littérature

Votre serviteur (2015)

Simon Fouchet prêta, très jeune, à une circonstance qui suivit de peu sa naissance, une signification démesurée: âgé d’un an, il apparut en rêve à son père en train de tomber d’un balcon, et cette vision fut d’une telle précision que Monsieur Fouchet, qui était pourtant un ingénieur, un physicien, un homme rationnel, renonça à louer un appartement dont le balcon lui parut identique.

 

 

Dès ses premières années, l’enfant crut qu'un double était mort pour lui céder la place. En hommage à ce jumeau quantique il méprisa le vertige, observa les oiseaux, lança des avions en papier, et passa ses jeudis dans les arbres. La naissance de ses frères l’ayant privé de l’attention générale, il exprimait ainsi une "souffrance" d'après son oncle maternel qui soignait les fous dans un hôpital de Marseille . Mais son père y fut peu sensible car il souffrait lui-même d' un grand besoin de reconnaissance. L'ingénieur Fouchet commençait parfois ses phrases par "Nous autres, scientifiques". Il obligeait une douzaine de sommités à correspondre avec lui . Et surtout il leur infligeait des visites dominicales avec sa progéniture, au cours desquelles Simon trouvait le moyen de susciter l’étonnement en posant des questions qui n’étaient pas de son âge. Le rôle de Jésus au Temple devint même tellement sa spécialité que son père, peu disposé à jouer les Saint Joseph, lui conseilla de rester à sa place. Or Simon était persuadé que sa place était loin des autres et, pour tout dire, légèrement au-dessus.

 

Le collège lui fut une épreuve douloureuse dès la classe de sixième. Le professeur de français, une femme aux ongles peints, excitait contre lui ses condisciples en l’appelant au tableau sans lui poser de questions, de sorte qu’il restait interdit, les bras ballants, livré à tous les regards, pendant qu’elle répétait "Alors notre génie, qu'est-ce qu'il nous raconte?"

 

Il ne racontait rien mais son mutisme sentait un peu le dédain. De petite taille, le cheveu châtain, les yeux bleus, la tête toujours en mouvement, le cou dressé sur des épaules d’écureuil, il protégeait son regard de la main, comme s’il cherchait à distinguer ce que personne ne voyait.

 

La suite confirma qu’il en était capable mais la maturité lui fit longtemps défaut dans les petites choses. On déplora toujours à bon droit sa paresse, son étourderie et son agitation. Il simulait des maladies pour s’épargner la classe, ne pensait qu’aux tournois de billes, remplissait les divisions à trois décimales en écrivant n’importe quoi, prétendait deviner l’avenir en fermant les yeux, se donnait, à lui-même, des rendez-vous vingt ans plus tard au pied d’un monument, et connaissait des exaltations de lecteur qui le plaçaient au bord de l’évanouissement quand un vieillard disait: approchez jeune homme ou venez mon enfant.

 

Le frère de sa mère, le psychiatre de Marseille, avait observé que ses personnages préférés étaient le Vitalis de Sans Famille, le grand-père de Heidi, les lutins Plick et Plock qui avaient des jambes noueuses et une barbe d'apôtre, le druide aux cheveux blancs dans Astérix, et un ami de Spirou, le comte de Champignac, âgé de 80 ans, qui présentait un attrait supplémentaire parce qu'il portait un nom en ac.

 

La préférence de Simon pour les hommes âgés était aussi ancienne que le bleu de ses yeux, mais son penchant pour les noms en ac se manifesta autour de ses douze ans. Il s’expliquait par la présence, non loin de chez ses parents, dans la périphérie de Bordeaux où il vécut son enfance, d’une propriété appartenant à l’académicien Canac, prix Nobel, partisan du Général de Gaulle et figure unanimement vénérée qui vint de surcroît, en 1963, présider la distribution des prix au collège dont il avait été l’élève et qu’il avait dépeint dans le premier de ses livres. Simon aurait bien aimé approcher de plus près ce profil d’oiseau auquel le nom de Canac allait comme un claquement de bec, mais il ne reçut pas de prix cette année-là et ne fut pas invité à monter sur l’estrade pour recevoir, des mains de ce vieillard au visage de Greco, un album en couleurs sur les églises romanes.

 

Le lendemain de l’événement, l’enfant longea les grilles de la propriété Canac comme un fils naturel viendrait rôder devant le foyer qui ne l’a pas reconnu puis il s’en retourna, le cœur triste, par les routes de campagne, à travers ce pays qui bruissait d’insectes à l’approche de l’été. On voyait circuler des paysans à vélomoteur portant un cageot de volailles. L’épicier sillonnait la zone dans une camionnette carrossée comme un avion Junker. Le soir, les paysans installaient une chaise au bord de la nationale pour regarder passer des inconnus sur une charrette à cheval. Les villageois étaient encore nombreux à n’avoir pas de voiture. Quand l’orage grondait sur les pins dès le creux de l’après-midi, tout respirait la France d’après-guerre mais, de temps à autre, la campagne était secouée par un avion de chasse des usines Marceau qui franchissait le mur du son au-dessus de la base de Mérignac, et l’on sentait qu’après le temps des tumultes, l’histoire allait entrer dans celui du vacarme.

 

Outre l’observation de la nature, les rêveries au sommet des arbres, et les jeux d’adresse dans la cour du collège, la principale distraction de Simon était la lecture. Il lisait absolument tout: les romans policiers stupides, les manuels d’éducation canine, les traités sur le dollar, Caroline Chérie, Hervé Bazin, Antoine de Peyre, Bibi Fricotin et le journal de Dostoïevski ; non par inclination spontanée, mais parce qu’il était souvent consigné dans sa chambre et qu’il n’y avait rien d’autre à faire.

 

Les Fouchet n’avaient pas la télévision. Quand ils l’achetèrent, il en fut privé dès la première semaine. La lecture resta donc son seul remède contre l’ennui. Lorsqu’ il eut épuisé les collections vertes et roses où le héros résout une énigme avec l’aide de son chien, quand il eut fini la série Prince Igor que recommandaient les écoles chrétiennes, il se rabattit sur la bibliothèque familiale.

 

A cause de la télévision, l’idée que certains ouvrages pussent présenter un danger pour la jeunesse avait fait place à la méfiance qu’inspiraient les images. Simon fut reconnaissant à la Centrale catholique du cinéma d’avoir détourné la vigilance se sa mère des livres de Marcel Aymé, d’André Gide, de Julien Green et d’Antoine de Peyre, grâce auxquels il crut, très tôt, qu’il connaissait la vie.

 

La principale nouveauté des années soixante, chez ces enfants de la classe moyenne élevés dans les foyers instruits, fut l’accès aux livres d’art. Non seulement Monsieur Fouchet père avait acheté par souscription une vingtaine d’albums du genre Trésors du musée du Louvre mais, par le biais d’un médecin ami de la famille, le Docteur Tonnelier, il recevait des coffrets Grands Maîtres, édités par les laboratoires Praxo.

 

Simon fut ébloui d’y trouver tout ce que la peinture classique pouvait offrir à la curiosité de la jeunesse en matière d’anatomie. Prudent, il fit toutefois passer cet intérêt pour un autre, copia des figures de Rubens et montra quelques dons. L’enfant dissimula d’abord le véritable objet de son art en multipliant les silhouettes de femmes dont il n’avait que faire car ses préférences allaient moins à la naissance de Vénus qu’à l’adoration des Mages. Puis, on vit apparaître de nombreuses figures de barbons, de Saint-Gérôme et d’évangélistes. Il montra une dilection particulière pour La mort de Socrate, l’autoportrait de Léonard de Vinci, les filles de Loth qui, dans la peinture hollandaise, déposaient des fleurs sur la braguette de leur père, et les vieillards de Langetti qui ressemblaient à des Hercules de maison de retraite. La figure éternelle de la sagesse classique, barbe blanche, front dégarni, jugulaire tendue, regard farouche et sourcilleux, tourné vers des cieux entrouverts, lui infligea, dès l’âge des premières inclinations, une extase absolument charnelle. Sur le mur de sa chambre n'était pas épinglée la photo de Brigitte Bardot mais celle d’un philosophe contemporain nommé Sciappa di Trebbia, qui était remonté pieds nus aux sources du Gange avec Gandhi et dont les prêtres du collège distribuaient les œuvres à la bibliothèque. C’était l’un de ces personnages augustes en sandales et robe de bure dont le modèle semble traverser les âges depuis la peinture de Giotto. Simon contemplait cette longue figure avant le coucher et se promettait de suivre ce genre d'hommes dans sa jeunesse pour leur ressembler au même âge. En attendant ce jour lointain, les profils de prophètes emplissaient son cahier de dessin pendant que son père écoutait En direct avec vous, une causerie radiophonique où il était question du général de Gaulle, ce qui tombait très bien car Simon adorait le Général de Gaulle.

 

Quand Monsieur Fouchet réunissait ses fils le dimanche matin pour une séance d’autocritique à l’américaine, sur le ton : "En quoi ai-je manqué à mes devoirs cette semaine ? ", l’enfant s’accusait de fautes vénielles. Mais, s’il avait révélé la nature de son penchant pour le Général de Gaulle, tout le monde aurait raté la messe.

 

Le sauveur de la Nation française lui inspirait en effet une attirance physique qui provenait de sa ressemblance avec le Docteur Tonnelier leur voisin, lequel mesurait deux mètres, regardait chacun du haut de son grand nez, parlait de manière lente, solennelle, et infligeait à l’enfant un trouble biblique quand il ôtait sa chemise avant de scier des branches. Cet homme qui ressemblait aux athlètes vieillissants de la peinture classique, était affligé d' une pilosité spectaculaire qu’on ne trouvait pas sur les tableaux d’église et, quand il coupait du bois, son pelage de couleur pie retenait la sciure jusqu’au creux de son nombril avec une innocence délicieuse.

 

Au noble visage du philosophe gandhien Sciappa di Trebbia, qui veillait sur le mur de sa chambre, l’enfant fit donc bientôt correspondre ce corps de centaure pour lequel sa fascination atteignit, à la faveur d'une coïncidence, une véritable extrémité.

 

Les Fouchet avaient, pour autres voisins, un couple d’ingénieurs aéronautiques d’origine hongroise, les Fekete, dont le nom se prononçait avec trois accents graves. Ils travaillaient à l’usine Marceau et possédaient un avion de tourisme.

 

Un jour qu’ils avaient prévu d’aller à la plage dans ce petit appareil avec leurs deux enfants, la mère dut y renoncer et proposa sa place à Simon.

 

Le garçon courut aussitôt dans le parc, remonta l’escalier hors d’haleine et supplia ses parents de consentir à cette escapade, mais son père le fit asseoir dans son bureau, ferma la fenêtre, croisa les doigts, s’éclaircit la voix, et lui demanda quelles satisfactions, en échange d’une faveur aussi grande, il pouvait leur promettre. Simon promit tout ce qu’on voulut, de meilleures notes en calcul, des prouesses en français, et même un effort d’humilité qui lui coûta plus que tout le reste.

 

Le lendemain, il accompagna bel et bien l’aviateur et ses deux fils à l’embouchure de la Garonne où l’ombre de leur avion, après avoir longtemps joué avec les flots, les serres et le toit des entrepôts, les rejoignit sur un aérodrome écrasé de chaleur, à un kilomètre de la plage.

 

A peine arrivé sur le sable, le père Fekete ôta ses vêtements pour courir dans les vagues entièrement nu. Ses fils Antal et Attila l’imitèrent, en se moquant de la pudeur de Simon car tout le monde autour d'eux allait sans maillot.

 

Antal, le plus jeune, un blond presque albinos, était, par son âge et sa passion de l’aviation, le plus proche du jeune Fouchet. Il collectionnait les timbres Magyar Posta qu’il prononçait modiar pochta, affichait déjà son ambition de devenir pilote de ligne, et se flattait d’être extrêmement raisonnable. Il essaya donc de raisonner Simon à propos du maillot, mais ce dernier s’infligea la honte de le garder et dut même rester couché sur le ventre, afin de dissimuler le trouble qui le saisit, lorsqu’il vit passer sur le chemin deux vieux messieurs aux fesses tannées qui poussaient chacun une bicyclette. Plus tard, au déjeuner, devant une guinguette, un autre homme, à la poitrine ruisselante, s’assit au bout de la terrasse en compagnie de ces deux inconnus. C’était justement le Docteur Tonnelier, le sosie du Général de Gaulle, avec son nez de Cyrano, ses grandes oreilles et son poitrail qui lui tombait sur la ceinture, sauf qu’il ne portait pas de ceinture.

 

Le vieil homme reconnut l’aviateur hongrois. Il se releva pour lui serrer la main, offrant, du même coup, à Simon, la vision en gros plan de son sexe de couleur ardoise qui avait, de l’oiseau plumé, la chair inerte, le cou plissé, la tête aveugle et ballante.

 

Quelque chose dans le regard que posa l’enfant à cet endroit inspira au médecin une hésitation ou un scrupule. Il se rassit, s’étira, croisa les jambes, mais revint à sa position première avec une ostentation sournoise. Conscient de l’attirance qu’il exerçait, il sembla la réprouver d’une façon qui, soudain, n’était plus catégorique, comme si la satisfaction d’être admiré l’emportait sur ses raisons de blâmer tant d’indiscrète curiosité.

 

De son côté, Simon fut victime d’une révolution qu’il formula, en son for intérieur, très précisément. Il ne craignait pas la vérité, ne manquait jamais de mots pour l’exprimer, et tenait, dès cette époque, une sorte de discours intime parallèle à ses actions qui servait à les induire, les contrôler ou en tirer les leçons. La leçon du jour se trouvait dans le changement de perspective qu’il adopta sur lui-même et qui fut le versant moral de son baptême de l'air. Autant se l’avouer, et il se l’avoua, rien de ce qui troublait les autres ne l’émouvait jamais. Le corps des femmes à la plage ne l’attirait pas plus que dans les tableaux de Rubens et celui des jeunes hommes encore moins. Il prévint sa mère qu’il ne voulait plus participer aux séances de confession du dimanche, la priant d’expliquer la chose à sa place, et Mme Fouchet, tout en tapotant sa blondeur américaine qui gardait l’empreinte du sèche-cheveux, répondit: "Je ne peux pas donner d’explication à ton père si tu ne m’en donnes pas toi-même ".

 

Le jeune garçon se plaignit d’être obligé de mentir pour s’acquitter de la séance d’autocritique dominicale et précisa que son directeur de conscience au collège, l’Abbé Albertini, désapprouvait ce rite domestique qui empiétait sur son domaine.

 

L’enfant conclut qu’ il était trop grand pour continuer.

 

-Comment cela, trop grand ?

 

Son père n’en retint que ces mots qui lui parurent témoigner d’une présomption scandaleuse. L’ingénieur le fit asseoir dans son bureau pour lui dire:

 

-Est-on trop grand, à douze ans et demi, en quoi que ce soit ? Est-on même assez grand pour nourrir le début d’un jugement ? Baisse les yeux, s’il te plaît.

 

Simon regarda les images qui ornaient ces murs au-dessus des dossiers gris, le Christ de Saint Patrick, le père Charles de Foucault, le cardinal Mindszenty les mains jointes et le crâne couvert d’une calotte rouge, Paul VI la main tendue comme un sceptre, Sciappa di Trebbia, Gandhi, Teilhard de Chardin qui était si beau quand il souriait en fronçant les sourcils, le plan de la Voie Lactée, le vaisseau de Gordon Cooper et la couverture du Petit prince dédicacée par Saint-Ex en personne, à un ami de son grand-père, Léon Fouchet, celui qu’on ne voyait jamais parce qu’ il vivait dans les Alpes à Beaufort.

 

-Ma confession du dimanche n’est pas sincère, dit il à son père en s’ébrouant, je ne dirai plus rien.

 

Désignant le magnétophone à bandes, dont l’ingénieur faisait grand usage, il ajouta:

 

-Et puisque je n’ai pas de jugement, cela ne sert à rien de m’enregistrer.

 

- C’est tout ? dit son père narquois.

 

-Je ne veux plus être filmé non plus.

 

Les laboratoires Kodak leur renvoyaient chaque mois, dans des enveloppes jaunes, des bobines de trois minutes où l’enfant se voyait grimacer et bondir entre ses deux frères. Elles lui infligeaient à la fois une curiosité narcissique et une blessure d’amour-propre car ces images offensaient sa dignité future dont il avait la plus haute opinion.

 

A compter de cette année-là, il déplora d'ailleurs l’abondance des images qui le représentaient, en détruisit plusieurs en cachette et refusa de se laisser photographier, sauf en de rares occasions comme un pèlerinage à Lourdes où il suivit ses parents en 1966 et auquel participèrent ses grands-parents maternels.

 

Le seul membre de la famille dont l’âge et la sagesse lui parussent dignes d’intérêt était son grand-père corse. L’enfant fut notamment saisi d’une ferveur particulière le jour d’une procession devant la basilique de Lourdes en voyant ce héros de la guerre de 14, dans son uniforme couvert de médailles, se prosterner devant la vierge au milieu des drapeaux. Cette mâle piété lui rappela celle du Docteur Tonnelier qui secouait la rangée en s’agenouillant, et dont l’amour de Dieu faisait frémir tous ses voisins.

 

En tenant le bras de son grand-père, Simon se jura, devant la basilique de Lourdes, de porter l’uniforme, d’avoir un jour le front et les sourcils du Docteur Tonnelier, et d’être aussi digne beau, efflanqué, que les vieux messieurs au nez d’aigle qui portaient un nom en ac. Il forma pêle-mêle le vœu de devenir aviateur, de gouverner les hommes et d’honorer Dieu, puis, en rentrant à Bordeaux, il s’ouvrit de ses ambitions à son confesseur, le fameux Albertini, à qui généralement il ne racontait que des broutilles, mais qu’il effraya par son exaltation.