littérature

Cent ans et demi

Au printemps dernier, le perron de la gendarmerie de Plessier-le-Vicomte fut heurté par une voiture conduite par un homme qui, malgré son grand âge, s’en tira sans blessure .

Il fut invité par les gendarmes à remplir le constat dans les locaux où se trouvait, par hasard, une jeune journaliste qui a publié le récit de la scène. Le gendarme qui aidait le vieil homme à remplir le formulaire a relevé les yeux pour comparer la photo à son modèle, puis il a fait appeler son chef, afin de lui faire part de son muet étonnement. Enfin le chef s’est penché à son tour vers le titulaire du permis de conduire en lui faisant observer que quelque chose n’allait pas.
Mes papiers ne sont pas en règle ?
Le brigadier a désigné une date.
-C’est un deux  ?
-Un zéro.
-Cela vous donnerait 99 ans.
-C’est exact, a répondu le conducteur, c’est mon âge,.
Le brigadier lui a signifié qu’il lui était interdit de reprendre sa voiture et l’a interrogé patiemment sur sa destination. L’homme s’est écrié « Est-ce que ça vous regarde ? Ne me parlez pas comme à un enfant, je  vous prie ». Puis, ayant protesté de la sorte un quart d’heure , il a essayé de prévenir sa petite-fille, afin de revenir à la maison qu’il avait quittée avant l’accident , mais nul ne répondait. Enfin l’idée lui est venue de téléphoner au seul de ses amis qui vivait dans la région : moi.
- On me séquestre, me dit-il on m’humilie, on me torture, sous prétexte que j’ai passé l’âge  de conduire.
Son chevrotement s’accentuait sous l’effet de la colère.
-Où allais-tu ?
Sa petite fille Olga était occupée pour la journée, le jardinier aussi, à Paris, il allait à Paris.
- Calme toi lui dis-je, je vais t’emmener.
C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés après deux ans. Je ne l’avais pas vraiment perdu de vue, mais les soucis matériels ne me permettaient plus de jouer les philosophes campagnards, je livrais des articles aux journaux pour vivre et je voyageais pour un magazine.  J’allais souvent à Paris où il ne vivait plus guère. Notre amitié s’était désincarnée. Le propre des grands vieillards est d’habituer leur entourage à leur absence . Quand ils sont assurés que chacun les croit déjà partis, ils s’en vont sans prévenir.
Notre dernière rencontre remontait à un certain jour de Pâques où j’avais croisé sa fille Mathilde au marché de Troyes, elle avait insisté pour que je passe le voir. Avant de m’introduire au salon elle m’avait prévenu, en chuchotant, que son père avait beaucoup vieilli . Mais je ne l’ai pas trouvé changé: son nez lui mangeait la figure, sa mâchoire était plus carrée qu’avant, la brosse blanche de ses cheveux avait perdu de son épaisseur et gardait le souvenir de l’oreiller. A part quoi, on lui donnait toujours vingt ans de moins - ce qui faisait tout de même quatre-vingt.
Quand je me présentai devant la gendarmerie de Plessis, il monta dans ma voiture sans précaution particulière, claqua la porte, coupa la radio et dit « allez ça roule ».
Je lui ai demandé civilement des nouvelles des siens. Il m’a répondu que je les verrais à Paris.
- Je n’aurai pas le temps, ai-je dit.
- Si tu ne montes pas à la maison, laisse-moi ici, je vais prendre un taxi.
Nous étions en pleine campagne.
Mes rapports avec Wiegant n’ont jamais été simples. Quand on nous a présentés l’un à l’autre j’avais vingt ans et lui,  soixante-dix . Il dirigeait un groupe de presse spécialisé dans les galeries et l’architecture, ses magazines étaient édités sur trois continents. J’ai dirigé l’une de ses revues. Je suis souvent resté pour la nuit et je me suis disputé avec son premier gendre. Les deux faits ne sont pas sans rapport. Le premier de mes livres fut le récit de ces années bizarres, récit auquel j’ai rajouté de nombreux épisodes et personnages, tous inventés mais plus vrais que nature. La femme de Wiegant est morte il y a vingt cinq ans . La même année leur fille Mathilde, dont le mari conduisait mal, s’est retrouvée veuve avec une enfant simple d’esprit. Malgré la dévotion du grand-père la fillette est morte à son tour, avant l’âge adulte. Mathilde a contracté presque aussitôt un second mariage avec un pianiste russe qui lui a donné deux autres filles, Olga et Marina .
Je demandai de leurs nouvelles à mon passager, tout en craignant de les entendre.
-L’une se marie le mois prochain, me dit Victor en ouvrant ses grandes mains avec un air soucieux, et l’autre va mourir.

2

L’appartement, je devrais dire l’immeuble car la famille occupait trois étages sur six, était tapi sous les arbres. Un parc s’étendait devant les fenêtres. Les voitures garées le long du trottoir scintillaient au soleil parmi des chants d’oiseaux. En bas, aucun trafic ou presque. La rumeur de Paris était si lointaine qu’on entendait les balayeurs de feuilles mortes et les cris d’enfants dans les cours de récréation. Chez les Wiegant le long des couloirs on pouvait admirer tout un musée de la vieille Europe au XIXème siècle : tableaux baignés par la lumière du nord , architectures urbaines, marines normandes au crépuscule. Depuis trente ans rien n’avait changé à un détail près : une escouade de pianos avait envahi les lieux. Le deuxième gendre de Wiegant, Alexis Antonov écrivait de la musique. Un studio était installé au premier étage.
Le jour où je ramenai son grand père, Marina, la plus jeune de ses petites filles, nous accueillit chez eux vers midi. « Je voulais justement vous voir, me dit-elle, ça tombe très bien etc  . Mais elle n’alla pas plus loin. Durant toute ma visite, je fus curieux des raisons pour lesquelles elle voulait tant me voir, mais elle ne jugea pas urgent de me les donner. Marina était malade d’un cancer compliqué depuis six ans, elle en avait vingt cinq. Que son grand père m’ait annoncé sa mort prochaine n’aurait pas dû me surprendre. Chacun autour d’elle vivait dans cette certitude depuis longtemps mais la grâce de ses gestes et sa beauté laissaient espérer un miracle, espoir qu’elle entretenait en formant des projets sans cesse.
Sa perruque réunissait plusieurs nuances du blond au brun qui sur son museau triangulaire évoquaient le pelage d’un chat mouillé .  De temps à autre elle manifestait une attention immobile qui accentuait la ressemblance. Dans la conversation, l’illusion se prolongeait. Elle dévidait sa pelote à toute allure et changeait de sujet, d’interlocuteur et parfois même de lieu sans prévenir . Ses yeux bleus et brillants scrutaient avec précision ce qui se passait autour d’elle. Elle était étudiante en psychiatrie. Sa famille lui offrait, depuis sa naissance, de fréquents sujets d’analyse.
Le grand-père n’osa pas me parler de la maladie de Marina. C’est elle qui aborda le sujet, à mi-voix , afin qu’il n’entende rien.
-Je suis dans une phase haute en ce moment, me dit-elle .
D’après la tristesse de son sourire on soupçonnait combien les autres étaient basses. Elle allait mieux parce qu’elle ne supportait plus la chimie et qu’elle y avait renoncé. Elle évoqua l’humiliation où son traitement la replongeait tous les trois mois. Une lassitude la gagnait. Sa détermination à guérir s’émoussait. Le courage auquel vous exhortent les bien-portants n’était rien d’autre, me dit-elle qu’une façon de se rassurer en obligeant le malade à leur épargner ses doutes. Je lui fis comprendre que j’étais navré de n’avoir pu recueillir ces confidences avant cette journée. Mais, puisque le hasard semblait nous avoir réunis pour réparer ma négligence, je me promis de ne plus laisser passer une semaine sans lui téléphoner. Elle eut une tendre dénégation de la tête. Le besoin de me parler, auquel elle faisait allusion tout à l’heure, n’avait aucun rapport avec son bulletin de santé.
- Alors avec quoi ? lui dis-je en m’efforçant de paraître indifférent.
-Avec les circonstances dans lesquelles vous avez rencontré mon père.
- Et alors ?
- Ca m’amuserait qu’on en parle.
- Je n’en ai pas le temps aujourd’hui, lui dis-je.
Le grand-père insista pour que je déjeune avec eux. La mère de Marina, Mathilde Wiegant-Antonov, fit son apparition avec son air vague et désolé. Elle ne m’avait jamais aimé, pour des raisons qui ne manqueront pas d’apparaître au fil de ce récit. L’une des premières était justement que sa fille cadette Marina montrait un penchant pour moi et surtout une curiosité opiniâtre. Marina voulait toujours apprendre de ma bouche les détails qui avaient précédé sa naissance et sa mère lui répondait: laisse Simon tranquille. Depuis cette époque lointaine la mère avait pris trente kilos, elle était devenue une grosse septuagénaire tendre et enjouée qui craignait d’aborder les questions graves et qui allait au marché avec un panier. Elle en revenait justement.
- Je me doutais, me dit-elle en tendant ses achats à la cuisinière, que Marina ne pourrait pas se passer de vous très longtemps,.
Je lui racontai que j’avais soustrait son père à la cruauté des gendarmes et que ma présence ici était fortuite. Elle me répondit sans m’écouter davantage, qu’il faudrait que j’assiste au mariage de son aînée Olga le mois prochain, elle épousait un homme très intelligent . La cérémonie donnerait à toute la famille l’occasion de fêter les cent ans de son père.
Victor affecta un air de dépit humoristique et cette noble élévation de sourcils qui le faisait ressembler au général de Gaulle . Il me dit en confidence.
-Il fallait profiter du mariage de ma petite fille pour fêter mon anniversaire. A cent ans, il n’y a plus personne pour souffler les bougies.
Marina ajouta ironiquement vers moi, en mimant le vieillard poitrinaire :
- Et s’il restait quelqu’un, il n’en aurait plus la force.
- De toutes façons, dit Mathilde ça tombe bien, papa n’a jamais fréquenté dans sa génération.
Elle avait haussé le ton exprès, pour priver le vieil homme de l’excuse de la surdité.
Marina s’écria de manière démonstrative, afin de montrer que le sujet n’était pas sans rapport avec moi :
- Simon, dommage que vous ne puissiez pas rester après le déjeuner. Ma soeur doit venir à trois heures avec son futur mari, vous auriez pu le connaître. Ca aurait illuminé votre journée.
Elle manquait d’indulgence envers le fiancé de sa sœur. J’appris qu’il travaillait dans la finance et qu’il pilotait un hélicoptère « pour montrer qu’il en a les moyens » précisa Marina.
- Pourquoi dis-tu ça ? demanda sa mère embarrassée.
- Parce qu’il a peur de voler. On le voit tout de suite . Je serais étonnée qu’il apprécie Simon .
- Pourquoi ?
- Parce que Simon adore ça.
-J’ai arrêté, lui dis-je.
-Vous avez peur aussi? me demanda Mathilde.
-Non, moi je n’en ai plus les moyens.
Cette famille jugeait obscènes les questions d’argent chez les autres. Il y eut un silence, après quoi on nous servit un repas médiocre à la cuisine. Mathilde déplora que son mari ne vînt pas déjeuner. Elle répéta d’un ton étourdi:
- Alexis avait dit qu’il passerait, c’est dommage il aurait vu Simon.
-Oui, dit Marina en se penchant vers moi, c’est dommage, mais il n’est pas certain que vous ayez envie de le voir, je me trompe ?
-Mais si, pourquoi ? répondis-je.
-J’ai l’impression que vous fuyez mon père.
Je niai plus fermement, mais sans convaincre non plus.
Un trait permettra de comprendre pourquoi je craignais en effet la curiosité de Marina au sujet de son père, et pourquoi j’évitais cet homme depuis longtemps : il avait rencontré son épouse par mon entremise. Les méchants esprits penseront que je me dérobais devant la difficulté du service après vente. Ils n’auront pas tort. En tout cas la fille cadette cherchait toujours à me ramener son père pour restaurer un tableau dont une partie lui manquait. Elle était liée à ce vieux père russe par une dévotion et une ressemblance très grandes. Ils avaient en commun une peau claire, une grande bouche, des cheveux bruns et des yeux bleus presque blancs . Sa sœur aînée Olga avait plutôt choisi le parti de la mère, à tous égards: elle était blonde, était sujette à l’ embompoint, allait à la messe, faisait la cuisine et glapissait ses émerveillements toute la journée .
Entre les deux sœurs, la guerre qui couvait depuis l’enfance venait d’éclater à l’annonce du mariage  et le destin m’avait attiré sur le champ de bataille. La mère me prit à part pendant qu’on servait le café . Elle me demanda si j’accepterais de dire un compliment en l’honneur Victor Wiiegant le jour de ses cent ans, à quoi je répondis qu’on pouvait trouver pour cela quelqu’un de plus recommandable.
-Sans doute oui, me dit-elle à mi-voix, mais vous saurez tourner certaines choses mieux que quiconque . A défaut de morale, vous avez du talent.
Je ne songeais pas à me récrier sous l’affront  . Je savais à quelle morale elle faisait allusion, une morale qui n’avait rien à voir avec la droiture ou la bonté. Elle parlait plutôt d’inclinations sexuelles et, plus précisément, de celles de son mari qui n’étaient pas toujours canoniques. Elle me reprochait d’en savoir trop sur le passé de cet homme .
Etabli à Paris à la chute de l’Union Soviétique, Alexis avait croisé mon chemin à une époque où sa situation matérielle lui causait grand souci. Pour vivre il accompagnait au piano des chanteuses lyriques qu’il ramenait parfois à leur hôtel . Et surtout il donnait des cours d’interprétation à l’académie Rachmaninoff où j’étais inscrit aux cours du soir en langue russe. Deux fois par semaine j’ânonnais un texte de Pouchkine avec des diplomates au sommet d’une cage d’escalier qui résonnait comme un navire. C’est là que j’ai croisé Alexis pour la première fois. Il entretenait des liens d’amitié avec notre professeur de conversation, un blond diaphane vêtu de noir, qui conduisait une moto. Alexis était mon aîné de quinze ans.  Il m’a remarqué immédiatement . Sous divers prétextes il m’a adressé la parole. Lors de la fête de charité annuelle, entre deux baronnes et trois pirojki, je l’ai retrouvé au pied du grand escalier. Il semblait chercher quelqu’un. Dès qu’il m’a croisé, il a cessé de chercher.
Quelques mois plus tard, Victor Wiegant voulut un pianiste pour recevoir avec éclat ses éditeurs allemands dans sa propriété campagnarde et j’ai suggéré le nom d’Alexis. Il est venu en compagnie de mon petit professeur de russe. Le motard blond  a tourné les pages de ses partitions avec une grâce experte mais Mathilde Wiegant n’en a rien voulu voir. Elle s’est tout de suite entichée d’Alexis parce qu’il avait les tempes grises, le cheveu noir et les yeux bleus et parce qu’il était très grand comme son père.
Trois semaines après la soirée, Alexis l’accompagnait au concert et l’année suivante, il consentait au mariage. Ensuite Olga et Marina sont nées coup sur coup et vingt-cinq années ont passé sans prévenir. A présent je voyais poindre chez Marina ce qui avait empoisonné la jeunesse de sa mère : le désir de rejouer la pièce. Mais je n’avais aucun goût pour le rôle.
En montrant cette détermination aveugle, Mathilde Wiegant voulait réparer l’échec de son premier mariage. Elle tenait tant à son affaire qu’il eût été vain de lui ouvrir les yeux. Quand une femme choisit un homme qui n’est ni pour elle, ni pour les autres femmes, ce n’est pas toujours par naïveté. Dans nombre de cas, elle ne nourrit pas l’illusion de pouvoir convertir son époux. Elle cherche à percer un mystère qui la troublait enfant quand elle observait son père. Les fillettes sont attentives à la faveur dont leurs rivales sont l’objet. Or depuis qu’elle suivait le regard paternel Mathilde Wiegant ne voyait jamais ses yeux s’arrêter sur les étudiantes. Il s’intéressait plutôt aux caractères comme le mien ou comme celui d’Alexis Antonov, des hommes avec qui il entretenait des affinités énigmatiques, et devant qui son visage se plissait d’une impénétrable ironie. D’où l’admiration agacée qu’elle éprouvait aujourd’hui à l’égard du futur centenaire , névrose devenue pathétique à mesure qu’ils avançaient en âge.
A sa majorité, Marina, pour illustrer sa curiosité à l’égard des secrets les mieux gardés de la famille, s’était orientée vers la psychiatrie. Elle avait adopté les valeurs et les références qui font d’une jeune fille des beaux quartiers une femme à la mode. Connaisseuse de l’âme humaine, elle parlait de tout avec ce mélange d’aplomb et de réserve qui signifie : je sais me tenir, malgré le mépris que j’ai pour vous. Elle aimait la musique en hommage à son père et à son grand-père. Elle se piquait d’adorer la littérature, qu’elle appelait « le vivier naturel de sa spécialité » ce qui l’avait conduite à lire mes anciens titres dès l’âge de dix-sept ans. Son insistance à vouloir me connaître mieux que moi-même à travers mes écrits m’avait d’abord inspiré une indulgence narcissique. Désormais c’était de la crainte- laquelle expliqua ma hâte à les quitter ce jour-là.
Lorsque je parvins à m’arracher à cette famille sur la promesse d’assister au mariage d’Olga, Marina, me tira toutefois une autre promesse, celle de rencontrer son père avant le jour dit, afin que le centième anniversaire de Victor fût réglé dans tous ses détails.
- Dites moi oui.
Je dis « peut-être » Mais le mardi suivant nous nous retrouvâmes dans un restaurant de l’Alma.

2
Je ne sais qui, d’Alexis Antonov ou de moi-même avait le moins envie de revoir l’autre, mais je crois que c’était lui. Après des années d’ignorance mutuelle nous nous étions croisés quelques mois plus tôt dans un établissement de bains. Nous avions échangé deux phrases et depuis lors, pas davantage. Nous étions si différents que notre seul trait commun nous paraissait odieux. Avec mon regard aigu, ma barbe longue et mon front soucieux, il me jugeait comme un sentimental paranoïaque et il m’accusait devant sa fille de me prendre pour Châteaubriand. Quant à moi je le voyais courtisan. Avec sa figure d’apôtre septuagénaire aux cheveux gris et bouclés, sa moustache, ses cils d’ânon, ses grosses lèvres et ses cravates bariolées il fréquentait le demi-monde, celui des hommes politiques qui se quittent au téléphone en disant « je t’embrasse » et celui des musiciens qui s’appellent « ma poule ». C’est lui que sa fille cadette Marina avait pressenti pour organiser l’hommage aux cent ans de Victor. Elle cherchait à réunir son père et son grand père, que tout éloignait aussi à une exception près. Et cette exception c’était moi, ou plutôt ce que ma présence désignait dans leur vie, l’ attention irrépressible et sournoise qu’ils manifestaient, l’un comme l’autre, à l’égard du jeune inconnu que des amis ont amené par hasard et qui s’ennuie au bout de la table. J’avais été ce convive-là trente ans plus tôt. A présent je n’étais plus ni tout à fait jeune, ni tout à fait inconnu, mais quelque chose restait en moi de ce mystère.
Notre conversation au restaurant de l’Alma passa donc en revue les détails de cette fête dont la mise en scène semblait étudiée. On parla du traiteur, du parking. L’hélicoptère du marié n’aurait certainement pas l’autorisation de la préfecture, et c’était une bonne chose. A la fin je demandai à Marina :
- Tu cherches à éclipser le mariage de ta soeur ?
Alexis Antonov faillit avaler sa moustache elle lui posa une main sur le coude.
- Laisse, papa, dit-elle comme s’il allait me provoquer en duel « l’analyse de Simon m’intéresse ».
En vérité Alexis était soulagé d’entendre ce qu’il ne pouvait pas formuler lui-même. J’évoquai d’un trait la rancoeur qui animait Marina à l’égard de sa soeur aînée. Je dis que deux clans s’étaient formés dans cette famille. D’un côté Olga et sa mère, qui ne faisaient pas de politique, ne lisaient pas les journaux, ne commentaient pas les oeuvres de l’esprit, sauf celles qui étaient présentées à la télévision, et qui avaient la même façon de demander « quelqu’un veut encore du café ? »
De l’autre, Marina et son père dont la grande affaire était de juger les livres, les films et les nouvelles du monde. Il fallait toujours qu’ils définissent ce qui était digne des gens de goût, de crainte qu’on les soupçonne de n’en pas faire partie. Mais ni l’un ni l’autre ne se levaient jamais pour rapporter une tasse à la cuisine.
Un silence contraint accueillit ce que Marina nomma « cette caricature ». Le père me demanda de mes nouvelles afin de vérifier si ma clairvoyance abrupte s’expliquait par une déception mais non, tout allait bien. On me donnait pour favori du prix Atala et un jeune Suisse écrivait un livre sur mon oeuvre. Mais je me gardai toutefois de plastronner sur ce thème. Les relations qu’Alexis entretenait avec sa fille reposaient sur le dédain de ceux qui croyaient avoir un destin.  Pour sa part il composait des musiques publicitaires , des bandes cinématographiques et des chansons pour les parcs de loisirs. Il  n’aimait que les gens rigolos. S’il buvait dès le matin, ce n’était pas seulement par atavisme russe . C’était aussi pour oublier qu’il passait lui-même pour un rigolo.  Au début, si je m’étais peu compromis avec ses semblables, c’était surtout faute d’en avoir eu l’occasion. Mais ensuite ma nature s’est accommodée de ce voulait la Providence. Par un souci d’économie qu’on a toujours pris pour de la misanthropie j’ai vécu hors des villes. La facilité s’est écartée de moi. Les vulgarités m’ont épargné. Les rigolos m’ont fui.
Voilà pourquoi ma virginité artistique infligeait à Antonov la blessure du doute. Il livrait volontiers le récit de mes maladresses afin de justifier son propre opportunisme. En mainte occasion il avait essayé de me hisser où il fallait disait-il, mais mon orgueil avait toujours rendu sa tâche inutile. Par exemple, j’avais refusé une décoration. Et je ne voulais pas couper ma barbe. En bref, mon ignorance des usages du milieu me condamnait à l’obscurité.
Malgré tout cela, sa fille me regardait avec une indulgence intacte après tant d’années. A douze ans au bord des piscines elle jouait avec le pelage de ma poitrine en s’écriant c’est marrant comme vous avez des poils blancs. A quinze elle me demandait pourquoi je n’étais pas marié en glissant le bras sous mon coude. J’avais du mal à me défendre de cette ambiguité charnelle. Son père me reprochait de m’y prêter au contraire, bien qu’il sût par expérience que l’innocence était de mon côté.
- Bon, alors, c’est toi qui prononceras le discours, me dit-il mais ne parle pas trop du passé.
Il me dit qu’ainsi j’éviterais les fautes de goût.
- Quand on fête un centième anniversaire, lui dis-je, la faute de goût c’est de parler de l’avenir.
Sa fille sembla partager mon avis. Faute de pouvoir formuler ce qu’il reprochait au passé, Alexis se lança dans un monologue sur mon interprétation de cette fête. Mais non, il ne s’agissait pas de jeter une ombre sur le mariage de cette pauvre Olga, où étais-je allé pêcher une chose pareille.
Comme tous les péremptoires il haussait le ton dès que j’essayais de l’interrompre.
A la fin, je regardai Marina avec une ironie qu’elle releva.
- Vous me croyez jalouse du mariage d’Olga mais ce n’est pas vrai ;
- Tu entends ? demandai-je à son père, elle dit jalouse du mariage d’Olga, et non jalouse d’Olga, car personne ne la soupçonnera d’envier l’humour ou la finesse de sa soeur, qui ne possède ni l’un ni l’autre. Mais peut-être qu’elle lui envie son appétit de vivre.
- Je trouve déplacé de faire allusion à la maladie de Marina aussi brutalement.
- Moi je ne trouve pas dit Marina.
Alexis regarda la salle du restaurant en songeant à peu près : «pourquoi suis-je contraint à cette discussion humiliante avec un type que ne n’aime pas, sous le regard de ma fille qui fait semblant de le défendre ? »
Marina nous toisa tous les deux, lui dans son costume clair avec ses lèvres épaisses et sa moustache grise, moi avec ma barbe Henri III et ma chemise noire, et elle dit :
- De toutes  façons pour moi en ce moment c’est la fin de quelque chose, je le sens.

3

S’il est un événement qui provoque chez une femme des bouffées de chaleur longtemps après la ménopause, c’est bien le mariage de sa fille.
Mathilde Wiegant-Antonov était en sueur. Son chignon faisait le grand huit, elle titubait de fatigue en pressant sur son large sein la tache jaune d’un cahier à spirale.  
J’avais eu l’imprudence de promettre ma visite à Marsainville pendant les préparatifs de la fête, et surtout l’honnêteté de tenir ma promesse, mais j’étais en train de fuir . Cette répétition m’infligeait une nostalgie imprévue et je venais de monter dans ma voiture pour rentrer chez moi, en essayant d’imaginer comment reculer sans donner l’éveil.
Sur la pelouse trônait un dais blanc sous lequel était placé un fauteuil Louis XIV et derrière, sur des gradins de bois jouait un orchestre de jazz dirigé par Alexis. Pendant ce temps Mathilde accueillait les employés du traiteur qui débarquaient au volant de camionnettes ornées d’une couronne dorée. Elle avait passé deux heures avec la couturière et une avec le curé disait-elle, comme si cela justifiait qu’elle dût se trouver mal d’un instant à l’autre. Elle répétait «  je suis claquée mes enfants ».
L’hélicoptère du marié entouré de ruban jaune était parqué dans un champ à quelque distance. Mais son propriétaire devait arriver par la route. On avait prévu de nombreuses tentes le long de l’allée de hêtres en cas de pluie, bien que le temps promît de rester radieux. Les abords du bâtiment étaient couverts de fleurs blanches et roses arrivées par milliers.
Victor s’était réfugié dans sa maison pour ne pas voir ce cirque. J’écris maison pour respecter le vocabulaire en usage dans la famille. Les deux filles disaient baraque. C’était un château très vaste, qui ressemblait à un crabe avec ses deux ailes rondes en guise de pinces.
J’étais donc assis devant ce monument dans ma voiture, la porte ouverte, la radio miaulant sous le tableau de bord, et à l’instant de quitter la cour , le passé m’infligea un vertige imprévu. Trente ans plus tôt je marchais dans ce parc avec Victor. A l’époque il était persuadé que, lorsque je serais dans l’ âge mûr la France connaîtrait la guerre civile. Il voyait nos lieux familiers livrés à la destruction et au pillage. Finalement il allait fêter ses cent ans dans un parc aussi paisible que le jour de cette prophétie et pourtant sur cette façade qui se reflétait sur le coin d’un étang, au milieu de cette agitation et de ce luxe, je voyais flotter une lumière de veillées d’armes. Ces tentes blanches devant l’hélicoptère avaient un air d’hôpital de campagne. C’est peut-être parce que la mort de Victor devenait imminente ou que Marina n’hésitait plus à parler de la sienne. La fin d’une époque s’annonçait pour tout le monde.
Marina remontait justement vers moi le long de l’allée. Elle m’avait aperçu. Je dus me résoudre à l’attendre pour lui demander d’excuser mon départ mais je n’avais pas le coeur de participer au dîner de ce soir. Un enfant passa entre nous sur sa bicyclette et s’arrêta. Un cheval noir s’approcha de lui dans son enclos. Au fond , sur la tache sombre d’une haie, le ruban jaune qui entourait l’hélicoptère tremblotait dans le soleil et semblait scintiller comme un fil d’or. L’enfant jeta sa bicyclette dans l’herbe et caressa le cheval, tandis que Marina s’approcha de ma voiture.
- Vous partez ? me dit-elle
- Je n’ai pas envie de rester pour la soirée.
- Moi non plus, emmenez-moi quelque part.
Je lui dis que je n’allais nulle part, je rentrais simplement chez moi pour nourrir mon chien.
Elle voulut m’y accompagner pour échapper à l’obligation d’essayer sa robe de chez Poiret, une antiquité qu’elle avait achetée tout exprès pour plaire à son grand-père et dont elle me décrivit l’encolure en traçant un V sur sa poitrine.
J’objectai que je n’avais même pas un morceau de fromage à lui offrir.
- Nous nous passerons de dîner me dit-elle. J’ai des choses à vous dire.
Elle monta dans la voiture.
En chemin je dépassai le jeune garçon qui marchait à côté de sa bicyclette avec un curieux boîtillement et je demandai : à ma passagère «  Qui est-ce ? », sans y penser davantage. Elle ne répondit pas. Elle me prescrivit seulement de rouler plus vite , sans quoi le cheval allait nous suivre. Je me souviens qu’il se nommait Zélote.
J’accélérai, pour atteindre le bout de l’allée. Marina se retourna de nouveau pour apercevoir le cheval, mais elle s’écria: « Non, reculez, il est arrivé quelque chose ».
L’enfant était allongé à la limite de la pelouse, inconscient. Le cheval immobile nous regardait dans son enclos. Dans l’herbe à nos pieds brillait un liquide noir, du sang, la main de l’enfant en était couverte. Je crus que le cheval l’avait blessé, mais la plaie qu’il portait au poignet était droite. Il se l’était infligée lui-même, il s’était coupé les veines. Ses paupières entrouvertes laissaient voir le blanc de ses yeux. « Ca y est me dis-je, tout va tourner au désastre, il faudra peut-être annuler la fête, Victor se laissera mourir dans trois semaines ».
La voiture de son médecin était garée sous la façade . Pendant que Marina garrottait le bras j’allai en courant à la rencontre de cet homme qui venait deux fois par semaine surveiller la tension de notre hôte. Je lui expliquai l’affaire, il me suivit, examina l’enfant, réclama le secours de l’infirmière qui vivait au château, pendant que Marina faisait chercher en vain le pilote de l’hélicoptère. Le médecin annonça qu’il avait prévenu l’hôpital voisin par téléphone et qu’un autre appareil était en route .
Au bout d’un quart d’heure un autre hélicoptère se posa en effet, le cheval sauta la barrière et courut sur la route, et les tentes du traiteur saluèrent son arrivée d’un long frémissement. Tous les occupants du château descendirent dans le gravier et regardèrent s’envoler l’appareil en croyant que c’était celui du marié. Quand la poussière se fut dissipée Mathilde Wiegant-Antonov écarquilla les yeux vers la machine qui dormait entre ses rubans jaunes et bien qu’on ait vu disparaître l’autre hélicoptère dans le ciel bleu et bien que l’un fût rouge et l’autre gris, elle s’écria : « Incroyable ! l’hélico est parti mais il est toujours là ».
Victor ne sut pas avant le lendemain soir ce qui s’était passé. Marina fit une déposition chez le fermier en ma présence. Les gendarmes s’en allèrent et vers dix heures nous nous retrouvâmes dans une salle de cuisine à supputer les chances de survie de cet enfant pendant que le reste des hôtes était en train de dîner.
Nous eûmes la visite d’Olga qui dit à sa soeur « Qu’est ce que tu fous là ? » puis « Ce n’est pas une raison » et repartit accoutrée comme une paupiette en robe longue.
Marina était en train de m’expliquer que cet adolescent après le divorce de ses parents séjournait dans la famille d’un voisin de la ferme, un homme inculte et violent qui lotissait les abords du village depuis dix ans.
Elle ajouta qu’en tant que médecin elle n’était pas optimiste quant au sort de ce garçon. Et encore moins en tant que psychiatre jungienne, précisa t-elle, puisqu’elle croyait que nous sommes les auteurs du hasard. Son pessimisme en l’occurrence tenait aux dispositions particulières de mon imagination car dans tous mes livres un enfant de cet âge était sacrifié à l’égoïsme des adultes.
- Nous ne sommes pas dans un de mes livres, lui dis-je.
- Peut-être êtes-vous en train d’écrire le prochain.
- Cela m’étonnerait, c’est une pièce de théâtre.
Elle m’avoua qu’en voulant s’inviter chez moi elle avait une idée à me soumettre. Avant cela elle voulut savoir si je manquais d’argent comme le disait son père.
- Ton père a un train de vie d’acteur de cinéma, il croit que tout le monde est pauvre.
- Grand père voudrait être entouré avant de mourir. Si vous écriviez votre pièce ici ? Imaginez une pension de famille à Marsainville. Vous en seriez le directeur, et moi la conseillère psychiatrique.
- C’est ça, ton idée ?
- C’est la sienne. Il a pressenti quelques pensionnaires, Clara Minghetti, le Président Pons, Modino et ce couple de gens qui ont perdu leur fils.
Je connaissais tous ces gens. Pons était premier président à la Cour de Cassation. Modino, un octogénaire, avait été entrepreneur dans l’Océan Indien, militaire, aviateur. Clara était actrice et ruinée. Le couple dont parlait Marina s’appelait Viardet. Ils avaient élevé un fils unique pour lequel Victor avait eu un penchant prononcé , juste après l’époque où j’avais quitté le journal Gallery. Ce garçon s’était suicidé dans les jardins du musée Carnavalet.
Je m’apprêtais à faire de l’ironie pour me défendre de toute imagination au sujet de sa proposition, mais Marina me suggéra de ne rien dire  et de rentrer chez moi. Nous en parlerions le lendemain.
Sur les trente kilomètres de route départementale qui séparaient Marsainville de mon village, je m’efforçai de ne songer à rien. Mais une fois le font appuyé sur la fenêtre du jardin où mon chien s’ébattait à la lumière d’un lampadaire, je soupirai d’incertitude et de bonheur à la pensée qu’il allait peut-être, enfin, se passer quelque chose.

4

Le lendemain Marina m’éveilla pour m’annoncer que l’enfant suicidé ne mourrait pas et que la journée commençait sous des auspices favorables. A quoi elle ajouta : « J’ai un peu menti hier, Grand père voulait vous en parler le premier, ne lui dites pas que je l’ai fait ».
J’affectai de ne n’avoir aucun souvenir de ce qu’elle m’avait dit. Elle parut déçue puis incrédule, comme si elle soupçonnait que mon imagination était à l’oeuvre depuis la veille, et c’était le cas. Toute la nuit, et dans le sommeil lui-même, j’avais nourri des réflexions d’une précision infinie sur un changement de vie. Je voyais les jours s’écouler entre le piano du grand salon et le perron de Marsainville, dans une grâce intemporelle. J’écrivais ma pièce à l’abri des goujats .
Il faut dire que durant les derniers mois j’en avais croisé beaucoup. On venait de publier un policier américain sous le même titre que mon dernier livre. Les dommages et intérêts avaient servi à payer l’avocat. Une bourse à laquelle j’aspirais avait été décernée à un octogénaire par des octogénaires. On me prétendait en lice pour le prix Atala, mais le président du jury m’avait demandé de trahir mon éditeur si je voulais l’obtenir. Les parvenus qui parlaient de leur boîte de prod m’inspiraient un dédain métaphysique. J’en avais assez de voir mes éditoriaux oubliés au marbre inspirer un autre article à quelque ancien ministre. Pour comble d’infortune, depuis plusieurs mois je n’avais même plus de quoi envoyer mes chemises à la teinturerie. Quand je voyais celles d’Alexis, j’avais honte. On eût dit qu’il portait tout exprès du coton empesé pour accabler les gens ordinaires.
La journée promettait d’être une épreuve et elle tint ses promesses. En franchissant la grille j’essayai en vain de garder mes chaussures de la poussière de l’allée tandis que Marina venait à ma rencontre dans sa robe rouge et beige de chez Poiret, la fameuse antiquité qui avait coûté une fortune . Je la complimentai, je lui dis qu’ elle resssemblait à un portrait de Van Dongen mais d’après l’allusion aux tournesols que contenait sa réponse, je compris qu’elle confondait avec Van Gogh. Elle ajouta en hâte : « Mon père est pris pour la journée, à cause du mariage de ma soeur, alors c’est vous qui me donnerez le bras ». Et sans me laisser le loisir de répondre elle m’attrapa par le coude.
Alexis arriva en compagnie de la mariée,  décorée comme un ballotin de dragées. Olga souriait, son rouge à lèvres couleur chair brillait au soleil, ses mèches blondes étaient plaquées comme celles d’une poupée, et elle portait des mitaines blanches du plus ridicule effet . Le père portait un costume sombre . La mère en satin violet, affublée d’un chapeau vert, avait l’air d’une aubergine coiffée de son pédoncule.
On se rendit à l’église à pied pour célébrer le mariage dans l’intimité familiale, comme disait le carton. La plupart des invités n’étaient conviés qu’après la cérémonie et les photos. Le marié se joignit au cortège à la dernière extrémité, je ne l’ai pas aperçu tout de suite mais d’après sa désinvolture il avait dû comprendre que la circonstance était secondaire par rapport à l’anniversaire de Victor. On attendait un ancien premier ministre, une actrice anglaise de renom, des directeurs de musée, des administrateurs civils et des propriétaires de galeries en grand nombre.
Le centenaire resta debout pendant la moitié de la messe . Il répétait volontiers « quand je m’assieds, je m’endors, et quand on s’endort à mon âge, il y a toujours un risque » . A sa droite se tenait Marina qui m’avait invité à rester auprès d’elle ostensiblement, et c’était bien le mot, car elle était l’objet de l’attention générale. Chevelure courte, encore une perruque, elle portait deux traits d’argent en guise de boucles d’oreilles et ses lèvres étaient peintes aux couleurs de sa robe, une sorte de brun rouge. Sa pâleur inspirait le respect qui accueille les princesses rebelles dans les films sur la vienne impériale. Elle semblait faite pour traverser sous les murmures une haie de convives. Son maquillage accentuait tout exprès sa pâleur. Dans l’expression de sa lèvre inférieure, dans le ploiement de sa nuque et cette grâce de faon qu’accentuait la couleur de sa robe,  il y avait un appel à la curiosité d’autrui, elle disait regardez-moi, bientôt vous ne me verrez plus, j’ai tant vécu avec la maladie qu’elle se confond avec ma beauté mais ce sont mes derniers feux.
Dès la photo on sentit Olga perdre pied devant les méthodes employées par sa soeur pour attirer les regards. Je n’ai pu observer les traits de son mari qu’à ce moment-là et de profil. Malgré ses millions de dollars, son école de commerce américaine et son hélicoptère, il ressemblait à un footballeur, il était trop beau pour sa femme mais on comprenait que la chose n’avait déjà plus d’importance : il plaisantait avec ses témoins sans montrer à son épouse la moindre des prévenances auxquelles oblige  la première heure de vie conjugale; « Hen-ri, Hen-ri, scandaient les  jeunes gens grossiers qui l’entouraient, et qu’il semblait avoir recrutés sur un banc de touche. Les oncles de la famille s’écrièrent en parallèle Vic-tor, Vic-tor, en appelant le patriarche à s’asseoir pour apaiser le photographe. Et chaque plaisanterie suscita des regards vers Marina comme s’il fallait la lui soumettre afin qu’elle devînt légitime.
Qu’une jeune femme aussi mystérieuse affichât sa complicité avec moi me mit dans l’embarras, d’autant qu’elle me présenta plusieurs fois comme un observateur à qui rien n’échappait. « Grâce à Simon, dit-elle, je comprends une foule de choses sur les gens qui m’entourent ». Elle mentait, mais c’était à cela qu’elle voulait parvenir et c’est sans doute pourquoi sa mère vint me représenter que Victor avait besoin de ma présence à l’instant. Pendant ce temps elle s’efforça de renvoyer Marina vers des membres de la famille qui voulaient la saluer et parvint à nous séparer quelques minutes.
Je me retrouvai donc seul avec le nouveau centenaire assis sur une chaise au sommet du perron. Il se pencha vers moi sans quitter du regard ces groupes à qui il tendait la main comme le roi d’Angleterre, en agitant le bout de ses doigts tendus.
« Alexis m’a dit que tu devais prononcer quelques mots. J’ai l’intention de t’interrompre ».
Marina vint lui poser les deux mains sur les épaules pour crier  à sa soeur : « Olga viens faire une photo avec nous ! » Mais la mariée semblait résolue à la cautionner le moins possible et, plutôt que de poser avec nous, elle préféra continuer à fendre la foule sous l’estrade en embrassant son monde sur les deux joues avec une régularité de nageuse, gauche, droite, gauche.
- Ah je n’entends plus rien.
Victor exigea de s’éloigner de l’orchestre qui venait d’entonner In the Mood en noeud papillon ficelle. Il regarda de loin son gendre qui levait le coude au pupître.
- Je crois,  me dit-il, qu’il n’est pas venu jouer ici depuis le jour où tu me l’as amené.
Comme je me faisais la même réflexion, sans trop savoir si je devais regretter la suite, il me dit avec une émotion inattendue : « tu es mon bon génie, il n’y a que par toi que les choses pouvaient finir aussi bien ».
- Elles ne sont pas finies, lui dis-je, ému à mon tour.
- Que fais-tu pendant une année à compter d’aujourd’hui ?
Je lui répondis que Marina m’avait parlé de son projet, mais que l’idée d’une maison de retraite domestique était plus tentante que sérieuse.
Tout en souriant à nos voisins je lui répondis du bout des lèvres, comme un comploteur. J’affectai de contempler la marée des invités déferlant sur la pelouse tandis que l’hélicoptère faisait siffler sa turbine pour un tour d’honneur. Le jeune couple devait poser devant l’étang pour ce que les spécialistes appelèrent une vidéo embarquée diffusée par téléphone. Il faut dire que le mariage avait été placé sous le signe des nouvelles technologies.
Victor me prescrivit de me baisser pour entendre sa réponse. Je regardai sa main droite tendue devant lui dans le discours . Si l’on excepte une certaine paresse auditive, c’était le seul trait qui trahissait son âge, il allait toujours ainsi la main tendue comme s’il voulait effleurer la poitrine de son interlocuteur.
- Il n’est pas question de maison de retraite. Si  tu devais me suivre pendant une année quelles sont les obligations qui pourraient t’en empêcher ?
- Je répondis sans hésiter que j’écrivais une pièce.
- Tu ne peux pas l’écrire dans un an ?
- Il faut que je gagne ma vie, lui dis-je humblement.
- Je pourvoierai à tout, en outre ce que je te propose te fournira la matière d’un récit.
Je lui fis observer qu’il ne m’avait encore rien proposé , mais il précisa qu’il devait s’agir d’une annonce publique et qu’elle était imminente. Sur quoi arriva l’ancien premier ministre dont il avait connu le père et qui monta le retrouver pendant que je m’écartais. Les mariés regagnèrent la rive la plus proche de nous à bord de leur barque nommée Dora III, suivis par l’hélicoptère qui dansa au dessus de leur frêle sillage avant d’aller se poser sur son pré lointain au milieu des rubans jaunes.
Pendant ce temps Victor fut conduit sous le dais blanc . Il s’assit, non sur le fauteuil Louis XIV, mais sur l’un de ses accoudoirs. Alexis Antonov interrompit l’orchestre afin d’annoncer, avec un accent russe alourdi par le micro, que j’allais porter un toast au héros de la fête or les héros étaient trois ce jour-là , et sa fille aînée dut être blessée que son propre père lui manquât d’égards le jour de son mariage. Quant à moi je n’eus aucun mal à trouver mon accroche. Je fis observer à l’assemblée que Victor était assis sur l’ accoudoir, en une occasion où quiconque eût cédé à la tentation de trôner. Je passai en revue les vieillards célèbres qu’il avait connus. Dans son adolescence il avait croisé Camille Saint Saëns en Algérie ( lequel, rappelai-je, non seulement causait avec Franz Liszt mais avait connu Victor Hugo, Thiers et le vieux Châteaubriand) j’énumérai les époques de l’histoire que Victor avait traversées, du cabinet de Raymond Poincaré à la bataille des Ardennes, de la crise de Suez à l’apparition de la presse de luxe et dans ma version anglaise je glissai deux plaisanteries de banquet officiel trouvées dans un recueil nommé Sentences for every purpose . Puis notre hôte se leva pour m’interrompre, comme il l’avait prédit.
Il commença par tracer un cercle gracieux du bout de ses doigts tendus afin d’illuster ce qu’il avait à dire. Il venait de boucler un siècle et rien ne serait plus vain que de recommencer une boucle dans le même sens. Aussi son intention était-elle de profiter de cette année pour changer de cycle. Le prochain serait plus court mais il lui avait assigné un but à la mesure du temps qui lui restait: il allait s’affranchir des règles sociales inutiles comme celle qui consistait à acquitter ses impôts, à trouver du talent à qui n’en avait pas, à professer les opinions de la majorité, à présider les colloques, « pour ne citer, dit-il, que les exemples qui me viennent à l’esprit ».
- Je compte aussi renoncer à la tempérance autant qu’il sera possible . Pour vous le prouver, je prends devant vous... ce verre d’eau...
Sa voix sortit du champ du micro, il se pencha pour ramasser un  verre entre deux balustres et son chevrotement retentit de nouveau dans le concert du silence. Tout le monde s’attendit à une plaisanterie du genre « Je renonce à cette eau pour le champagne rosé» mais il poursuivit fort sérieusement : « avec le secours de ce verre d’eau ( car on m’a dit qu’il fallait boire) je m’administre... sous vos yeux attentifs (il respira quelque chose qu’il tenait au creux de sa main) une poudre de cocaïne grâce à laquelle, si je n’en meurs pas, je vais certainement vivre mon meilleur anniversaire depuis des années.
Ayant dit, il but une autre gorgée d’eau sous les yeux de son clan horrifié tandis que l’assemblée applaudissait car elle crut à une plaisanterie. Olga n’attendit pas pour longer les groupes et se planter devant sa soeur Marina:
- Pas besoin de demander d’où vient cette idée brillante . Je te préviens, s’il arrive quoi que ce soit, tu me le paieras.
Marina, après avoir réclamé, d’un regard, la compassion pour cette grosse fille qui vitupérait vêtue d’ une moustiquaire, admit sans difficulté que son grand père lui avait demandé conseil pour la coke. Mais à défaut d’abstinence elle avait dû se contenter de prêcher la prudence et de prescrire un examen cardiaque.
A quoi je compris que Victor avait aspiré tout ce qu’il avait dans la paume . Je m’attendis à ce qu’il brise sa canne en criant hourra mais il s’effondra sur lui-même en serrant les dents et je songeai que sa présomption pouvait aussi bien lui coûter la vie devant tout le monde. Ne voyait-on pas des adolescents sauter d’un rocher dans une eau bouillonnante pour épater leurs amis et se noyer sous leurs yeux ? Pendant que les trois cents invités dérivaient vers les buffets, pendant que les gens du village étaient conviés à se mêler à la foule dans une nuée d’ enfants sillonnant le parc à bicyclette, il me sembla presque mal en point. Il respirait avec un rictus d’effort, il multipliait les gestes de la main qui signifiaient « laissez-moi tranquille » et Marina échangeait des regards avec le médecin de son grand père en se contentant de répéter « Il faut qu’il boive c’est tout».
Sa mère joua des coudes entra dans notre cercle, puis avec une hésitation théatrale, elle eut la même réaction que la mariée, une inquiétude vengeresse. Mais au lieu d’accuser Marina c’esr moi qu’elle tint pour inspirateur et complice de cette folie de centenaire.
- A chaque fois que papa perd la tête, vous êtes là.
Par chance au même instant Victor cessa de grincer des dents. Il se mit à sourire, sa grande mâchoire retrouva toute sa mobilité, il se leva d’un coup et fit le tour de la pelouse d’un pas alerte. Des gens affublés de tous les oripeaux de la bourgeoisie internationale, foulards gris et or, chemises bicolores, broches d’argent, montres de prix, vinrent le saluer tour à tour. A tous, il témoigna la plus vive amitié sur un ton d’excitation qu’on aurait pu trouver naturel s’il n’y avait mêlé d’autres débordements d’émotion, dont il voulut prendre ses hôtes à témoin, et dont j’étais l’objet.
- Vous savez que Simon a toujours été présent dans les moments importants de ma vie, disait-il.
Si les choses avaient dû continuer ainsi j’aurais pris la fuite . Mais l’inquiétude à son sujet ayant catalysé les querelles dans sa famille, on cessa vite de faire attention à moi.
Tout commença par des reproches auquel Marina s’était exposée en donnant aux cent ans de son grand père une importance qui éclipsait le mariage. Olga revint sur la cocaïne en soulignant qu’il y avait toujours de terribles effets secondaires. A quoi Marina répondit que le principal effet secondaire pour l’instant c’était la gueule qu’elle faisait.