Campagnol

Quand la télé s'invite au bar dans les villages, les gens qui ont envie de parler regardent le profil des autres

Dans les cafés de village la fin de la journée est la mauvaise heure, si l'on veut parler à quelqu'un il vaut mieux y aller le matin, et je vais vous dire pourquoi. Quand on est assis dans l'alignement du comptoir, on voit souvent, au fond, perpendiculaire au bar, un écran  de télévision, un écran plat d'un mètre de diagonale, et je ne vous parle pas de ces écrans où l'on voit défiler des numéros de loto car dans le village de Campagnol dont il est question ici la Française des jeux n'a pas jugé le café local digne de recevoir loto keno, rapido et consorts. Non, je vous parle d'un vrai écran de télé, qui est abonné à un bouquet satellite, et qui est devenu, au fil des années, un véritable convive, un client du bar à lui tout seul. La preuve, il détourne l'attention d'une partie des autres clients, comme ça, en permanence, quand ils n'ont rien à dire, ou quand ils veulent dire quelque chose. Vous savez ces gens qui ont toujours un truc à commenter à la volée, qui tapent du plat de la main à côté de leur bière au moindre passage télé d'un homme politique, qui hochent la tête pour qu'on les interroge sur ce qu'ils pensent de la situation, et puis qui finissent par vous le dire, même si personne ne les interroge, même si tout le monde se fiche de ce qu'ils en pensent. Mais mon sujet ce n'est pas ces gens-là, en tout pas cette fois, ce sont les autres, ce sont ceux qui ne regardent presque pas la télé du bar, mais qui regardent plutôt ceux qui la regardent  Ils sont rivés sur le profil des autres. Ceux-là sont visiblement entrés dans le café pour parler à quelqu'un, et ils regardent chaque autre client dans l'espoir qu'on leur adresse la parole, mais personne n'y songe puisque la télé mobilise l'attention, le commentaire, et parfois la vie même parce qu'il n'y a qu'elle qui bouge, et qu'elle envoie des couleurs partout dans la pièce, qui se reflètent sur les lunettes du patron et les chromes de la machine à bière. D'abord le patron du café accomplit tous les gestes ordinaires de son métier, tirer des demis, encaisser, faire signe à la serveuse, en jetant un coup d'oeil préalable sur l'écran pour être sûr de ne rien rater. Ensuite les clients qui ont une opinion sur tout attendent impatiemment qu'un sujet leur donne une occasion de l'exprimer et de légiférer sur Hollande, Depardieu la Russie, les migrants. Alors il ne reste plus que mon pauvre type qui ne regarde pas l'écran pour passer, du regard, d'un client à l'autre, presque à la dérobée, dans l'espoir que quelqu'un lui dise et toi comment ça va, mais personne ne le lui demande. Selon les circonstances, la scène peut se conclure de deux façons différentes, ou bien le type s'en va un peu ivre, un peu mécontent, sans avoir parlé à personne puisque personne ne l'a jugé digne de rivaliser avec les chroniqueuses en décolleté payées 20 000 par mois qui nous expliquent en direct à Paris ce qu'il faut penser de Poutine, ou bien il finit par dire quelque chose du genre "la charpente du vieux René est finie c'est pas mal ce qu'il a fait". Enfin quelque chose qui n'a aucun rapport avec la télévision et ça tombe horriblement à plat. On est gêné pour lui. Du coup il s'en va tout seul dans la nuit pour rentrer chez lui et regarder la télé.