Le Figaro & autres

Versailles sous l'occupation hollandienne

On se souvient du monolithe du 2001 de Kubrick, qui attire une population d'hominidés préhistoriques d'abord intrigués puis séduits. On retrouve ensuite ce monument à l'âge technologique où il fascine une poignée de cosmonautes. Enfin l'un d'entre eux, couché sur son lit de mort dans une chambre au mobilier Louis XVI, voit apparaître le même objet noir qui est le symbole d'une inconnaissable abstraction située au delà de toute expérience humaine.

Eh bien! Ce parallélépipède qui traverse le film pour subvertir le regard et l'imagination ressemble même physiquement à l'Art contemporain qu'on inflige aux visiteurs du château de Versailles à l'occasion de l'exposition Lee Ufan.

D'abord la brochure précise que "les formes sculpturales intenses et silencieuses de l’artiste (...) complètent et modifient pour un temps l’atmosphère des lieux". Qu'elles la modifient c'est certain mais Le Nôtre et son royal commanditaire avaient-ils l'impression que leur oeuvre attendait d' être "complétée" ?

Un autre passage de la brochure nous signale que les pièces présentées, par leurs dimensions inusitées, "répondent" aux espaces des jardins. Très bien pour la réponse mais quelle est la question ? Une supposition: si, pendant le premier acte de Ruy Blas, on installait un canard en plastique jaune de deux mètres cinquante à l'avant-scène, Victor Hugo trouverait-il normal que cet élément vienne "compléter "sa pièce et lui "répondre"? Ce n'est pas certain.

On nous dit que c'est justement l'incongruité du monolithe Art contemporain qui est censée présenter de l'intérêt dans un lieu de raffinement historique . Il s'agit de subvertir les valeurs du visiteur et accessoirement d'offenser la mémoire des lieux pour éviter le "repli" sur une culture "historicisante" etc. Mais les bons apôtres ne nous disent pas que c'est au prix d'une escroquerie intellectuelle, sociologique, et économique .

Premièrement, si les hommes préhistoriques du film de Kubrick avaient trouvé le parallélépipède noir dans une copie de la galerie des glaces perdue au milieu les sables désertiques, il est probable qu'ils ne l'auraient même pas remarqué. Les peintures et les dorures de Versailles auraient chatouillé leur humanité bien davantage. Curieusement à la fin du film c'est d'ailleurs dans un décor très Trianon-Berveley Hills que le spationaute accueille le mystérieux objet qui semble étranger à la morale humaine. On peut d'autant plus légitimement dresser le parallèle entre la froide universalité du monolithe de Kubrick et la nature de ce qui est présenté en ce moment à Versailles : on voit notamment, au milieu des massifs taillés, un parallélépipède noir flanqué d'un rocher blanc. Il est le symbole même de la mondialisation par la banalité conceptuelle. Il ne raconte rien de sa culture d'origine, n'évoque rien pour celle à laquelle il se mesure, il attire l'attention comme le gui sur l'arbre, c'est tout.

La deuxième escroquerie consiste imposer le gui à des gens qui sont venus voir les arbres. Leur billet sera comptabilisé au nombre des entrées de l'exposition, (de même que le fameux Mucem, à Marseille, censé attirer un million de visiteurs, n'en aura attiré en vérité ,intra-muros, que le quart, le reste s'étant contenté de se promener sur la terrasse pour admirer la vue .

La troisième escroquerie c'est le Marché. L'art contemporain qui est présenté à Versailles est celui qui se vend et s'achète entre collectionneurs et galeristes à des niveaux de prix planétaires. Au fil des vernissages et des "show rooms" privés, se négocie ce "trendy art" qui vaut de deux à quatre millions d'euros, qui n'a rien à voir avec les peuples qui l'accueillent, dont les vrais amateurs d'art contemporain se méfient et dont la cote peut gagner 15 pour cent au gré d'une exposition . On hésite à croire à l'angélisme de la direction de Versailles, qui ne veut pas savoir ce qui se trame dans les coulisses de ce qu'elle organise, mais grâce à qui les courtiers font de bonnes affaires. L'ère Aillagon semble avoir lobotomisé la puissance publique sur les visées du marché mondial. La France des châteaux et des musées est devenue un écrin, un témoin, un otage pour des opérations purement économiques . Le visiteur qui s'émeut devant l'impudence des artistes invités ne comprend pas ce qui se passe. Ce qui se passe est pourtant simple: le commerce international a planté sa tente à Versailles comme naguère Khadafi à l'Elysée . C'est un jeu intellectuel et financier basé sur une rareté plus ou moins organisée, raffinée, mise en scène. Elle passionne François Pinault et ses obligés qui vont jusqu'à acheter les circuits de vente aux enchères pour activer le processus, mais elle laisse indifférente la piétaille que nous sommes. La ville de Paris elle-même est entrée il y a dix ans dans cette dérive, elle fait du privé sous licence publique et monte des "plans com" au pied des monuments de la capitale en songeant que c'est toujours ça qu'elle n'aura pas à payer.

Mais le gratuit qui enrichit ses organisateurs a des limites.

Si quelqu'un sonne chez vous pour vous proposer de repeindre votre voiture en orange, le fait que ce soit gratuit voire lucratif pour vous ne fera rien à l'affaire, vous direz non. Tandis qu'à Paris et à Versailles, au Grand Palais, à l'hôtel de Ville, c'est oui. Parce que la France n'a plus les moyens de dire non. Voilà qui rappelle certains arguments récents à propos de son statut en Europe dont il sera certainement question un jour pour les mêmes raisons.