littérature

Nus et vêtus

nusvetusChristian Combaz Dérangeur chronique

La chronique littéraire de Jean-Claude Lebrun
Jeudi, 10 Octobre, 2002
L'Humanité

Le peintre Jean Giovelina, narrateur et figure centrale de Nus et vêtus, le seizième roman de Christian Combaz, par bien des aspects, se présente comme un alter ego de celui-ci. Retiré depuis une vingtaine d'années dans une province éloignée de Paris, il travaille en solitaire et construit obstinément une ouvre en désaccord déclaré avec les tendances du moment et les modes. L'un et l'autre en effet ne travaillent " ni pour l'industrie ni pour l'édition, mais pour la postérité qui coûte cher aux artistes et ne rapporte qu'à leurs descendants ". Le regard toujours critique et le verbe acide, ils observent les dérives du monde alentour, tandis qu'ils affectent semblablement de se draper dans une manière de pose aristocratique qui leur vaut au mieux beaucoup d'indifférence, au pire de solides inimitiés. Sans illusion sur le présent, même si quelquefois un peu de gloire leur échoit, ils ont définitivement arrêté de s'en remettre au jugement de la seule postérité.

Jean Giovelina se remémore ici des événements auxquels il se trouva affronté, dix ans auparavant. C'était l'époque où des attentats inconcevables venaient d'avoir lieu, suivis eux-mêmes d'une guerre lointaine, quelque peu irréelle. Une fois encore, Christian Combaz a choisi le point de vue d'un temps futur, pour nous parler d'aujourd'hui. Dans un château au-dessus d'un village, près de la frontière suisse, son personnage de peintre entasse de curieuses toiles, qui presque toutes mettent en scène des enfants et des vieillards. Les premiers normalement vêtus, les seconds dans le plus simple appareil. Des représentations bizarres, en lesquelles pourrait bien se manifester quelque perversion cachée. L'artiste n'a-t-il pas, depuis peu, ouvert un atelier hebdomadaire pour les enfants du village ? Et puis on ne le voit guère. On sait seulement qu'il se rend quelquefois à Paris ou à Genève. Pour quelles affaires peu avouables ? Rien de surprenant qu'un scandale arrive un jour, et qu'un adolescent en soit la cause. Un certain Ilya, fils d'une Russe venue chercher en France la bonne fortune. Elle était rapidement parvenue à ses fins auprès d'un notable du coin, mais cela désormais ne lui suffit plus. Elle s'entiche alors du peintre, qui semble justement revenir en odeur de sainteté chez les critiques et les galeristes, par l'un de ces perpétuels retournements dont se repaît la mode. Ce célibataire ombrageux, en fait discrètement porté vers les hommes, a le mauvais goût de résister à ses assauts. De surcroît, il se permet de subodorer dans les travaux de dessin de son Ilya une formidable détresse. Pour l'un et l'autre, c'en est trop. La calomnie sera leur arme commune.

Christian Combaz, à l'encontre d'une tendance croissante aujourd'hui, ne se contente pas de mettre en scène un fait divers somme toute banal. Il en opère une lecture ouvrant sur une multiplicité d'arrière-plans. Depuis un certain état moral de la société, alliance de rigorisme et de débauche, jusqu'au malentendu grandissant autour de l'art et de la création. La polémique autour du livre de Nicolas Jones-Gorlin, de la même façon que le procès intenté à Michel Houellebecq, viennent tout récemment d'en fournir de nouvelles et évidentes illustrations. En même temps, l'auteur, ainsi qu'un Roland Barthes qui aurait choisi l'écriture romanesque, ne cesse pas de regarder en tous lieux au-delà des apparences. De chercher à débusquer partout les signes d'un sens général. Comme dans cette image, devenue tellement familière qu'on n'éprouve plus nécessairement le besoin de l'interroger ni d'en explorer les résonances profondes, d'une nouvelle race de grands-parents habitués des grandes surfaces, " affublés de ridicules vêtements de sport et serrant, dans leur main crevassée, celle de petits enfants qui s'appelaient Steve, Cindy ou Pamela ". Ou dans l'impression de chaos organisé des images à la télévision : " Un vacarme pour les yeux. " Ou encore dans les manifestations de quelques penchants notoires de l'époque, chez un garçon comme Ilya : " Il regardait des films atroces, il aimait le spectacle du sang et de la haine, il ricanait de tout, il ne dessinait que des machines. " L'écrivain, qui se réclame lui-même d'un " classicisme combattant ", met en question des habitudes, révoque en doute ce qui s'est imposé comme évidence. Assignant au roman une fonction de dévoilement.

L'on se souvient que les toiles du peintre montraient des vieillards nus, à côté d'enfants habillés. Là où des esprits malintentionnés, confortés par la dictature du " politiquement correct ", n'avaient vu que la manifestation d'une déviation, il aurait peut-être fallu distinguer surtout un mode de représentation symbolique. L'évocation de la nécessité de dépouiller la réalité des oripeaux qui la travestissent, d'en montrer l'état véritable. De la petite humanité que croise son personnage, Christian Combaz n'épargne personne. Pas davantage les milieux culturels et médiatiques parisiens que les cercles imperméables les uns aux autres de la province. Pareillement moutonniers, imbus d'eux-mêmes et intolérants. Le romancier tend ici au monde environnant un miroir implacable, sans autre visée que d'en faire ressortir la vérité profonde. Et chacun de ses livres se présente ainsi : plein d'alacrité, inconfortable et détonant, refusant la soumission. Une conception radicale et exigeante du roman. Qui ne lui fait pas que des amis.

Christian Combaz, Nus et vêtus, Fayard, 320 pages, 18 euros.