les moyens de visiter l’autre extrémité de la terre : à force de productions vidéo planétaires nous avons réussi à convaincre jusqu’à la jeunesse du tiers monde que la liberté pour l’homme consiste à combler une ambition horizontale.
Voilà pour l’injustice, qui consiste à infliger le désir puis le besoin d’une autre vie à des gens qui ne peuvent pas la mener. Quant à l’escroquerie, elle revêt plusieurs aspects. Le premier est purement économique, il tient à l’inégalité des termes de l’échange. Quand un couple de jeunes Allemands s’installe à Bombay il dépense à peine un mois de son revenu pour vivre une année sous les palmiers, mais un jeune Indien qui s’installerait à Francfort pendant un mois dépenserait quatre ans de son salaire. N’importe, les jeunes émigrés européens pendant toutes les années d’ivresse de la croissance européenne, ont expliqué à leurs voisins de paillote que s’ils étaient de passage à Francfort ou Paris, ils n’avaient qu’à téléphoner.
Dans la génération suivante c’est par millions qu’ils suivent ce conseil à travers le monde, les filières les plus rusées se mettent en place pour envoyer par avion un enfant mineur, donc inexpulsable, dans un pays européen, afin qu’il soit éduqué jusqu’à sa majorité par le pays hôte. Une fois majeur, il profite de son salaire pour faire venir sa parentèle et le tour est joué. On pourrait croire que ce sont les nations dites riches qui sont seules flouées là-dedans. On trouvera certainement des révolutionnaires revanchards pour nous dire que c’est bien fait. Mais l’escroquerie est aussi morale. Cette fois tout le monde en est victime. Les migrants eux-mêmes ont grand mal à conserver une identité malgré l’exil . Les habitants du pays hôte ont les mêmes difficultés à ne pas perdre la leur.
La solution fut, une fois de plus de déplacer la barre de l’intégration vers le bas. Pour un immigrant indien d’une riche famille de Bombay installé à Londres en 1960 et souhaitant adopter la société anglaise la barre était très haute. L’Angleterre n’était pas disposée à changer de cran. Certains jeunes indiens et Pakistanais sont parvenus à se hisser au niveau requis mais ils auraient mieux fait d’attendre une génération ou deux. Chez leurs petits enfants le degré d’exigence culturelle a baissé dans des proportions ahurissantes. Les jeunes pakistanaises circulent voilées dans les lieux publics, la moitié des panneaux dans les banlieues sud de Londres sont rédigés en langue étrangère, et la société anglaise a adopté le pinyin mondialiste.
N’importe. Pour faire le plein d’authenticité villageoise, elle achète dans la région de Sarlat ou de Criqueboeuf à des Français qui ne peuvent pas payer leurs droits de succession, à des émigrés économiques sur leur propre territoire, à des expropriés de la culture, voués eux-mêmes à grossir le magma des déracinés qui errent le samedi en survêtement à bandes dans les allées de leur centre commercial.
Parallèlement, pour faire passer la chose plus aisément, la nationalité a été séparée des origines culturelles par les commentaires journalistiques. On nous parle sans cesse, par exemple, du Français Tony Parker. L’insistance à ce sujet n’a échappé à personne. A-t-on jamais parlé du Français Raymond Poulidor au journal télévisé ? Non, bien entendu. Et qu’a donc de si particulier le Français Tony Parker pour qu’il soit érigé en parangon des vertus nationales ? Il est le modèle de la nouvelle nationalité telle que la souhaitent les commentaires. Il est né à Bruxelles, d’un basketteur américain et d’une Hollandaise, et il est célèbre pour avoir gagné un championnat américain.  Il est donc particulièrement recommandable comme Français parce qu’il personnifie la nouvelle norme. Son exemple doit être promu et suivi. Les enfants des banlieues entendent partout chiffrer sa fortune et la presse nous raconte souvent que des contrats publicitaires mirobolants le lient à de grands fabricants internationaux. En une génération le message est passé : pour les populations allogènes, le ticket vers la réussite passe par une intégration purement administrative dans le pays d’accueil comme aux Etats-Unis. Du  côté culturel la seule appartenance recommandable c’est la  civilisation planétaire, celle de la marchandise et de la technologie : contrat avec Hollywood, tournée au Japon, apparition dans le clip d’un chanteur new-yorkais, etc.  A ce compte-là, entre le jeune homme du Burkina Faso et celui qui débarque Gare de Lyon par le train de Guéret, nous obtenons toute l’égalité souhaitable, mais sur des bases qui n’ont rien de français, rien même d’européen. Ils communient dans le culte des routes poussiéreuses de l’Arizona, ils connaissent mieux la province américaine que la nôtre, ils connaissent tous les tendances sur la côte Est, ils rient des mêmes choses, ils se moquent des mêmes ridicules, mais ces ridicules sont volontiers relevés, dans notre vie sociale à nous, au nom de valeurs culturelles considérées comme supérieures parce qu’elles viennent d’outre atlantique. Et si l’un ou l’autre devient cinéaste, musicien, journaliste ce sera pour inonder son monde d’origine, sa province étroite, sa ville du Cantal de fictions au goût américain, de stéréotypes planétaires et d’un vocabulaire du style «un funk très groove au niveau des riffs, avec une touche de R&B ».  J’ai cherché un exemple dans Libération, il m’a fallu cinq minutes pour le trouver.
Telle cette scène rock n'en finissant plus de recycler le bruit blanc new wave à des trentenaires avides de Gloubiboulga Party régressive, le cinéma s'est découvert une nouvelle nostalgie.
Esthétique urbaine glauque, omniprésence des armes à feu, rapports humains de type barbare, sexualité hésitant entre puritanisme et criminalité, effets spéciaux gratuits, voilà les valeurs en comparaison desquelles notre cinéma, notre littérature, notre vie sociale sont jugés à la mode ou non.
On me dira que du temps de Balzac, la Russie faisait de même. Au milieu du dix-neuvième siècle, la mode, à Moscou et Pétersbourg, venait de l’étranger aussi. De France, principalement. Mais qui peut douter qu’entre la Russie de Gogol, celle du servage, celle des Ames mortes, et la France de la Monarchie de juillet, le mouvement fût allé dans le sens de la civilisation ? Or dans le cas présent c’est moins certain. De la France de Claudel à l’Amérique du Silence des Agneaux, nous sommes tombés de l’échelle. Nous avons roulé dans le fossé. Au mois d’avril 2004 le monde a découvert, effaré, que des femmes-soldats américaines de vingt quatre ans, avec la complicité de leur hiérarchie, promenaient des prisonniers en laisse dans les couloirs d’une prison militaire, qu’elles les empilaient sur le carrelage comme des cadavres, qu’elles les terrorisaient à l’aide de molosses, qu’elles les couvraient de masques lugubres. Depuis lors on s’écrie volontiers : ce ne sont que de mauvais éléments, l’Amérique n’est pas comme ça.
Ceux qui répugnent à généraliser oublient les centaines d’oscars et d’awards décernés depuis trente ans à des œuvres sadiques, des œuvres où l’on voit des gens démembrés à la tronçonneuse dans une chambre de motel. Des œuvres qui débarquent chez nous avec leur cortège de suppliciés pour faire la fortune des officines de promotion parisiennes . Les demi-mondaines qui font leurs points de presse au Crillon ficellent, à propos de ce genre de films des campagnes publicitaires tellement unanimes que, si un ministre interrogé sur un plateau se mêlait de dire qu’il abhorre le travail de Quentin Tarantino, il perdrait la moitié de son crédit auprès des médias en trois semaines.
Car nous en sommes là. L’esthétique qu’on appelle déjantée, celle qui considère l’homme comme un tas de gélatine, celle qui montre la violence la plus obscène, celle qu’on pourrait appeler la pornographie de la relation sociale est en train de devenir l’esthétique officielle, la norme future, au nom de quoi ? D’une nouvelle morale, plus technologique et moins humaniste ? D’une nouvelle orientation philosophique raisonnée ? Pas même. Au nom de la simple liberté du commerce. Nos vieilles nations européennes, qui ont toujours pris la violence pour ce qu’elle est, le compost de l’âme humaine, le terreau qui produit la fleur, voient avec effarement leurs petits enfants plébisciter les films où l’on éventre son prochain . Le compost est vendu chez le fleuriste au prix de l’ orchidée.
En matière de morale humaniste, on se doutait bien que l’Amérique du Silence des Agneaux, qui s’est reconnue toute entière dans cette histoire de cannibale jetant ses victimes dans une fosse, avait un léger problème. Dix ans plus tard, quand on voit la jeunesse de Scream est de Jackass devenir le modèle planétaire, quand on entend en France les adolescents de banlieue se réclamer de Tony Montana, le héros de Scarface , qui ne bronche pas quand on démembre son copain à la tronçonneuse, le malaise se confirme : la « civilisation » américaine ne va pas bien du tout.  Elle nous met en danger. Pendant un siècle on s’est demandé si elle allait raffiner le message culturel européen dont elle a hérité après plusieurs vagues d’émigrations viennoises. Jusqu’à une époque récente on mettait certains débordements de la jeunesse de Los Angeles sur le compte de la démission parentale et de l’excès d’argent de poche. Au nom des musées Guggenheim, du Boston Philarmonic et des films de Frank Capra on excusait tout. On se disait qu’après tout, il valait mieux être pilote irakien tombé aux mains des Américains que l’inverse. Cette certitude était partagée par la plupart des pays du monde. Une sorte de fraternité d’âme s’était dégagée autour du grand-frère, accusé d’avoir le front bas mais crédité d’un respect sourcilleux de l’homme, de la légalité, de la moralité - jusqu’à la névrose.
Cette époque est révolue . La preuve est faite que ce prétendu parangon des vertus occidentales ne respecte pas ses prisonniers de guerre, alors vous parlez de ses engagements ! Il ne se conforme pas aux règles qu’il promeut. Après des bavures dignes du marquis de Sade, ses militaires encourent un blâme et quelques mois de régime sec. La conséquence est écrite : c’est la chute du Veau d’Or. Le magistère que s’est arrogé l’Amérique sur le reste du monde va disparaître aussi brutalement qu’il s’est constitué pendant la guerre de 14. C’est comme si un député à cheval sur la morale, féroce au parlement sur la liberté des mœurs, était compromis dans une partouze sado-masochiste .
L’Amérique est comparable à un fils maudit qui est allé faire fortune outremer et qui revient régenter ses frères et sœurs en prétendant sur le tard détenir l’héritage moral du père. Dans les familles les choses se passent souvent ainsi : le prodigue revient un jour plein d’importance , il essaie de faire passer sa fortune pour une preuve de raison, il donne des leçons, il monte les uns contre les autres, il rappelle qu’il a toujours été là dans les coups durs, et il promet de s’occuper de tout pour l’enterrement de papa.
Pour l’enterrement de l’ Europe, les Américains ont tout prévu aussi. Les faire-parts sont prêts, ils les ont même envoyés trop tôt par la bouche du secrétaire d’Etat Rumsfeld. lls parient, tous les dix ans, sur cet événement qui leur donnerait raison dans la légende familiale occidentale. Le dernier avatar de leur pari,  c’est l’entrée de la Turquie dans le marché commun. La mort de l’Europe par la Turquie les justifierait d’avoir claqué la porte de la maison, il y a deux siècles en annonçant bien haut qu’ils allaient faire fortune. C’est fait. Ils sont riches. Mais leur morale n’a pas suivi.  
Ce grand-frère m’as-tu vu va bientôt laisser sa parentèle et ses clients dans le désarroi parce qu’il n’est plus exemplaire. Des rumeurs sont apparues en Europe selon lesquelles la santé économique américaine serait d’ailleurs une illusion. Elle est trop brouillonne,  trop endettée, trop dépendante de la stabilité générale. Elle repose en outre sur une évaluation erronée des ressources mondiales en pétrole, évaluation optimiste par mensonge délibéré. Il est, en effet, indispensable de conjurer le spectre de la pénurie, du oil peak, spectre que le terrorisme sur les puits est en train d’attirer avant l’heure. Pour reprendre la métaphore familiale, certains des frères restés au bercail européen ont mené leur enquête sur le passé et les affaires du rejeton prodigue. Ils s’aperçoivent qu’il est en train de dire et de faire n’importe quoi. Que sa fortune est hypothéquée. Qu’il embrouille ses clients. Qu’il flatte les illusions chinoises. Que sa « reprise » est un mythe . Et désormais, que sa morale est suspecte. Il a beau répéter «  j’ai toujours été avec vous dans les moments difficiles » (sempiternelle allusion au Débarquement normand) on ne croit plus à son altruisme en tant que puissance continentale.
Qui mène l’enquête sur la fortune du fils prodigue ? La plupart des pays européens mais principalement la France. Pourquoi principalement ? Parce que la France a longtemps rayonné, dans tout l’Occident puis dans le monde entier par des mérites issus du fonds gréco-romain qui n’avaient rien à voir avec la puissance industrielle. Parce qu’elle a ancré tant bien que mal du côté de l’humanisme son magistère moral vers les peuples en développement. Parce qu’elle a exporté ses droits de l’homme et son code civil. Parce qu’elle a longtemps eu une politique arabe intelligente et raffinée, qui consistait à contenir le mal intégriste et ravageur, à l’enkyster plutôt qu’à le supprimer . Or depuis un siècle, et surtout depuis la dernière guerre, la France s’est laissée coiffer par les méthodes américaines qui ont substitué au magistère moral, né d’un long apprentissage mutuel (que ses adversaires appellent paternalisme) un partenariat purement économique, basé non sur la séduction et le contrôle mais sur la conquête et la domination. Le partenariat économique se fabrique en moins d’une décennie. Il n’a que faire de la culture et de l’humanisme. Il encaisse et il corrompt. Il dévoie les peuples, il les détourne de leur âme millénaire en arrosant leurs élites. C’est lui qui a fabriqué l’Arabie Saoudite, dont la vulgarité moyenâgeuse est devenue l’arme nucléaire du pauvre. C’est elle qui est capable d’exciter les passions intégristes en débarquant avec sept divisions pour établir la démocratie chez des gens qui ne l’ont jamais connue. Le partenariat économique se prévaut d’accorder à tous les mêmes chances et c’est parfois vrai comme en témoigne le nombre de jeunes Saoudiens qui vont étudier à Harvard. Mais il prétend aussi leur donner la même dignité,  il prétend les faire participer à la dignité de leur modèle, et là c’est un mensonge. Le fils de nabab Ben Laden en tant que partenaire privilégié du monde américain, a mis vingt ans à comprendre que ce partenariat se moquait de la dignité des peuples, c'est-à-dire de leur identité, et que, même pour les élites saoudiennes élevées à Harvard,  même s’il s’agit de jeunes gens dont les pères et les grands pères peuvent acheter des quartiers entiers de Los Angeles, l’intégration n’est pas pour demain. Ils ont conquis (acheté) le statut d’Américains mais il n’a jamais été question qu’ils soient élevés à la dignité d’Américains.
Cela n’a jamais été sérieusement envisagé. Rappelons-le, l’Amérique moyenne, celle qui fait l’opinion, considère avec un dédain navré les efforts des jeunes Saoudiens ou des Koweitis qui veulent faire partie de la bonne société. Du coup leurs enfants se retournent vers le voile et la djellaba. S’ils nous les imposent désormais en Europe, avec quelle morgue ! c’est à raison de notre appartenance au monde honni du partenariat économique, pour lequel nous avons trahi depuis trente ans la plupart des valeurs qui fondaient notre rayonnement culturel.
Ah certes, une partie de l’Europe n’a pas pris les armes pour envahir l’Irak. Mais elle a négligé l’ occasion d’en expliquer les vraies raisons, les plus profondes, celles qui se rapportent à l’histoire de notre continent. Cette occasion nous est offerte tous les trois mois par les développements de la guerre, quand la saisirons-nous?  
En parlant de la vieille Europe par la bouche de Donald Rumsfeld, l'Amérique a commis un acte manqué. Le fond de son ressentiment au sujet du vieux Continent s’est révélé à propos de la France et de l’Allemagne, deux pays qui sont pourtant bien placés pour rappeler au Nouveau Monde quelques évidences au nom de l’Ancien , et par exemple celle-ci : en politique étrangère, non seulement la canonnière est la pire solution mais si la guerre devient inévitable, annoncer qu’on va éliminer les forces du mal  est une folie.
Pour avoir émis ce genre de doutes, la France et l'Allemagne on été accusées de sénescence – comme si la vieillesse se définissait uniquement par la déroute des cellules, et comme si les vieilles nations n’avaient pas, au fond, les mêmes vertus que les vieilles personnes . La patience, la distance, le scepticisme, entre autres . Ne parlons même pas de sagesse, mais de défaut d’emballement. A niveau d'évolution comparable, un vieux pays se sera trompé plus souvent qu’un pays dont l'histoire est née de la dernière pluie. Il sera donc mieux placé pour se défendre d’une illusion.
Hélas, aux Etats-Unis la vieillesse est surtout regardée comme une maladie, phénomène qui s’est répandu chez nous au point qu'on la confond désormais avec le syndrome d'Alzheimer. Cela permet d'asseoir l'idée que le recours à l'expérience, à la réserve, à la diplomatie dissimulent une couardise pathologique et un problème neuronal.
C'est pourtant grâce au talent très peu téméraire de nos diplomates, à leur connaissance exacte du terrain, à leur culture, à leur humanisme, que nous avons réussi dans les glorieuses années du journal l' Illustration à entretenir, avec le monde de l'Islam, des relations intelligentes, fondées sur une méfiance légitime et un respect mutuels. La conscience d'appartenir à une longue histoire commune, faite de cruautés, de marchandages et de concessions, nous aura gardés longtemps de l'ignorance et du fanatisme . Nous pensions être débarrassés de ces vices de jeunesse. Hélas ils sont revenus sur la scène du Proche Orient quand nos anciens l'ont quittée,  c'est à dire quand les Américains y sont arrivés.  Est-ce un hasard ? Rien n’est moins sûr.
Comment reconnaît-on une politique étrangère jeune ? Principalement, à ce qu’elle ne doute de rien.  Dans ce registre, citons l' idée brillante de faire des Taliban des alliés contre les Russes, le fait de financer Ben Laden pour mieux le contrôler, de gérer le conflit balkanique en propagandistes etc.
Trop de jeunesse, c'est aussi trop d'imprévoyance dans les petites choses. Il y a dix ans, en Indonésie, quand les villes de province ont commencé à multiplier les cinémas, que proposait le complexe culturo-industriel américain aux nations qui quittaient l'Islam villageois pour les ateliers de confection? Des kilomètres de films ultra-violents. Dans les salles de cinéma de tous les peuples émergents, et par le biais des cassettes vidéo qui se vendaient quelques dinars au marché, l’Occident a été présenté, par les Majors hollywoodiennes, avec une incroyable légèreté, comme un repaire de tueurs cinglés , de bandes rivales et de flics pourris, le tout sur fond de Miami ou de Las Vegas. Parallèlement, que proposent les télévisions par satellite à longueur de débats anglophones ? Une argumentation de casuistes sur le mariage des homosexuels. Dans toutes les sociétés traditionnelles où l’homosexualité a été digérée par la pratique sociale, on cherche à provoquer l’indigestion au nom de la transparence et de la raison.
Parallèlement la Pologne, la Tchéquie, la Hongrie, donnent à fond dans la mythologie new-yorkaise. Or, par une coïncidence qui n'en est pas une, ces derniers pays forment le principal de la jeune garde sur laquelle Rumsfeld appuie son idée d’une Europe nouvelle. - entendez par là malléable aux thèses manichéennes et préparée à lutter pour l'éradication du mal.
Quand la France et l'Allemagne joignent leurs sagesses pour repousser, jusqu’à la dernière extrémité, les solutions sommaires et obligatoires, elles rappellent humblement que le but de la diplomatie n'est pas d'avoir raison de l'adversaire. Il n'est même pas d'avoir raison tout court. La guerre n'a pas pour objet de supprimer le mal mais de le contenir, de le juguler, de conjurer sa réapparition dans l’histoire.
Quand une guerre éclate, les vieilles nations se gardent de croire qu’il y aura un vainqueur. Les jeunes nations, elles, croient encore le contraire. Elles appliquent des sanctions.  Elles demandent des réparations. Elles laissent les vaincus exsangues et humiliés. Non seulement c’est un tort, mais elles causent grand tort à la paix, laquelle est équilibre et marchandage. Elle suppose que personne n’abuse de son droit. Or c’est plus en plus rare. L’Amérique s’érige en juge de la vertu de ses alliés. On voit mal comment elle pourrait respecter ses ennemis.
Que signifie respecter ses ennemis ? Il faut se souvenir du film La Grande Illusion de Jean Renoir pour comprendre ce que signifie l’esprit de vieillesse en politique étrangère. Consentir à relativiser le rapport entre bons et méchants, changer de regard sur l’adversaire, pratiquer l’ironie et l’autocritique, jouer avec le mensonge, la rouerie du camp d’en face, veiller surtout à ne pas prétendre qu’on détient le monopole de la vertu, voilà ce qu’avait appris la vieille Europe en quatre siècles de diplomatie. Voilà ce qu’elle peut encore illustrer si les choses vont trop loin, et si les Américains épuisent leur crédit, après avoir commis des bourdes de plus en plus graves, et l’on voit mal comment elle pourrait aller plus loin dans la gravité.
On l’a bien vu dans la guerre de Serbie . L'Amérique était si pressée d’avoir raison qu’elle en a oublié de se munir d’une carte d’Etat-major sérieuse avant de bombarder l’ambassade de Chine. De même dans l’affaire Irakienne le prurit du bon droit l’aveugle, jusqu’à lui inspirer des erreurs de débutant.
Mais la première de ses erreurs est de vouloir asseoir le règne de ce qui doit être au mépris de ce qui est. N’est-ce pas la source du droit? Tout le problème est de savoir si l’on préfère le droit à l’équilibre. Elle a fait son choix. La vieille Europe en subit les conséquences. Elle aura tôt ou tard pour mission de réparer ses gaffes..

Encore faut-il que l’Europe ose reconnaître sa mission. Et sa mission n’est pas de se faire passer pour plus jeune, plus performante, plus conquérante qu’elle n’est, mais de se faire reconnaître pour sage, imaginative, créative, là où elle l’est restée, c'est-à-dire presque en tous domaines. L’Europe est vieille, soit. Au lieu de singer la jeunesse il faut qu’elle réhabilite les vertus de la vieillesse qui sont fondatrices d’ordre et de raison. En d’autres termes il faut qu’elle reprenne les rênes du discours occidental. II faut qu’elle parvienne à convaincre le monde qu’elle n’est pas assimilable à la barbarie économique et diplomatique qui nous place dans un si grave péril.  Et le rôle de la France est déterminant dans cette résistance comme en témoignent les campagnes de dénigrement auxquelles nous avons été soumis après notre abstention dans la guerre d’Irak.
Car ce n’est pas un front anti-allemand ou anti danois qui s’est manifesté dans la presse américaine. C’est une attitude anti-française mobilisant tous les vieux thèmes au sujet de notre pays  (collaboration pendant la guerre, orgueil et lâcheté, etc) . Le président français a été traité de pygmée par un éditorial du New York Times. La chaîne Fox a lancé une campagne de harcèlement téléphonique contre l’ambassade. Cette violence incongrue a connu un précédent lorsque la France a prétendu se défendre contre l’anglais dans ses actes et colloques (loi Toubon). Elle signifie que les agents de l’Empire américain ont compris d’où venait le danger. Le danger serait qu’une vraie diplomatie française, savant mélange d’exigence morale, de tradition séculaire, de présence sur le terrain, soit capable de corriger la grossièreté d’une approche à laquelle il manque un ou plusieurs de ces trois éléments et surtout quelques siècles d’expérience.
Les instruments d’un retour de l’influence française étaient encore réunis après vingt ans de politique Gaullienne. Les centres culturels français à l’étranger restaient un outil efficace pour relayer cette mission morale au début des années 80. Mais leur abandon à une oligarchie de professeurs a plombé le réseau.
Par réaction contre le modèle français qui était plutôt d’airain, celui des statues du Général, on a nommé  aux postes de représentation culturelle des professeurs mitterrandolâtres, jouisseurs, internationalistes, qui ont altéré l’image de la France auprès des populations locales et des instances planétaires .

Comment puis-je laisser entendre une chose pareille ?
Je ne la laisse pas entendre, je l’affirme. Au nom de quoi ? Au nom de la liberté du voyageur. J’ai connu plusieurs de ces comptoirs de la pensée française à l’étranger, tantôt comme journaliste, tantôt comme écrivain.  J’ai même brigué un poste dans l’un d’entre eux, comme ça, pour voir.
J’ai vu : c’était une folie de penser qu’un écrivain français pouvait représenter la culture française.