littérature

Les sabots d'Emile

Les gens qui n'ont pas de livret de famille et se hasardent quand même à proférer une opinion sur l'éducation des enfants sont réputés se mêler de ce qui ne les regarde pas.

Cette erreur provient, j'imagine, de ce que la plupart des ouvrages publiés sur ce sujet contiennent des recettes destinées aux usagers ordinaires de l'enfance que sont les parents , les professeurs et les médecins . Malgré tous leurs efforts de documentation, les célibataires sans enfants sont des occasionnels, ignorants de ce que savent, par expérience quotidienne, les mères, les instituteurs et les pédiatres.
Je confesse donc cette ignorance-là. On ne trouvera dans ce livre aucune méthode pour rendre un enfant attentif, discipliné, fort en maths, sociable, audacieux, précoce, doué en langues, etc. Je laisse aux spécialistes le privilège - dont ils abusent- de publier à ce sujet des guides, traités, mémentos pratiques, encyclopédies qui proposent d'une page à l'autre un condensé des thèses freudiennes, un précis de gymnastique corrective ou un bréviaire d'urgences psychologiques.
Dans les années 60 on y trouvait aussi l'adresse du centre anti-poison, au cas où des bambins de quatre ans avaleraient un tube d'aspirine. Désormais, il s'agit plutôt de remédier aux tentatives de suicide chez l'adolescent. Il manquait donc probablement, à cette littérature de salle d'attente, quelques conseils relatifs à l'essentiel.
Où est l'essentiel ?
On ne saurait se prononcer là-dessus avant d'avoir délibéré davantage. Toutefois j'observe que le vrai, le beau, le raisonnable et d'une manière générale tout ce qui est digne de l'Homme, campe souvent à l'opposé de l'opinion commune. Les recherches s'en trouvent facilitées. Par exemple si j'ai pris prétexte de l'Emile de Jean-Jacques Rousseau pour écrire ce pamphlet, c'est par égard pour une idée qu'on y trouve et dont l'évidence est devenue révolutionnaire : l'éducation n'a pas pour objet d'alimenter le marché de l'emploi.

Les bons apôtres qui définissent des "priorités" en la matière tous les six mois feraient bien de méditer d'abord cette vérité que nul homme de bon sens ne saurait contester.
En sortant de mes mains, dit le précepteur d'Emile, il ne sera, j'en conviens, ni magistrat, ni soldat, ni prêtre ; il sera premièrement homme (...) et la fortune aura beau le changer de place il sera toujours à la sienne.
Voilà qui mérite un plaidoyer en faveur du pauvre Jean-Jacques. Il fut un mauvais père et un philosophe pleurnichard, mais il savait que pour élever un enfant il importe avant tout d'être quelqu'un. Or la plupart des défauts que l'on peut observer aujourd'hui chez nombre d'adultes ayant charge d'âmes tiennent justement à un seul, qui est l'indéfinition: trop de gens désormais ne savent pas qui ils sont.
Rousseau a longtemps souffert de cette infirmité jusqu'à s'estimer, à bon droit, incapable d'élever ses enfants. Il a préféré les abandonner tous cinq.
Fils d'un veuf tôt remarié, autodidacte, naïf, crédule, musicien, dramaturge, laquais , précepteur, éternel quémandeur, victime d'une jolie marraine, de son amant herboriste, jouet des circonstances, dupe d'un escroc italien, énergique et faible à la fois, menteur épris de vérité, sexuellement indécis selon certaines rumeurs, voilà au fond un caractère très moderne qui aura connu les pires déconvenues par immaturité chronique jusqu'à l'âge de cinquante ans où, s'estimant enfin devenu homme, c'est à dire capable d'en former d'autres et de leur épargner ses propres errements, il écrivit son Emile pour asseoir ses idées sur la question.
C'est donc en vérité non comme le père qu'il ne fut pas, mais comme un ancien enfant qu'il s'exprime, avec une singulière faculté de se mettre à la place de son modèle , pour illustrer les embûches et les illusions qu'il a dž surmonter lui-même avant de parvenir à la conscience.
J'ai résolu de l'imiter, c'est à dire de m'interroger au passage sur ma propre histoire, ce qui m'autorise à parler de l'enfant sans rendre de comptes au syndicat des parents, lequel exerce contrôle un exorbitant sur les vérités relatives à l'éducation, tout comme le syndicat des enseignant se dresse, inquiet et furieux, dès que l'on met en doute la qualité du savoir scolaire.
Eh bien, moi j'appartiens de plein droit au syndicat des hommes . C'est suffisant pour avoir un avis sur la question.
Je me souviens par exemple assez bien d'avoir eu dix ans au milieu d'une période qu'on appelle le baby-boom où la pyramide des âges s'est élargie dans les basses couches, ce qui lui donne aujourd'hui la rondeur d'une toupie. Je suis né, comme des millions d'autres, du ventre de la toupie qui a engendré aussi l'habitat urbain démesuré, la misère psychologique, la nullité culturelle, l'école au rabais, la violence gratuite et la radio FM branchée directement sur le cervelet.
Au passage observons que la toupie s'est encore enflée depuis que nos aînés, à mesure que nous croissons (en nombre, certes, plutôt qu'en sagesse) refusent de vieillir , s'achètent des pavillons à géraniums et partent en vacances à la plage.
Jusqu'ici le moyen le plus simple qu'avait inventé la nature pour nous permettre de sortir de l'enfance était justement l'obligation où nous nous trouvions de prendre soin de nos parents, surtout âgés. J'ai dit ailleurs que cette obligation est désormais passée de mode: quand nous ne les envoyons pas à l'hospice, les vieux font tout pour ne plus l'être et nous épargnent donc le souci - ou la honte- de nous occuper d'eux. Résultat: même proches, ils sont loin de nous. Ils ne sont plus nos parents mais nos concurrents.
Quant à nous, nous sommes de plus en plus rares à devenir vraiment adultes. Nous étouffons les sujets de rancoeur et les malentendus qui proviennent de notre enfance et de quoi, pourtant, nous sommes faits .
"La page est tournée", disons-nous avec un soupir douloureux.
Or la maturité ne consiste pas à tourner la page, elle consiste à relire sans cesse sa propre histoire à la lumière des épisodes en cours. Hélas! quand tardivement nous allons recueillir les dernières paroles de quelqu'un qui nous a "connus petits", et auprès de qui nous espérons apprendre enfin qui nous étions et qui nous sommes, ses souvenirs nous paraissent insignifiants . La délivrance attendue ne vient pas .
Ou bien nos parents meurent en silence. Nous avons cessé depuis si longtemps de prendre auprès d'eux notre mesure qu'il demeure entre nous jusqu'à la fin une gêne insurmontable. En rentrant de l'hôpital ou du cimetière nous allons grossir la cohorte des adultes "en recherche"; une recherche qui commence souvent, de mariage en divorce, de crise professionnelle en dérive du couple et de dépressions nerveuses en nouveaux départs, dès l'âge de vingt ans.
Quand la question n'est pas tout simplement réglée par ignorance volontaire, évacuée par la lobotomie sociale de type américain et le mythe ravageur du "couple formidable" qui a tout réussi, même sa progéniture.
Eh bien, pour des raisons mystérieuses, il semble que dans un cas comme dans l'autre, nos propres enfants n'apprécient pas.
Les parents qui doutent, qui se disputent sans cesse, qui veulent être compris, plaints, remerciés, ils les vomissent. Ceux qui promeuvent plutôt le conformisme, la soumission à l'autorité, son exercice maladif , la mystique de la compétence comme preuve de valeur et modèle absolu d'existence (alors qu'il s'agit d'un remède à une véritable angoisse de nullité), ceux qui sourient tout le temps, qui disent "pas de problèmes!" , qui ignorent ceux des autres, suscitent, eux aussi , la haine de leurs enfants.
Quels sont donc les parents qui trouvent grâce à leurs yeux ? Les êtres sensés, c'est à dire littéralement capables de donner sens à leur vie, à leur travail, à leur famille.
Les rejetons de l'Occident moderne ont compris depuis l'après-guerre en Amérique que leurs parents, trop souvent, les ont mis au monde pour de banales, voire de mauvaises raisons, c'est à dire pour se réaliser davantage.
Accessoirement ils ont deviné aussi qu'ils sont entrés dans un univers où la qualité d'un homme compte pour rien: on lui préfère sa qualification.
Résultat, ils sont de plus en plus nombreux à n'en avoir aucune. Ce n'est pas seulement, quoi qu'on en dise, parce que notre système d'enseignement est inadapté, car il l'est par surcroît : c'est plutôt parce que le souci de l'homme en nous s'est amoindri.
Voilà ce que j'entends illustrer.