littérature

Constance D. (1980)

A l'âge de douze ans, Constance Domeneghini conçut une honte mortelle de sa famille.Adolescente, elle eût parfois souhaité être laide, et ne pas posséder cette grâce qui la faisait partout remarquer, tant elle méprisait la stupide fierté de sa mère qui répétait " c'est une vraie princesse, cette petite! "

. Quant au père, un modeste ingénieur en électricité, il adorait lui aussi cette enfant, avec tant de naïve ferveur que Constance avait fini par lui trouver, malgré sa maigreur, une ressemblance avec l'acteur Raimu qu'elle avait vu deux fois dans des films de Marcel Pagnol, au " Régent " de la rue d'Isly.

Tout cela se passait à Alger. Ce détail revêt quelque importance si l'on songe que la société locale, en cette fin des années quarante, n'était occupée que d'elle-même, et que la présence d'une perle comme Constance au sein de la médiocre famille Domeneghini, déjà difficilement tolérée parmi les gens " bien ", ne pouvait être perçue que comme une anomalie génétique. Il est d'ailleurs possible que le père Domeneghini ait poussé la ressemblance avec les cocus de Pagnol jusqu'à élever une enfant qu'il n'avait point faite; mais rien, sauf, peut-être, le genre de son épouse qui se prenait pour Rita Hayworth et qu'on eût prise pour une femme de ménage, ne permettait au fond de le supposer.

Le fait que Constance fût une enfant d'Alger présentait un autre inconvénient dont elle prit conscience un peu plus tard: elle était une provinciale, une " pied-noir", encore que le terme ne fût guère employé à cette époque. Elle dut affronter cette révélation au début de l'été 1946 en débarquant à Paris chez Mme Boutrilleux, sa tante, veuve d'un colonel tué durant la guerre à Tripoli. C'était le premier voyage que Constance eût jamais accompli hors de sa terre natale. Elle avait dixhuit ans, et se préparait à prendre une inscription en propédeutique à la Sorbonne.

A la fin du mois de juin, la générale Bollinger, une amie de sa tante qui donnait un bal pour ses deux filles, eut tardivement l'idée d'y inviter la jeune Domeneghini, dont les mérites lui avaient été vantés par la femme de " ce pauvre Boutrilleux ", et qu'elle désirait enfin connaître.

La jeune fille refusa aussitôt, en déclarant qu'elle ne voulait à aucun prix s'infliger le ridicule de passer pour la cousine de province; à quoi sa tante, au lieu de lui démontrer qu'une fille comme elle, aussi belle et bien élevée, ne devait craindre aucun ridicule, se contenta de répondre avec malice: " C'est à cause de ton accent, je le vois bien. "

Ce soir-là, Constance, mortifiée, versa quelques larmes dans sa chambre: I'idée qu'elle pût avoir l'accent d'Alger ne l'avait jamais effleurée.

Cet épisode eut au moins pour effet de l'inciter temporairement à la réserve en société. Lorsque, plus tard, sa tante ayant obtenu qu'elle acceptât de prendre le thé chez la générale, Constance fut enfin présentée aux filles de la maison, on prit cette instinctive prudence pour de la timidité, ce qui la servit sans doute. Les filles Bollinger étaient laides, et sans la modestie de son maintien, Constance les eût peut-être offensées par sa beauté. Au lieu de quoi, Clotilde, I'aînée, la trouva " gentille ", et sa mère " tout à fait bien ".

Quant à Suzanne, la plus jeune, qui avait à peu près son âge, elle forma aussitôt le projet de s'en faire une amie et de partager avec elle les mille choses amusantes dont la vie d'une jeune fille bien élevée était faite à cette époque, c'est-à-dire pour l'essentiel des confidences amoureuses, des lectures interdites et de grands fous rires sur la plate-forme arrière des autobus.

Ce fut en quoi se résuma l'existence de Constance de 1946 à l'automne de 1950, où elle s'inscrivit en dernière année de philosophie à la Sorbonne. Trois fois, elle était retournée à Alger pour passer l'été chez ses parents dans leur appartement de la rue Louise-de-Bettignies où sa mère, assise des journées entières derrière les volets clos, se limait patiemment les ongles en maudissant d'improbables migraines.

La dernière année, Constance avait atteint avec Suzanne Bollinger un tel degré d'intimité qu'elle avait invité sa nouvelle confidente à la suivre " là-bas ", sans craindre que la médiocrité de ses parents n'assombrît leur amitié. Elle avait d'ailleurs tant insisté sur la simplicité de sa famille et les bizarreries de sa mère que Suzanne en débarquant avait été surprise de trouver sur le quai, au lieu des petits bourgeois perrichonniens qu'on lui avait décrits, un couple de braves gens émus jusqu'aux larmes et d'une courtoisie parfaite. Au reste, Suzanne se fût très bien accommodée de tomber sur une famille de va-nu-pieds car, désormais, tout ce qui touchait son amie trouvait immédiatement grâce à ses yeux. Durant près de quatre ans, Constance, partout soutenue, partout précédée par l'admiration de Suzanne Bollinger, était devenue en tout sa référence instinctive. Comme elle, Suzanne avait abandonné le bleu pour le beige, la littérature pour la philosophie, les livres de François Mauriac pour ceux de Jean-Paul Sartre. Elle avait changé d'allure et raccourci ses cheveux. Elle portait des bas. Son père, le général Bollinger, parti au printemps 1948 avec le corps expéditionnaire français en Indochine, I'avait retrouvée l'année suivante entièrement changée. Cet homme sans chaleur, épais, sourcilleux, ennemi de la nouveauté, avait d'abord plutôt mal accueilli les fantaisies de sa fille, mais deux jours plus tard, au cours d'un dîner, Constance avait défendu Suzanne et ce qu'elle appelait son " nouveau style ", avec quelque humour et beaucoup de raison: le succès fut complet. Le général, ravi qu'on lui tînt tête avec un si charmant aplomb et visiblement ému comme un sous-lieutenant, avait par trois fois répété à Constance au cours de la soirée: " Je trouve que vous avez beaucoup changé, vous aussi ", d'un ton qui ne trompa personne, surtout pas son épouse.

Ce soir-là, le nom de Constance était définitivement devenu chez les Bollinger synonyme d'intelligence, d'éducation et de bon goût.

Voilà qui porta du même coup l'admiration de Suzanne à son comble. A les voir dix minutes ensemble, n'importe qui eût aussitôt compris que Suzanne Bollinger n'avait qu'un seul homme dans sa vie: c'était son père. Clotilde, sa sœur, sortait parfois avec des garçons de son âge, Suzanne jamais, bien qu'elle fût de loin la plus jolie. En présence de Constance elle se donnait sur le sujet de grands airs affranchis qu'elle pensait propres à lui plaire, mais une secrète exigence de son cœur lui interdisait au fond de considérer avec intérêt ce qu'elle appelait les " godelureaux ", expression assez inhabituelle chez une fille de son âge, et qu'elle tenait du général.

-J'aime qu'un homme soit solide, disait-elle, et cela signifiait: qu'il pèse son poids d'adulte, et ressemble à certain officier dont la photographie en grand uniforme trône sur ma table de nuit.

Il lui semblait parfois que Constance comprenait cela: les regards des hommes la suivaient sans cesse, et pourtant elle ne semblait guère sensible à la timide admiration de l'étudiant ou du fils de famille. En revanche, il fallait voir avec quelle insouciante aisance elle avait su plaire à son père, et combien elle paraissait flattée d'y être parvenue. Pour un peu, Suzanne en eût été jalouse. De ces quatre années, auxquelles Suzanne revint sans cesse et qui furent peut-être, de son propre aveu, le plus heureux moment de sa vie, Constance ne garda quant à elle qu'un souvenir confus et désagréable. De sa mère, qui par sottise avait gâché les siennes, elle avait hérité d'exceptionnelles dispositions pour le bonheur. Elle se sentait faite pour connaître de grandes choses, encore imprécises et lointaines, qui excitaient son impatience tout en lui interdisant d'y succomber. Ses études de philosophie, I'amitié de Suzanne, la secrète fierté d'être parfois reçue dans ce monde parisien où le regard d'un homme peut sceller en un instant le destin d'une femme, tout la flattait, tout piquait la secrète curiosité qu'elle avait d'elle-même et de la vie qui l'attendait, mais, hélas! rien, jamais, n'annonçait le début d'un accomplissement. Lorsqu'elle rentrait rue de Phalsbourg avec Suzanne et s'attardait en chemin devant les vitrines du faubourg Saint-Honoré, lorsqu'elles faisaient ensemble un détour par le jardin des Tuileries, où des enfants les dépassaient à bicyclette dans une lumière fanée, son esprit voyageait loin de ces heures tièdes dont la paix semblait faite pour les gens heureux, ou pour ceux qui ont renoncé à l'être, et pour qui le temps est désormais sans importance. Déjà le jardin des Tuileries n'était plus pour elle un lieu de promenade, mais de pèlerinage, et si, chaque fois qu'elle approchait du grand bassin, son cœur s'émouvait, ce n'était pas d'éprouver l'heureuse absence de désirs que procurent ces instants de contemplation silencieuse, mais au contraire de connaître le vertige et l'ivresse d'une foule d'ambitions nouvelles qui nourrissaient son imagination.

 

 

Eloge de Christian Combaz : sur Constance D

Aimables commentaires sur ce livre ici http://nezenlair.unblog.fr/2007/02/20/eloge-de-christian-combaz-sur-constance-d/