littérature

Une heure avant l'éternité (2002)

Dès le départ de son frère, Alice Hofmeister s’était éveillée au milieu d’un curieux rêve où elle survolait Manhattan qui ressemblait au pistil d’une fleur violette.

Elle avait pris une douche en hâte, l’oreille aux aguets, en s’imaginant dix fois que le bruit de l’eau et celui de la climatisation allaient couvrir la sonnerie du téléphone. Nue devant la glace, elle avait contemplé son corps de profil avec une moue de déplaisir, examiné son visage, cheveux courts, nez pointu, œil rond, puis elle était passée de l’hésitation à la peur.

 

Un coup d’œil en bas dans la rue où défilait la foule estivale ne l’avait point rassurée. Si le moindre des passants se doutait qu’elle était aux aguets derrière la vitre, on monterait la chercher. Avant que la crainte de tous ces inconnus ne la submerge, elle s’était habillée, elle avait pris les quelques dollars qui traînaient sur la table, puis avait quitté l’hôtel comme une espionne pour retrouver son frère. Elle avait emprunté le métro sur Christopher Street, l’esprit agité de pensées contradictoires, en demandant son chemin dans un anglais acquis au sein des « groupes œcuméniques », puis elle était arrivée, après maints détours et retours, devant les pontons de bois au bord de l’Hudson, au pied de l’immeuble où Franz était en conversation avec Shansi et les frères Faugier.

 

A peine hors du pavillon du métro, elle resta interdite devant le square en contemplant le front du Quartier financier qui flamboyait dans le dernier soleil. Ses aspirations déçues, faute le plus souvent d’avoir été énoncées, lui infligèrent une brûlure d’autant plus vive qu’elle se croyait déjà vieille.

 

Voilà dix ans qu’elle s’était abîmée dans l’adoration du Christ. Des années passées avec sa mère dans le tiède anonymat de l’Eglise du Rédempteur, elle n’avait retiré que la satisfaction d’avoir vécu dans les châteaux de l’Association et de s’imaginer, parfois, quand elle jouait au piano devant la fenêtre, entourée d’officiers à brandebourgs et de voitures à cheval.

 

Au lieu de quoi, se dit-elle en frissonnant appuyée sur le parapet de bois, l’oeil levé sur la statue du square, qui portait un fusil planté dans le dos, elle vivait dans un siècle bruyant comme un chantier naval. La voilà dans une ville inconnue qui poussait sa longue clameur sous le ciel pâle et pour comble, son frère la sommait de se « reprendre ».

 

Elle se reprenait dix fois par jour mais elle se relâchait aussi vite. Le coude dans une main, la cigarette dans l’autre, elle regardait vivre les gens et semblait leur dire : « faites comme si je n’étais pas là » (tout en s’étonnant qu’ils le fassent si volontiers). Dans les restaurants elle oubliait de finir son assiette. Dans la rue, elle suivait les gens qui n’allaient nulle part. Dans les librairies, elle restait une heure à lire le même ouvrage sur la marine fluviale. Les mères accompagnées de bambins sur le trottoir lui inspiraient le regard des voleuses d’enfant qu’on retrouve, au bout de deux heures, en compagnie d’une fillette empruntée dans la foule. Sa propre mère l’avait rendue infirme, inadaptée, étrangère à tout. Mais elle ne nourrissait contre elle aucun ressentiment car elle lui avait enseigné la charité qui était, ici -bas, la vertu cardinale.

 

Dès l’adolescence, Mme Hofmeister l’avait traînée dans les hopitaux pour visiter des mourants. Depuis il n’était pas de malheur qu’Alice ne voulût soulager pour accentuer le sien. Par exemple, dès qu’elle s’avisa, en arrivant devant Exchange place, qu’il ne s’agissait pas d’un immeuble mais d’un quartier de la ville et qu’elle ne retrouverait pas son frère, à moins d’une chance improbable, elle alla rôder près d’une pauvresse à cheveux blonds et blancs dont elle examina l’encombrant équipage : deux chariots de supermarché liés par des cordes, chargés de sacs de plastique, eux-mêmes emplis de chandails. Elle lui dit, de ce ton d’aveugle patience que l’on employait autrefois chez les adeptes du Rédempteur :

 

-Pardon Madame, y a t-il quelque chose que je puisse faire pour vous ?

 

Cette femme aux yeux d’un bleu limpide comme ceux des poupées anciennes (dont elle portait, outre les cheveux jaunes, le vêtement sale et fleuri), se tourna vers la statue de bronze :

 

-T’entends, Stepan ?

 

Son regard se hâta sur le visage d’Alice

 

-Donne-moi cinq dollars, lui dit-elle, et je te fais visiter.

 

-Visiter quoi ?

 

-La statue du Polonais inconnu.

 

En parlant, la vieille mangeait un quartier de melon et toussait.

 

-Pourquoi a t-il un fusil dans le dos ? demanda Alice.

 

-Tous les Polonais ont un fusil dans le dos.

 

Alice donna cinq dollars. L’autre s’essuya les mains et lui livra un récit confus mais terrible, une histoire de prisonniers qu’on poussait dans la boue et qui creusaient leur tombe par centaines le long d’une route forestière. Battus, humiliés, dénudés, ceux qui ne voulaient pas creuser étaient mutilés à coups de revolver. Un soldat leur tirait dans la main, le pied ou les parties génitales, le sang éclaboussait les arbres. Il n’y avait là que des professeurs des ingénieurs, des financiers, des pianistes, tout le sel de la nation polonaise que les Russes avaient rassemblé en un même lieu pour les faire disparaître à coups de baionnette. Son père avait fini avec eux. C’était sa statue, il s’appelait Stepan. Oui, voilà le monument qui commémorait ce crime. C’était marqué là, en polonais.

 

Alice regarda cette femme désigner l’inscription au pied de la statue puis se retourner vers les passants pour les inviter à imiter ce recueillement. Mais le ponton de bois était peuplé de couples moqueurs et d’employés qui traînaient le cartable à la main.