Théâtre

Les encombrants

 

La scène représente un mur doté de deux fenêtres entre lesquelles trône une commode. Bourgeoisie aisée, aucun luxe exagéré, d'autant qu'il manque de nombreux meubles et que sur le plancher sont empilés cinq cartons.

Devant chacune des deux fenêtres, un fauteuil.A l'avant scène, canapé face au public, et face au canapé, une télévision, dont on ne voit pas l'écran. L'une des deux fenêtres est éclairée de l'extérieur par un lampadaire urbain orange dont la lueur se mêle d'un léger clignotement de néon vert.

Rose est assise face au public devant la télévision muette qui éclaire son visage. Son mari est debout devant la fenêtre éclairée, portant un noeud papillon et une veste d'intérieur.

 

ROBERT

 

Finalement je serais bien resté dans cette maison même si le quartier est devenu affreux.

 

(Silence)

 

C'est tout ce que tu dis ?

 

ROSE

 

C'est signé, on s'en va demain, il n'y a rien à dire .Tu as pris tes gouttes ?

 

ROBERT

 

Je ne me vois pas dans un appartement.

 

...

 

Un appartement c'est déjà tout carré.C'est la dernière étape avant la mise en boîte définitive.

 

ROSE

 

Tu ne pourrais pas être optimiste au moins une fois dans ta vie?

 

ROBERT

 

Quelle heure est-il ?

 

ROSE

 

Sept heures et demie. J'attends les informations. Nous dînerons au Chinois si tu veux.

 

ROBERT

 

Non je veux rester là pour le passage des encombrants et Francis va peut être venir.

 

ROSE

 

Je laisserai un mot à Francis, les encombrants passent à six heures, tu ne vas pas rester là toute la nuit?

 

ROBERT

 

Si, si, je veux voir les brocanteurs se partager les dépouilles de toute une vie. Tiens j'en vois déjà un.

 

ROSE

 

Où ça ?

 

ROBERT

 

Le type là-bas.

 

ROSE

 

C'est M.Langelin avec sa fille.

 

ROBERT

 

Ce n'est pas sa fille elle a au moins quarante ans.

 

ROSE

 

Mais la petite Langelin a au moins quarante ans, elle en avait deux de plus que Francis quand ils sortaient ensemble.

 

ROBERT

 

Il aurait mieux fait de l'épouser il n'en serait pas là.

 

ROSE

 

A propos il paraît qu'elle divorce.

 

ROBERT

 

Pas possible!

 

Ils vont peut-être se retrouver dans la salle d'attente chez le juge.Ils vont mélanger leurs enfants. Ca se fait beaucoup maintenant. Et ça, ce n'est pas un brocanteur peut-être ?

 

ROSE

 

Peut-être.

 

ROBERT

 

Qu'est-ce qu'il fait ?

 

ROSE

 

Il ouvre la valise jaune et noire pour voir ce qu'il y a dedans. Qu'est-ce qu'il y a dedans déjà ?

 

ROBERT

 

Je ne sais pas c'est toi qui l'as faite.

 

ROSE

 

Des affaires de vacances à moi, des vêtements de Francis.

 

ROBERT

 

J'ai prévenu Francis que s'il ne venait pas chercher ses souvenirs d'enfance, je les mettais aux encombrants comme le reste.

 

ROSE

 

Il va venir, il me l'a dit.

 

ROBERT

 

D'ailleurs c'est déjà fait,je les ai mis, tu vois la malle à droite : eh bien j'ai tout fourré dedans, les livres de la bibliothèque verte, les souvenirs de ses stages de voile, les photos de classe,les maillots de football. Tout.

 

ROSE

 

Tu aurais pu les garder quelques jours.

 

ROBERT

 

Pour les mettre où ?

 

ROSE

 

Je sais pas, dans la cave.

 

ROBERT

 

D'après mes calculs il n'y a plus de place nulle part.J'ai écrit à Francis que s'il ne venait pas les chercher avant neuf heures, ses souvenirs d'enfance partaient à la poubelle.

 

ROSE

 

Il a d'autres soucis en ce moment.

 

ROBERT

 

Par politesse il aurait pu passer chez nous la veille du déménagement.

 

ROSE

 

Il viendra certainement.

 

ROBERT

 

Depuis combien de temps n'est-il pas venu ?

 

ROSE

 

Il me téléphone toutes les semaines.

 

ROBERT

 

Je te demande depuis combien de temps tu ne l'as pas vu? Vu de tes yeux. Enfin quoi,nous avons vendu la maison de son enfance, il habite à vingt kilomètres,il aurait pu m'aider à porter un carton.

 

ROSE

 

Ca lui fait trop mal au coeur de nous voir partir.

 

ROBERT

 

Il était le premier à dire qu'il fallait que nous quittions cet endroit parce qu'il y avait trop d'escaliers.

 

ROSE

 

Il a laissé la valise ouverte.

 

ROBERT

 

Qui?

 

ROSE

 

Le brocanteur.Ca m'ennuie tu ne veux pas aller la refermer.

 

ROBERT

 

Pourquoi?

 

ROSE

 

Il y a du linge à moi.

 

ROBERT

 

Et alors ?

 

ROSE

 

Tout le monde peut le voir.

 

ROBERT

 

Tout notre passé est sur le trottoir et tu te plains qu'on puisse voir tes chemises de nuit ?

 

ROSE

 

Il s'en va. C'est drôle il n'a rien pris.

 

ROBERT

 

Quand je pense aux heures que j'ai passé dans les magasins à t'attendre,pour acheter ces affaires dont les fripiers ne veulent même plus. Ca relativise.

 

ROSE

 

Je vais regarder les informations. Tu as pris tes gouttes ?

 

ROBERT

 

Ca ne sert à rien. De toutes façons si je crève demain je n'aurai pas le souci du déménagement.Mets le casque s'il te plaît, moi je n'ai pas envie d'écouter les informations.

 

Elle met le casque, son visage est éclairé par la lumière bleue du téléviseur. Dès qu'elle semble absorbée par la télévision, son mari, toujours guettant à la fenêtre, déplace le téléphone, le pose sur ses genoux et compose un numéro .

 

ROBERT (suite)

 

Sylvie ? Bonsoir non je m'attendais à tomber sur mon fis mais je suis content de vous entendre, où est-il et comment vont les enfants ?

 

...

 

Dans l'ordre que vous voulez. Disons d'abord où est Francis , pour les enfants c'est loin des yeux loin du coeur, hein.

 

... (suite)

 

Ah eh bien ce n'est pas notre faute non plus Sylvie, ne revenons pas là-dessus, je trouve que vous êtes aussi immatures l'un que l'autre.

 

... (suite)

 

Non je ne prends pas parti pour mon fils et vous savez très bien que je ne l'ai jamais fait où est-il ?

 

... (suite)

 

Ma femme dit ce qu'elle veut. Mais moi je trouve que Francis s'est mal comporté avec vous, d'ailleurs avec nous aussi, par exemple en ce moment, je ne sais pas si vous êtes au courant, mais nous sommes à la veille du déménagement,oui c'est demain. J'avais préparé tout un ensemble de souvenirs d'enfance qui traînaient dans sa chambre ici, les encombrants passent demain matin pour ramasser tout, et rien.

 

... (suite)

 

Rien, il n'est pas venu.

 

... (suite)

 

Non je voulais juste savoir s'il viendrait, s'il vous en avait parlé, parce que moi il m'a dit qu'il passerait, passer c'est vague, il est déjà neuf heures.

 

... (suite)

 

Huit heures et demie mais bon.

 

... (suite)

 

Eh bien si vous l'avez au téléphone posez-lui la question. Ah il était à Toulouse? Vous pensez qu'il est rentré. Bon.

 

... (suite)

 

Oui c'est tout enfin non ce n'est pas tout, si vous voulez le savoir depuis que nous parlons j'espère que ma petite fille va saisir le téléphone pour me dire c'est toi grand père quel plaisir de t'entendre, ou que Jérôme voudra me parler pour me dire que la vente de la maison lui fait de la peine.

 

... (suite)

 

Mais je m'en fiche que Jérôme ait un contrôle de maths demain matin et que ce soit un événement.Demain matin il y a un autre événement,figurez-vous, nous quittons la maison de famille pour n'y plus revenir, la maison où il a passé des dimanches avec sa soeur, la maison où il a attendu que son père rentre de voyage, la maison où son grand-père médecin l'a recousu dix fois en rentrant du foot, et que fait-il ? Il prépare son contrôle de maths.

 

ROSE

 

(Vient de quitter ses écouteurs pour s'aviser qu'il s'emporte au téléphone)

 

Qu'est-ce qui te prend ? Qui est-ce?

 

ROBERT

 

Sylvie.

 

ROSE

 

Francis vient?

 

ROBERT

 

(à sa belle fille au téléphone)

 

Non Sylvie,c'est trop tard, ce sont des choses qui doivent venir des enfants eux-mêmes, remarquez je ne les blâme pas, ça dépend de leur éducation.

 

...

 

Eh bien justement je trouve qu'ils n'en ont aucune.

 

... (suite)

 

Déjà la différence avec ma génération comme vous dites, c'est que la visite au grand-père était obligatoire.

 

... (suite)

 

Eh bien si je trouve ça mieux parce qu'après avoir été obligé cent fois de rendre visite à mes grands parents, à la fin j'y allais par plaisir. Ma grand-mère est morte dans mes bras pendant que j'étais interne à l'hôpital Cochin. Tandis que vous vous n'obligez vos enfants à rien, même pas à dire bonjour et le jour de ma mort tout ce que ça va vous faire, c'est que vous serez ennuyés de devoir rentrer plus tôt de la plage, voilà.

 

... (suite)

 

Oui vous avez raison c'est inutile. Allez s'il appelle, vous lui dites qu'il a jusqu'à dix onze heure pas plus.

 

... (suite)

 

Pour venir chercher ses nounours.C'est ça.Mais c'est important. Si on n'a pas dit adieu à ses nounours Dieu sait ce qui peut arriver.

 

... (suite)

 

Au revoir Sylvie, baisers aux enfants et bon contrôle de maths.

 

(raccroche)

 



 

ROSE

 

Qu'est ce que c'est que cette histoire de contrôle de maths?

 

ROBERT

 

Dans cette famille la pignouferie a dépassé les limites.

 

ROSE

 

Evidemment si tu prends Sylvie comme ça. Au fond tu es comme ton fils.

 

ROBERT

 

Sauf que je ne suis pas marié avec elle Dieu merci. Sylvie n'a jamais supporté que nous soyons une famille avec une maison de famille, avec des repas de famille. Ce n'est pas ma faute si elle est née d'une divorcée, styliste bien entendu. C'est curieux que les femmes seules qui parlent des bronches et se tapent une bouteille de whisky tous les jours soient toutes stylistes.

 

ROSE

 

C'est une femme indépendante.

 

ROBERT

 

En tout cas elle ne supporte pas les tribus depuis qu'elle a raté la sienne. C'est elle qui nous a séparés de Francis et des enfants.

 

ROSE

 

Ce qui nous a séparés de Francis et des enfants, c'est la vie.

 

ROBERT

 

Il y a un type qui s'intéresse à la cantine de Francis.

 

ROSE

 

Va la chercher avant qu'il la prenne.

 

ROBERT

 

Je ne suis pas habillé.

 

ROSE

 

J'y vais.

 

ROBERT

 

Tu restes là, avec ton coeur tu n'as pas le droit de faire des efforts.

 

ROSE

 

Je fais des efforts sans arrêt. Et puis ce n'est pas moi qui ai failli claquer d'un infarctus cette année. Tu n'as pas pris tes gouttes.

 

ROBERT

 

Le type s'en va. Ah non. Il ouvre sa camionnette. Il prend le mannequin d'osier et tes chaussures.

 

ROSE

 

Pourquoi mes chaussures ?

 

ROBERT

 

Est-ce que je sais moi ?

 

ROSE

 

Non mais a t-on idée (elle regarde).Ce sont des chaussures de femme qu'est ce qu'il va en faire?

 

ROBERT

 

Tu n'as qu'à le lui demander. Je l'appelle si tu veux.

 

ROSE

 

Arrête.

 

ROBERT

 

Tu voulais absolument acheter ce mannequin dans une mercerie en Irlande.

 

ROSE

 

Oui c'était pendant notre séjour avec ton associé en 1975,c'est là qu'il a rencontré sa deuxième femme.

 

ROBERT

 

Ca m'avait beaucoup impressionné. L'été suivant j'ai ouvert l'oeil pour voir si je n'allais pas moi aussi rencontrer ma deuxième femme mais non.

 

ROSE

 

Qu'a dit Francis pour ce soir exactement ?

 

ROBERT

 

Qu'il passerait.

 

ROSE

 

Alors il va passer.

 

ROBERT

 

Non il ne passera pas,ou alors à minuit la cantine aura été emportée par un brocanteur.

 

ROSE

 

Qu'est-ce qui t'a pris de la faire descendre. Je vais rappeler les déménageurs, la dame m'a dit qu'il y avait une permanence jusqu'à neuf heures. C'est quoi leur numéro ? Attends je l'ai là.

 

ROBERT

 

Ne t'en mêle pas,s'il te plaît.

 

ROSE

 

On n'a qu'à aller la chercher tous les deux.A deux on peut la porter sans se fatiguer.

 

ROBERT

 

Laisse la malle où elle est, Francis se fout de nous je crois que je vais en faire autant.

 

ROSE

 

Il ne se fout pas de nous.

 

ROBERT

 

Tout le monde se fout de nous. Les encombrants c'est nous.

 

ROSE

 

Qu'est-ce qui te prend?

 

ROBERT

 

Avant le monde était stable, notre fils grandissait entre le tennis et l'école,je rentrais de l'hôpital pour trouver la table mise . Le respect et l'affection semblaient posés sur la nappe avec le rond de serviette. Et quand je sortais d'ici dans mon auto beige tous les platanes de l'avenue semblaient murmurer : Monsieur le Professeur, Monsieur le Professeur. Désormais les platanes sont coupés, on n'entend plus que les scooters de ces enfants sinistres habillés comme des clowns blancs qui rôdent le soir sur les parkings et qui ne disent jamais bonjour , d'ailleurs l'autre jour l'un d'eux m'a dit carrément va chier.

 



 

ROSE

 

Ah bon ?

 

ROBERT

 

Oui quand un enfant répond va chier à un homme de mon âge, tu ne vas pas me dire qu' il a reçu l' éducation qu'il lui fallait entre six et douze ans.

 

ROSE

 

Mais je ne dis rien.

 

ROBERT

 

Si je l'avais giflé, sa mère aurait porté plainte. Sa mère pourrait être ma belle-fille.

 

ROSE

 

Nos petits enfants, Dieu merci, sont mieux élevés que ça.

 

ROBERT

 

Sylvie passe son temps à dénigrer leurs professeurs,

 

elle ne supporte pas que quelqu'un affirme quelque chose autour d'elle. Quand un médecin se mêle d'avancer un diagnostic c'est pareil.

 

ROSE

 

Evidemment je vois à qui tu fais allusion.

 

ROBERT

 



 

Attends: je ne parle pas de moi, je dis un médecin comme ça, pris dans l'annuaire, s'il lui dit votre fille a ceci ou cela, elle en voit dix autres jusqu'à ce qu'elle trouve enfin le crétin qui n'a pas d'opinion et qui l'envoie passer des examens complémentaires pour la calmer.

 

ROSE

 

Admettons. Et après?

 

ROBERT

 

Eh bien moi en tant que médecin et en tant que grand père j'ai mon diagnostic, ma belle-fille est une cinglée.

 

ROSE

 

(regardant par la fenêtre)

 

Tu as mis la penderie en plastique sur le trottoir avec tous mes costumes de théâtre. Je croyais que tu devais les vendre.

 

ROBERT

 

Le type qui est passé n'en a pas voulu ce n'est pas ma faute.

 

ROSE

 

Tu aurais pu en trouver un autre.

 

ROBERT

 

Nous n'avions pas le temps.

 

ROSE

 

Ce sont des costumes entièrement brodés à la main par les membres de l'association Théâtre Vivant.

 

ROBERT

 

Il a eu l'air de dire que justement.

 

ROSE

 

Quoi.

 

ROBERT

 

Il a fait une moue comme quand Jérôme a son contrôle de maths.

 

ROSE

 

Qu'est-ce que c'est que cette obsession du contrôle de maths?

 

ROBERT

 

C'est la raison pour laquelle Jérôme ne téléphone plus. Il révise ses maths.

 

ROSE

 

Il ne sait plus quoi nous dire c'est normal à son âge .

 

ROBERT

 

Pour moi cet enfant craint que nous ne l'interrogions sur les relations entre ses parents.

 

ROSE

 

Ce n'est pas notre genre.

 

ROBERT

 

En tout cas ce n'est pas le mien.

 

ROSE

 

Je ne vois pas pourquoi tu dis ça.

 

ROBERT

 

De toutes façons je sais ce qu'il y a.

 

Sylvie ne nous envoie plus les enfants parce qu'elle me trouve réactionnaire.

 

ROSE

 

Mais non.

 

ROBERT

 

Elle me l'a dit.Pour un peu, elle me dénoncerait.

 

ROSE

 

A qui ?

 



 

ROBERT

 

Je ne sais pas , au conseil de l'ordre, à la Mairie.