Campagnol

Vingt millions de Français sont au service d'autrui et nul ne parle jamais d'eux car ils n'ont pas une vie intéressante

Récemment j'ai participé à un dîner dont l'un des convives ne disait presque rien mais quand il parlait c'était toujours trop fort. C'était assez bizarre parce que d'habitude les gens qui parlent fort ne sont pas modestes mais lui le moins qu'on puisse dire est qu'il n'était pas du tout prétentieux,

il avait une petite cravate étroite et des mains blanches, un air doux, un peu chauve, la soixantaine. A un moment il nous a expliqué qu'il s'occupait d'une vieille dame presque à plein temps, qu'elle entendait mal et il nous a demandé pardon de parler un ton trop haut. Apparemment cette vieille dame était la soeur de sa mère et il vivait sur sa retraite, c'est à dire celle de son défunt mari qui avait un salaire décent, enfin c'est le genre de détails que vous apprenez, généralement, après le dîner, surtout que dans son cas, comme il est parti tôt, il y a eu une conversation après son départ, oui parce que pendant le dîner, il y a presque eu un incident. L'incident c'est qu'au lieu de se taire après nous avoir raconté qu'il habitait chez cette vieille dame pour s'en occuper, il nous a dit c'est un choix, j'avais cinquante six ans, j'ai laissé tomber mon travail, je ne regrette pas, même si je suis devenu complètement transparent. Et là il a enchaîné sur une explication que personne ne lui demandait, mais qui finalement n'était pas inutile. Il nous a expliqué ce qu'il entendait par transparent. Il a dit quand on y réfléchit il y a un tiers de la population, et j'ajoute dans les villages comme Campagnol c'est presque la moitié, qui est au service des autres. Ce tiers ou cette moitié, ce sont des femmes seules sans argent avec trois enfants, des gens bien portants au service de gens malades, des gens jeunes au service de gens vieux, parfois des vieux au service d'autre vieux, et même ce qu'on appelle des gens modestes au service de gens qui ne le sont pas. Et tous ces gens qui s'occupent d'autrui parce qu'il faut bien que quelqu'un le fasse sont transparents pour les autres qui ne les voient pas. Et il a ajouté je vais vous dire pourquoi. Si les gens ne veulent pas savoir qu'il y a un tiers de la population qui est au service d'autrui, qui regarde vivre ceux qui eux peuvent tout se permettre, qui les regarde voyager, acheter des voitures, plaisanter à la télé, c'est que ces gens libres, ces gens qui n'ont pas d'obligations humiliantes, ceux qui vont au cinéma ou au casino de la Baule, ceux qui passent le week end à Londres, veulent pouvoir continuer à s'amuser tranquilles et à rester indépendants sans se sentir coupables. Donc le prix de leur bonheur c'est la patience de ceux qui ne le partagent pas.
On était au dessert et il y a eu comme un soulagement quand le type a dit qu'il n'allait pas s'attarder. Ce qu'il faut dire c'est que pendant tout le dîner nous avions justement parlé de cinéma, de Londres et de vacances à la Baule et chacun a donc compris qu'il voulait nous donner une leçon. Dans notre société quand on ne parle jamais de choses essentielles, on condamne ceux qui ne vivent QUE des choses essentielles à un exil comparable à celui du clochard qui vous dit bonjour, le matin, pas forcément pour de l'argent, et à qui vous ne répondez pas en songeant "mais qu'est ce qu'il veut". Ce qu'il veut c'est que vous répondiez bonjour.