littérature

Le Roman de Budapest

budapUn jour de l’année 1914, Charles de Habsbourg , petit-neveu de François Joseph, se hâte de quitter Salzbourg pour une visite privée.
Ce garçon de vingt sept ans, brun, timide, cherche à mettre en rapport la vie dissolue de son défunt père Otto, qui passait sa vie au lit des prostituées, avec d’autres égarements dans sa famille, histoire de se convaincre que son père n’était pas, dans le clan Habsbourg, le mouton le plus noir.
Le pauvre jeune homme a beau parler le hongrois et le latin, il a beau porter l’uniforme avec toute l’aisance souhaitable, il lui manque une solide définition de lui-même.
Or le portrait de son père est particulièrement incapable de la lui fournir.


Charles de Habsbourg effectue, ce matin-là un crochet par une sorte de Trianon situé dans la banlieue de Salzbourg. Là vit un vieux monsieur qu’il n’a jamais vu, le frère cadet de l’empereur François Joseph, une sorte de masque de fer exilé par la honte qu’éprouve la cour viennoise devant les schwuler, les homosexuels. Ce personnage extravagant cite souvent Eugène de Savoie et pour cause. A l’exemple de ce nouvel Alexandre il aime les arts, les armes et les officiers . Mais le pauvre Louis-Victor de Habsbourg, contrairement au prince Eugène, n’a rien d’un foudre de guerre. Le vin blanc , la luxure et l’oisiveté l’ont rendu à moitié fou. Chassé de vienne par François Joseph après un vulgaire scandale dans un bain de vapeur, il chasse les pantalons à bandes. Il va jusqu’à se travestir en public, selon de vilaines rumeurs qui courent à Schönbrunn.
Onze heures du matin.
La maison est peuplée de garçons de ferme déguisés en militaires mais Charles ne les voit pas. Il ne regarde que son grand-oncle qui s’avance vers lui .
Le jeune homme prétend, depuis l’ adolescence, s’intéresser au salut des siens en tant que conscience chrétienne et il est sincèrement dévôt, il assiste à la messe tous les matins.  Mais le tableau psychologique est moins net qu’on ne le dit. Ce qu’il vient chercher, en effectuant ce détour clandestin au château de Klessheim, c’est une forme de rédemption. Il cherche à s’infliger le spectacle de la  folle de la famille, l’envers de François-Joseph, auquel ce grand oncle maudit ressemble par le moindre de ses traits- à la manière des grotesques de Goya : l’ovale du visage, le nez lourd, le grand front et la légère pliure au sommet de l’oreille, tout chez lui est rehaussé par la dérision et le fard.
Quant au vieil archiduc il sait très bien pourquoi son petit neveu est devant lui . En tant que double parodique des vertus impériales, il connaît la nature humaine dans ses moindres bizarreries. Il en a hérité quelques unes. Aucun des secrets des Habsbourg ne lui est étranger. Par exemple il ose faire allusion, devant Charles, à la maladie vénérienne dont son père est mort. Il affecte de rendre, à ce malheureux débauché, des honneurs posthumes qui offensent les oreilles de son fils.
- Au moins Bolla (c’était le surnom d’Otto de Habsbourg) aura-t-il eu le courage de provoquer François-Joseph après l’affront qu’il en a subi !
Quel affront ?
- Comment ? lui dit le vieil oncle, tu ne sais donc pas ? Notre bien-aimé Kaiser a réparé publiquement la faute commise par ton père sur la femme d’un officier (lequel ne pouvait pas le provoquer en duel à cause de son rang). Franz les a convoqués, tous les deux, pour gifler ton père, devant son rival !».
Charles, bouleversé, murmure que cet incident, dont il a entendu parler, est certainement une légende. Son grand-oncle l’empereur est d’ailleurs incapable d’humilier de la sorte un membre de sa famille.
- Et Rodolphe ? Et la Kaiserin ?
Le vieux Luziwuzi, alias Louis-Victor, darde sur lui un regard de vautour .
- La vertu, dit-il au jeune imprudent, ne consiste pas pour un homme à ignorer ce que font ses semblables. Elle consiste à leur pardonner leurs hypocrisies .  Ce n’est pas auprès de tes amis du Vatican que tu apprendras de telles leçons. Ce n’est pas auprès du nonce apostolique que tu sauras ce que faisait la Kaiserin, avec ses amies hongroises, quand elles mettaient pied à terre, dans la forêt de Gödöllö, à l’abri des regards ».
Cette fois, c’en est trop pour le jeune Charles de Habsbourg.
Il bat en retraite et rappelle sa suite sur le perron en invoquant le secours du Christ. Pendant un instant, le jeune Charles éprouve un éblouissement de l’imagination, il craint qu’il n’y ait personne pour le défendre contre la folie, il voit son grand oncle l’empereur gifler son père. Il voit l’autre, le double, le frère, le vieil homme efféminé, surgissant dans le tableau. Ensuite le Méphisto en cheveux rouges se moque de lui . Dans ce cauchemar Charles se retrouve face à  une figure de père, devant un personnage hautain et inaccessible, l’empereur. Et l’Empereur gifle Otto, son géniteur à lui sous le regard du démon roux de Klessheim.
Pendant trois jours il croit qu’il a rêvé cette scène . Il serre son chapelet dans sa poche en songeant que tout cela est de vilain augure . Le destin est une énigme posée par le Diable.
Quand on connaît la suite, on est confondu devant l’intuition de ce garçon, car le château de Klessheim, trente ans plus tard, a servi de décor à une entrevue avec Hitler où le sort de la Hongrie s’est scellé pour longtemps .
17

Dans les mêmes semaines, Ida Ferenczy s’offre un plaisir nostalgique : celui de recevoir chez elle, à Vienne, le jeune Gyula Andrassy, fils de l’ancien confident de sa maîtresse, l’homme qui l’a consolée de presque tout.
Gyula II dirige une sorte d’académie des sciences sociales et il a exercé quelques fonctions dans un ministère. C’est un homme de quarante ans qui possède l’assurance tranquille de son père. Mais son réformisme athée n’est pas apprécié à Vienne.
En tout , il est stupéfait de mesurer combien la lectrice de hongrois de sa défunte altesse, l’impératrice, connaît les moindres traits de la vie sociale de Budapest : le sort misérable des ouvriers, le destin des femmes, le nombre élevé des suicides.
-  Vous savez, lui dit légèrement la vieille Ida, Budapest est truffée d’espions viennois . J’en ai interrogé quelques uns. »
Le jeune homme lui demande s’il est vrai que l’empereur l’interroge, à Bad Ischl, sur ce qu’elle sait de Budapest, elle sourit finement et lui dit :
-  Il ne m’interroge jamais. Mais quand je lui en parle, il ne m’interrompt pas. Pourquoi, vous avez un message à lui transmettre ?
- Non, se récrie Andrassy le Jeune, aucun.
Dans la vivacité de cette protestation, Ida Ferenczy voit déjà la matière d’ un rapport à l’empereur . Mais elle le garde pour elle.
De son côté Andrassy se doute que la société hongroise agira, tôt ou tard, dans le sens de ses propres intérêts contre ceux de l’Empire. Le temps approche et l’heure est venue.
Le lendemain, de mauvaises nouvelles arrivent de Sarajevo . L’héritier François-Ferdinand est tué par un étudiant serbe.
A Bad Ischl Charles de Habsbourg se couvre de sueur en apprenant cette nouvelle. Trois semaines plus tôt son oncle aujourd’hui défunt, profitant d’un instant d’inattention de sa femme, s’était penché vers lui pour lui confier en désignant un tiroir :
- Je serai bientôt assassiné , je le sais, les papiers importants sont ici .
Charles appelle l’Empereur, son grand oncle, au téléphone.  Pendant la conversation l’allégorie de son destin se déploie de nouveau dans son imagination inquiète . Il écoute les circonstances de cette tragédie de la bouche même de François Joesph. Pour son petit neveu cet homme est le correspondant sur terre du père éternel . La statue du commandeur lui parle au fond d’un cornet de cuivre.  
C’est scellé, Charles comprend qu’on le fera bientôt empereur à son tour, sous les ricanements conjugués de deux fantômes d’opéra : son père débauché et son grand oncle travesti, qui lui diront, l’un et l’autre, que l’uniforme est trop grand pour lui.
18
On ne voit pas le souffle de Moloch s’échapper de la colline de Buda, parce qu’on est en été . Mais cette année là, l’hiver arrive très tôt. François-Joseph, qui a pourtant essuyé quelques désastres militaires, vient de déclarer la guerre à la Serbie, pour la punir d’avoir laissé tuer l’héritier du trône.
Par le jeu des alliances, toute l’Europe se précipite dans le conflit. Dès les premiers froids, la vapeur sort de partout à Budapest : les usines en surchauffe, les toits des immeubles, les profondeurs de la terre où l’on stocke les denrées alimentaires.
Ida Ferenczy, toujours impeccable dès sept heures du matin dans son appartement derrière le palais de la Hofburg à Vienne, reçoit des nouvelles en provenance de sa ville natale de Kecsémet. On n’y manque de rien. Même à Budapest, les produits agricoles parviennent encore sur les marchés. Mais les hommes mobilisés ne peuvent plus faire vivre leurs parents âgés, les soupes populaires se multiplient, et les femmes travaillent sur les chantiers d’armement . La prospérité née du commerce du beurre et de la viande, se double d’une richesse plus voyante et plus scandaleuse, celle des fabricants d’armes. Entre deux souscriptions d’état, les gros marchands de canons, les fabricants d’aéroplanes font fortune. Pendant ce temps-là, les fronts s’enterrent, et le futur empereur Charles, qui visite ses troupes, se prépare au point culminant de son règne : les obsèques de son grand oncle.
Le vieux François Joseph disparaît en pleine guerre d’une pneumonie .
Le jour de ses obsèques, Charles de Habsbourg réalise le rêve de tous les hommes dont la jeunesse a été hantée par la recherche du père : il est le premier dans l’hommage au défunt, et le premier dans l’héritage moral, puisqu’il lui succède à la face du monde. Il a réussi à reléguer au second plan la mémoire de son vrai père, il n’entend plus le rire affreux de son grand-oncle de Salzbourg qui l’invite à  ôter le masque et la couronne.
Au mois de décembre, il revêt le masque et porte la couronne.
Un mois après l’enterrement de son grand-oncle, il devient roi de Hongrie selon les règles d’une tradition pittoresque qui voit l’impératrice Zita repriser publiquement le manteau de Saint Etienne. On rejoue la messe de Liszt avec ses chœurs et ses cuivres qui résonnent avant la canonnade. Le souverain apostolique promène au milieu de Pest le couvre-chef royal à breloques, surmontée de la croix penchée.
Dans ses mémoires, la jeune impératrice Zita rapporte que son époux craignait de voir l’objet quitter son crâne pendant la cavalcade. La chute de la couronne n’eût pas manqué d’être interprétée  comme le signe de l’imminence d’un désastre. Mais cette seule crainte de l’empereur est, elle-même, de sinistre augure. D’ailleurs quel pire désastre peut-on imaginer que deux ans de guerre ?
Quatre ans de guerre.
Le jour du couronnement, l’empereur et roi de Hongrie prend une initiative que nous appellerions médiatique mais qui en dit long sur les conditions de vie à Budapest : il renvoie les plats de cérémonie vers l’hôpital militaire, afin qu’ils soient servis aux blessés.
Ensuite, il démocratise la fonction. Il ne peut pas adopter toutes les solennités du pouvoir sans s’interroger sur la légitimité de son accession au trône. Une fois de plus c’est donc un drame de la filiation qui se joue au milieu des poitrines à brandebourgs.
Impossible de chausser les bottes de François Joseph. Elles sont trop grandes. Impossible de rivaliser avec le visage ailé du vieil empereur : il n’a que la trentaine, sa lèvre est encore ornée d’une fine moustache de godelureau, celle de l’Oberleutnant du 7 ème régiment de dragons Duc de Lothringen. Alors il parle familièrement à ses hommes, il se montre bavard et direct, mais surtout il donne l’impression d’improviser tous les matins. Il disperse son impériale attention et s’entoure de jeunes gens issus de son régiment. De surcroît, sous l’influence de sa femme, dont deux frères combattent chez les alliés, il s’écarte du camp allemand en songeant sérieusement à mettre un terme à la boucherie. Il visite les fronts pour soutenir le moral des troupes, comme s’il subissait la guerre contre son propre état-major. Il serre les mains, joue le rôle d’un prince énergique et déterminé alors qu’il n’est ni l’un ni l’autre.
L’impératrice intimide leur entourage à sa place. Malgré sa poigne, elle anime la monarchie austro-hongroise d’un principe féminin pour faire pièce au à la brutalité virile des Allemands. Ludendorff et Guillaume II sont ses bêtes noires. Elle est curieuse de l’Amérique dont elle fréquente l’ambassadeur. Et surtout son frère, Sixte de Bourbon-Parme, lui sert de messager dans ses tentatives diplomatiques secrètes pour hâter la fin du conflit, en essayant de signer une paix séparée avec la France. Une fois de plus, Clémenceau se comporte comme un blaireau plutôt que comme un tigre. Il fait échouer les choses en révélant que l’empereur traite avec son beau-frère, officier chez l’ennemi. Le pauvre Charles, d’abord inspiré par sa femme dans cette négociation maladroite, est obligé d’envoyer à toute l’Europe un démenti. Personne n’est dupe. Ensuite, après avoir été humilié par Clémenceau, il se fait gronder par Guillaume II comme un enfant.
Le pauvre Charles, Empereur d’Allemagne et roi de Hongrie, entend dans ses cauchemars le rire de son grand oncle Louis-Victor, le frère homosexuel du défunt François-Joseph. Cet épouvantail est debout dans une lumière de crépuscule . Il lui dit à l’oreille : il ne suffit pas d’être empereur pour être un homme.
Pendant plusieurs semaines Charles, toujours aussi dévôt, se livre à la prière pour chasser une autre vision insistante : Guillaume II s’entendant avec Clémenceau par-dessus son épaule pour rester bons ennemis.
C’est affreux, ces deux-là pratiquent, jusque dans la guerre, la solidarité des mâles dominants. Ils veulent continuer à en découdre. Ils méprisent les lopettes qui rêvent d’une paix séparée.
Tout empereur d’Autriche qu’il soit, Charles passe pour un faible auprès des moustachus . Or l’Europe est infestée de gens qui leur ressemblent.
Pauvre empereur d’Autriche. En voulant réveiller les consciences, les intellectuels, les gens de goût en faveur de la paix, il n’a suscité que mépris parmi ceux qui voulaient se battre. Pire, il encourt à présent le dédain de ses propres peuples. En promettant, en hâte, aux nationalités de l’empire une forme de fédéralisme improvisé juste avant l’armistice, il met un autre genou à terre.
Le bourreau n’a plus grand-chose à faire.
Les Américains décident que les états de l’empire n’ont que faire du fédéralisme . Ils ont droit à l’indépendance.
Voilà. C’est fait. Le pauvre Charles a presque cessé d’être empereur d’Autriche.
Il se rabat donc sur la Hongrie. Il emmène sa famille à Gödöllö, la résidence campagnarde des Habsbourg, glacée, lugubre. Le seul avantage du lieu est qu’on y pratique l’aviation sur une plaine ouverte où le regard s’apaise.
On est à la fin du mois d’octobre. La dévotion du personnel légitimiste paraît presque sinistre au malheureux Charles. Il songe à Marie Antoinette en regardant son fils Otto, dans sa blondeur angélique, comme s’il était la réincarnation de Louis XVII.
La bonhomie ne vaut rien aux monarques et encore moins aux royaumes - à moins qu’elle ne soit feinte.
L’empereur François-Joseph, qui savait la feindre à merveille, hante ses nuits. Ce mâle dominant n’eût jamais frappé l’épaule de ses soldats en leur demandant des nouvelles de leur petit dernier.
Cette fois, Charles est à bout de nerfs et sa nature finit par apparaître : irritable, inquiet, il apprend les démissions en cascade dans son cabinet autrichien pendant qu’il cherche à restaurer un semblant de pouvoir en Hongrie et se dispute avec le comte Karolyi, un aristocrate rouge qui se fait plébisciter à Budapest par un comité d’ouvriers et de soldats.
La rue bouillonne, les gens grimpent sur les lampadaires, on pose pour des photos de fraternisation qui mélangent les bleus de chauffe et les uniformes.
Charles et Zita se trouvent bloqués à Schönbrunn par la colère des pauvres. Mais leurs enfants sont restés à Gödöllö.
Pendant que la foule envahit les boulevards et crie vengeance sous les balcons de l’hôtel Astoria de Budapest, Zita se souvient du martyre de la famille impériale russe, assassinée par Lénine. Elle donne des ordres, elle tempête, elle fait taire son mari : finalement leurs enfants, dispersés dans des automobiles banalisées, sont conduits à la frontière sains et saufs, pendant que l’Europe Centrale entière s’effondre dans un chaos de fin de règne : Roumains, Croates, Tchèques proclament des indépendances hâtives. Les téléphones de Schönbrunn sonnent tous les quarts d’heure pour annoncer la rupture des digues qui protègent l’orgueil de l’empire.
C’est fini. Charles est obligé de consentir à tout : armistice déshonorant, emprisonnement de ses régiments d’élite, renoncement formel au gouvernement du pays. Il est contraint à la fuite dans un autre château. Schönbrunn s’attend à voir débarquer les insurgés de Vienne.
Au bout de cette humiliation, dans la nuit glacée de la forêt viennoise, à l’heure où seuls l’aboiement des chiens et le passage lointain des trains donnent la mesure de l’espace, on entend le rire vengeur du grand oncle Louis-Victor, le failli, le bouffon, la folle de l’empire, qui se meurt dans son palais de Klessheim au milieu de ses mignons .
19


L’hôtel Astoria de Budapest ressemble vaguement à un immeuble de la rue de Rivoli, avec sa galerie couverte au rez de chaussée, son aspect massif et son long balcon qui court sous une rangée de mansardes.
C’est là que Karolyi, le comte rouge, essaie d’endiguer la pression populaire qu’il a largement contribué à déchaîner. Il fume sans cesse et il promène sa longue tête de Rudolf Valentino sous les lampadaires un rapport à la main.
Et surtout il prend des décisions qui en disent long sur la nature des prochains périls : par exemple il  décrète qu’il faudra priver les hommes de leurs armes à leur retour du front.
Trop tard. Déjà les boulevards résonnement de clameurs suspectes . L’ancien président du Conseil, le comte Tisza, un quinquagénaire aux cheveux ras, aux yeux bleus, à la moustache conquérante, redoute, à juste titre d’être dénoncé comme un « homme de Vienne ».  Il est vrai qu’il l’a longtemps été.
Une poignée de soldats montent une expédition punitive contre lui à l’instigation d’un journaliste revanchard. A moitié ivres, ils pénètrent dans son salon et commencent à tirer, les bibelots volent en éclats, le pauvre homme essaie de protéger son épouse mais il tombe sous leurs balles.
Voilà l’ordinaire des années futures .
Le fait le plus significatif est que l’instigateur de cette minable opération, qui finit dans le sang et le verre brisé, sous les lambris d’un palais de l’avenue Hermina, est un plumitif socialiste qui s’enfuit en Russie.
Le lien entre l’effondrement de la monarchie et le débarquement du communisme russe s’établit à la faveur du retour des soldats libérés à l’Est. Parmi les hongrois endoctrinés par Moscou, figure un certain Béla Kun, une caricature de criminel révolutionnaire: fils de notaire provincial, journaliste dans une feuille locale, ensuite employé d’une administration de Koloszvar où il est accusé de détournement de fonds, il est sauvé de la prison par la déclaration de guerre.
Captif des russes au front, il grimpe dans l’estime de ses geôliers ce qui n’est jamais bon signe. Ami de Lénine, il devient propagandiste à Moscou. Lénine le charge directement d’endoctriner ses compatriotes. La morale personnelle de Béla Kun, déjà douteuse avant les événements, se déchaîne dans la licence à la faveur de l’anarchie. Pendant qu’on proclamait la République devant l’hôtel Astoria de Pest, il fondait le parti communiste, en face, sur la colline de Buda, d’où l’on voyait très nettement sortir l’haleine du Diable.
L’assassinat du comte Tisza, c’est lui. Il a armé le bras de l’un de ses amis journalistes. Ensuite il fait libérer les prisonniers de droit-commun, méthode bien connue pour répandre l’intimidation et l’assassinat. On affecte de juger les criminels économiques et les piliers de l’ancien régime. Les tribunaux révolutionnaires de Budapest jugent d’autant plus rapidement les « prévenus » qu’ils ont une minute pour présenter leur défense avant d’être massacrés.
De nombreux officiers de haut rang sont fusillés, plusieurs évêques assassinés. Les prêtres sont pourchassés dans les rues de la capitale où l’on parodie les processions religieuses avant de les abattre. Il faut imaginer , devant ce spectacle, l’effroi des vieilles gens nées après 1848,  qui ont réalisé leur pécule à la campagne pour s’installer dans un trois pièces. Ils ont soixante ans. Depuis des années ils vivotent entre le café d’en bas et le marché couvert : ce sont, par exemple les héros du romancier Kalman Mikszath, une sorte de Marcel Aymé hongrois, un as de la digression pittoresque. Ils ont déjà vu leur équilibre sombrer dans la misère, mais  on passe, sous leurs , de la misère à la barbarie. De l leurs fenêtres, ils voient des gens tués à coups de bâton et des cadavres assis contre un lampadaire qui attendent un camion de la voirie.
Dans la Hongrie profonde, les lieutenants de Bela Kun torturent les paysans réfractaires à la mode russe. Ils les obligent à creuser leur tombe devant leur famille. L’infâme Szamuelly, un sadique notoire, se distingue dans la ville de Szolnok où il pend, fusille, mutile tout ce qui porte cravate et col dur. Les témoignages à peine croyables concordent dans l’horreur. Pour illustrer les mérites de la civilisation nouvelle, on peut aussi citer le nom de l’effroyable d’Otto Korvin-Klein, chef des Enquêtes politiques, grand inquisiteur dont la méthode favorite d’interrogatoire était de plonger une règle dans la gorge de ses victimes.
Il existe, dans tout cela, un détail fâcheux que certains historiens français ne mentionnent qu’avec répugnance : c’est que Béla Kun est un pseudonyme. Son vrai nom est Aaron Cohen. Dans la bande de cinglés qui l’entoure, les Juifs sont nombreux, trop nombreux. Le peuple de Budapest ne manquera pas de le souligner, lorsque l’Amiral Horthy, chef de l’armée de libération, reprend la ville quelques mois plus tard, dressé sur son cheval blanc.
L’été revient. Le souffle du diable est moins visible, il dégage moins de vapeur, mais il est encore fétide. On a réveillé Moloch, et pour longtemps.
L’amiral Horthy s’installe dans ses parages. Il prend ses quartiers face au génie tapi sous la colline, dans l’actuel hôtel Gellért, entouré d’automobiles et de chevaux, et siège d’une activité politique fébrile. Horthy, personnage épais couvert de médailles, dirige la répression. En mainte occasion, il se contente plutôt de la couvrir. Le Diable inspire aux siens des expéditions désordonnées contre les Juifs, mais Horthy regarde ailleurs. Toute la ville regarde ailleurs. Mon ami Tibor entend-il quelque chose dans le jardin de la villa de son père sur la colline aux roses ? Il joue avec sa sœur dans le gravier. A Noel il a reçu un avion en bois. Ses parents l’appellent Tibi.
En bas, entre tramways et voitures réquisitionnées, c’est l’enfer. On voit surgir les mêmes réactions de vengeance qu’au quinzième siècle, contre le parti de l’argent et de l’étranger. De nombreuses familles juives sont massacrées à Budapest, mais plus encore en province, en raison de leur seule origine. Des familles qui, pour nombre d’entre elles, avaient pourtant de nombreux amis parmi les possédants.
Mais ce ne sont pas les possédants qui enfoncent les portes. Ce sont les possédés. Le ressentiment accumulé, le fait que l’Europe réagisse par des sanctions en méditant le dépeçage de la Hongrie sous l’apparente légalité d’un traité de paix inspiré par la France, n’arrangera pas les choses. Vienne est devenue une république. Horthy tient à la royauté hongroise, il devient donc régent . La Hongrie se tourne vers son roi.
Que fait le roi, qui deux ans plus tôt galopait prudemment sous la tribune du couronnement à Pest, le front ceint de la couronne à breloques de Saint Istvan, en jurant fidélité à la Hongrie éternelle? Il a cessé de consulter. L’heure est plutôt au chargement des malles devant le pavillon central du château d’Eckartsau, au fond de la forêt autrichienne.
Ce bâtiment est coiffé d’un chapeau de gendarme et doté d’un balcon baroque. On s’attend à voir surgir des poitrines blanches à brandebourgs et des casques à plumeau comme dans les opérettes de Franz Lehar. Les moulures blanc et or rappellent les palais de Vienne. La bibliothèque est comme une chapelle expiatoire. On y trouve des témoignages relatifs à un monde disparu. Les trophées de chasse font l’amusement des enfants.
- S’il n’y avait pas les enfants se dit Charles, tout cela serait fini depuis longtemps ».
Il ferait face. Il deviendrait empereur par le martyre au lieu d’essayer de le rester par l’humiliation et par la fuite. Mais que faire d’autre que fuir?
Dans la cour, on entend faiblement ronronner  le moteur des voitures qui attendent. Charles s’assied sur une chaise de bois avec un officier du commandement allié chargé de son exfiltration vers la Suisse. Il y a trois jours, des soldats ont pillé la charrette du ravitaillement . Ils ont laissé un mot haineux à son adresse. Monsieur Habsbourg disait l’enveloppe. Les régicides se rapprochent. Il faut faire vite.
Le convoi se rend à la gare voisine . De là, le train s’ébranle vers la Suisse, via le Tirol.  C’est un voyage fébrile, les membres de la suite ont l’impression de vivre une expédition hâtive, trépidante, d’être aiguillonnés par l’événement, mais vue de notre époque, où les horloges sont devenues folles, le tableau est presque immobile.
Sur le quai de la gare de Feldkirch, à la frontière entre les deux pays, un jeune écrivain autrichien assiste, éberlué, à l’apparition du couple impérial derrière la vitre du wagon . Il  se doute que c’est un monde qui disparaît. Un monde où les Juifs pouvaient encore devenir docteurs en philosophie, aller au Prater, discuter au café Beethoven avec le fils d’un aristocrate, sans craindre la police politique.
Cet écrivain délicat et blessé s’appelle Stefan Zweig. La scène de la gare de Feldkirch lui restera dans le cœur jusqu’au fond du désespoir. Il la décrira longtemps après, au Brésil, dans son livre de mémoires « Le monde d’hier », avant de se suicider.
20

A Budapest, le démon de la colline a décidé d’infliger une dernière humiliation au roi de Hongrie. Il lui prépare une plaisanterie à sa façon, quelque chose de tellement grossier que les habitants de la ville ne douteront plus de l’existence de la noire divinité qui règne et rampe sous leurs pieds.
Pour cela il faut attirer le roi de Hongrie sur les lieux, afin qu’il aille au bout de l’évidence : dans l’histoire, le destin du juste et celui du prince coïncident rarement. Ce qu’il faut ridiculiser chez Charles IV, c’est l’obstination du juste à rester prince - puisque le prince ne veut pas cesser d’être juste.
Au printemps 1921, Charles franchit donc un degré de plus dans l’humiliation. Abusé par les hommes politiques français qui lui promettent leur soutien, et par les vagues promesses de l’amiral Horthy qui prétend être favorable au retour d’un roi à Budapest, il se rend à Vienne, incognito.
Ensuite, grâce à une poignée de complices fébriles et obséquieux, il passe la frontière en voiture avant de sonner tardivement à la porte de l’évêché de Szombathely, une petite ville cossue avec son église à deux horloges, sa synagogue à bulbes et sa gare qui ressemble à un établissement de bains. Il y a là aussi une garnison de mille hommes, gouvernée par le frère du compositeur Franz Lehar, auteur de La veuve joyeuse, auquel  le décor conviendrait parfaitement.
Le lendemain, l’amiral Horthy, qui n’a pas lieu d’être fier de ce qui s’est passé en Hongrie depuis quelques mois, reçoit un émissaire du roi . Le messager lui annonce l’ arrivée imminente de son maître. Les Habsbourg ont toujours été les protecteurs de ce qu’ils appellent « leurs peuples » . La communauté juive en faisait partie depuis des siècles. Or l’inventaire, par la royauté, des exactions commises par les hommes d’Horthy risque d’être accablant. En outre l’amiral, en Vieux-Hongrois, répugne à remettre sur le trône un roi qui n’aurait pas renoncé explicitement à la double couronne. N’importe, Charles persiste.
Il remonte en voiture, avec les complices de sa fuite à Varennes à l’envers, soutenu par le président du Conseil, le comte Teleki qui passait justement le dimanche à la campagne dans la région. Mais il ne réclame pas le moindre soldat pour protéger son arrivée au palais. Il emprunte, un dimanche matin, la route qui longe le Danube en direction de Budapest. Après un défilé de maisons ocres, d’ entrepôts, de poteaux électriques, il voit briller le fleuve sous le mont Gellért . La statue de l’évêque martyr tend sa croix vers la voiture noire qui passe sous la falaise. A l’arrière le roi Charles IV prie en secret, convoque la mémoire de Saint Istvan, en appelle au Christ afin que l’entrevue avec Horthy tienne ses promesses.  
Si l’infortuné prêtait l’oreille il entendrait plutôt un rire sous la colline de Buda.
Voilà. On y est. On grimpe sur le dos du dragon rocheux tapi le long du fleuve , et l’on se présente au palais où les hommes d’Horthy sont prévenus. Mais devant ce souverain banalisé qui arrive pratiquement en taxi, ils restent réservés, pour ne pas dire ironiques.
On entend un bruit de bottes sous les colonnes. Horthy paraît enfin. A l’air sournois de cet épais militaire en uniforme impeccable, on voit tout de suite qu’il n’a pas l’intention d’infléchir le sens de l’histoire au bénéfice d’un monarque en chapeau melon.
Après deux ans de pouvoir, ce Horthy est déjà un fieffé parvenu !
Il affecte un air soucieux. Les Alliés, les vainqueurs de la guerre, prétend-il, débarqueraient à Budapest , s’ils apprenaient que l’on y fomente une restauration.
- A quoi sert-il, dès lors, lui dit Charles, de vous faire appeler régent ? En outre, vous vous trompez, car j’ai le soutien de la République Française.
– En ce cas, dit Horthy avec un geste large, ça changerait tout.
L’amiral demande donc à ses hommes de vérifier auprès de Paris.
On imagine le bal des hypocrites au palais Bourbon.
La France fait semblant de tomber des nues.
Hein ?  Quoi ? Une restauration en Hongrie ?  Aristide Briand serait d’accord ? Première nouvelle.
Le roi a compris. Le cœur serré, il regagne la frontière . Cette fois, il lui semble bien avoir entendu un rire sous la colline, mais à peine rentré à Vienne, il croit encore avoir rêvé. Dès qu’il retrouve sa famille en Suisse, il essaie de se convaincre que ce voyage n’était qu’une opération préparatoire. Il reprend sa diplomatie parallèle en direction d’Aristide Briand et du Vatican, pour faire admettre à l’Europe son retour à Budapest.
Horthy proteste de sa bonne foi pour ménager l’avenir . Il prétend toujours qu’il milite pour une solution monarchique. Charles et sa femme ( surtout sa femme, en vérité) imaginent une opération-éclair : la location d’un avion qui partirait de Zürich pour leur permettre de se poser directement en Hongrie. La nomination du frère de Franz Lehar, un allié, comme gouverneur militaire de la capitale, est un signe du destin.
D’ailleurs, c’est Lehar qui les accueille en Hongrie, dans un champ où l’avion atterrit sans encombre. Pour une fois l’opération n’échoue pas. Enfin, pas tout de suite. A l’endroit  de l’atterrissage, l’aristocrate du coin, qui n’était pas prévenu, est en train de donner une fête champêtre, à laquelle participe Gyula, comte Andrassy, le deuxième du nom.
C’est désormais un homme de soixante ans, magnifique, à la barbe taillée à l’ anglaise, façon Edouard VII. Il consent à se laisser nommer ministre des affaires étrangères dans un cabinet d’exil hâtivement formé par le roi dans la ville voisine de Sopron.
Tout semble s’organiser à merveille. On réunit les wagons d’un convoi . Des troupes légitimistes font escorte au couple royal dans les villes traversées.  Finalement, ce sont plus de trois mille soldats qui font route avec le roi, la reine, son cabinet de fortune et ses alliés improvisés. L’automne déploie ses fastes le long des voies, puis ce sont les champs bordés de charrettes misérables, puis les villages grossissent, le ciel se hérisse de poteaux, ça y est : on est en vue de la capitale.
L’amiral Horthy se demande si le diable a décidé de le lâcher. Mais il lui répond tout de suite que non. Un officier, envoyé par le convoi des monarchistes, sans doute frappé par l’amateurisme de son propre camp, dévoile à Horthy les plans de ceux qu’il prétend servir. Le convoi ferroviaire et son escorte militaire subissent donc une attaque des forces fidèles à Horthy dans la banlieue de Budapest.
Il y a des morts autour du wagon royal . Les choses dégénèrent. Alors, au moment où il va cesser d’être un juste, pour redevenir un prince, derrière la colline où l’attend Moloch, là où le diable exige le tribut qui fonde depuis toujours la cité humaine, Charles IV renonce à vendre son âme et déclare qu’il y a déjà eu trop de sang versé.
François-Joseph aurait fait tirer sur les partisans d’Horthy. Il aurait fait pendre l’amiral sur la place Saint-Georges dès le lendemain. Mais Charles IV est un roi moral. Un roi qui lit Saint Augustin, pas Machiavel.
On imagine la tête de ses partisans et des officiers qui l’ont soutenu. Il décide d’abandonner la partie à deux kilomètres du palais de Buda, en leur disant qu’il n’a pas le courage d’aller plus loin.  
On imagine surtout son propre désespoir. Désormais il est le seul à pouvoir se regarder en face. Et encore. Ce n’est même pas sûr. Il n’aura pas son assassinat du duc d’Enghien. Il n’aura pas tué Rémus.
Il lui manquait quatre kilomètres pour restaurer la couronne, et la force de la porter à son front comme Napoléon.
21
Dans la petite ville de Kecsémet, une vieille dame regarde quelques photos sous la lampe et verse une larme. Elle a toujours eu une dévotion pour les femmes de caractère . Le sort de l’impératrice Zita, lui serre le cœur à la lecture de ce gâchis, plusieurs semaines plus tard.
Cette vieille dame, c’est Ida Ferenczy, l’ancienne lectrice de Hongrois de Sissi, et elle a l’impression de comprendre intimement l’impuissance de Zita devant l’ultime faiblesse de son mari. Ida est persuadée que cette jeune femme est l’âme du couple, elle est le sculpteur . La tentative de restauration était son idée. Elle soupçonne Zita d’avoir tout préparé. La deuxième tentative devait fonctionner. La location de l’avion, c’était elle. Les troupes fidèles, aussi. Elle s’était même arrangée, par son réseau, pour faire nommer le frère de Franz Lehar à Budapest .  
L’illusion a duré jusqu’au moment où il a fallu admettre que la statue de l’empereur ne tiendrait jamais debout. Charles n’aurait pas la trempe de mériter, par les armes, la couronne qu’il avait reçue de son grand oncle.
Ida songe que Sissi en pareil cas aurait mené les soldats à l’assaut contre des troupes d’Horthy. S’il y avait eu trois cents morts, elle aurait fait dire une messe, sans autre scrupule.
Et la vieille dame de Kecsémet sourit en songeant qu’il ne lui reste qu’à mourir puisque le rideau vient de se refermer sur sa jeunesse impériale.
Elle ne sera exaucée qu’autour de quatre vingt-dix ans, toujours impeccable, toujours mystérieuse et souriante comme ces gens qui entourent les princes et pour qui l’histoire reste, à jamais, une affaire privée.
22


L’architecture de la capitale, pendant les années 30,  témoigne d’une conviction qui est la même depuis huit ou neuf siècles : Budapest a commis des fautes contre l’esprit et contre la morale. Elle doit revenir aux valeurs qui ont fondé la nation (d’autant que cette fois, la nation a perdu les deux tiers de son territoire, à cause d’un traité de paix léonin).
Pour comprendre ce que Clémenceau a fait à la Hongrie, il faut imaginer qu’après la guerre de 14, la Bretagne et la Normandie ait été données à l’Angleterre, le languedoc à l’Espagne, la Provence à l’Italie, la Savoie à la Suisse.  Budapest avait déjà tendance à dévorer la vie sociale du pays, cette fois elle la résume tout entière. Du coup on se met à construire non seulement des façades qui rappellent explicitement les régions perdues, mais des églises, en grand nombre, ce qui représente une nouvelle alerte pour la communauté juive.
La rumeur des cafés reprend de plus belle. On commente la mort du malheureux roi de Hongrie. Après son coup d’état raté dans un faubourg de Budapest, Charles est allé se réfugier à Madère . Dans les derniers mois, il ne pouvait même plus occuper la villa de Sissi sur les hauteurs de Funchal, mais une maison insalubre : enfin il a contracté un mauvais rhume et il est mort, un chapelet entre les mains, en laissant une femme héroïque et huit enfants à la charge de l’aristocratie européenne.
On éprouve pour lui la pitié du chasseur devant le cerf vaincu. Charles IV, le contraire d’un prédateur, représentait pour l’histoire un gibier idéal,  un gibier qu’on a forcé jusqu’à la clôture du parc.
Parmi les intellectuels juifs de Budapest, on comprend un peu tard qu’il eût mieux valu laisser remonter un Habsbourg au Palais. Charles aurait été plus recommandable qu’un représentant de la vieille-Hongrie. L’antisémitisme hongrois, qui flatte depuis toujours le démon sous la colline, n’aurait jamais été aussi féroce sous un roi apostolique.
D’ailleurs la couronne était garante de la pérennité du message. Et le message était clair : devenez Hongrois par l’esprit, le reste importe peu. Les Juifs ont longtemps appliqué le précepte du fondateur de la nation. Les trois quarts d’entre eux en 1925 parlaient le hongrois mieux que père et mère. Le meilleur de la vie intellectuelle sortait de leurs journaux et de leurs théâtres. Mais ils ont craint la restauration des Habsbourg. Ils ont plutôt soutenu les sociaux-démocrates à Budapest en pariant sur les Alliés, l’Amérique et la modernité.
Le résultat dans la capitale ne se fait pas attendre : le commentaire en vogue dans les cafés dès 1930 est celui des malheurs infligés à la Hongrie par le camp des vainqueurs, c'est-à-dire par l’étranger. L’impopularité de Clémenceau atteint un comble. Aujourd’hui encore, elle n’a pas disparu. L’image de la France est gravement altérée dans l’esprit des Hongrois par l’œuvre du charcutier de la géopolitique, dont notre pays a fait un héros, et qui fut un impitoyable madré. Les dommages que les négociateurs de Trianon ont infligé à la Hongrie laissent des coutures qui se déchireront dans l’Europe future. Les minorités linguistiques hongroises de Slovaquie et de Transylvanie, par exemple, n’ont jamais admis leur sort. Quand nous l’aurons compris, nous irons jeter une couronne d’épines sur la tombe de Clémenceau.
En tout cas l’infortuné surveillant général de mon collège parisien, ce Hongrois transylvanien qui portait sur sa figure tout un passé de patience et d’exil, a dû avoir le cœur gros en prenant ses fonctions, cinquante ans plus tard. Dans la rue Franklin à Paris, son bureau et celui de Clémenceau étaient mitoyens !
L’immeuble où le Tigre avait vécu, sa salle à manger, le salon où il recevait les politicards qui traçaient les frontières de la Hongrie sur la nappe avec leur couteau à poisson,  jouxtaient l’établissement jésuite, au 11 de la même rue.
Les Juifs de Budapest eurent rapidement, aussi, quelques sujets de ressentiment à l’égard de Clémenceau. Si seulement il avait consenti à croire au bon vouloir des Habsbourg contre l’Allemagne, et si la restauration du trône de Hongrie avait eu lieu avec l’appui de l’Entente, l’antisémitisme à Budapest ne serait jamais devenu institutionnel. Les aristocrates de la capitale n’auraient jamais appris avec un effroi gêné, que Horthy faisait la cour à Hitler, en multipliant les lois antijuives.
Mais dès le début des années 30 à l’université de Budapest on considère le judaïsme comme une race et non comme une religion.
Mon ami Tibor de Nagy essaie d’oublier cette ombre qui est comme une tache sur la radio pulmonaire du pays. A l’époque on perdait beaucoup d’amis de la tuberculose. Pour rester de bonne humeur il suffisait de ne pas y penser. A propos de  l’antisémitisme, c’est pareil . Pour oublier plus sûrement, Tibor va passer une année à Oxford. Il a vingt ans. Il est vêtu à l’anglaise, en digne descendant de la Hongrie libérale, qui n’a pas oublié le testament du comte Széchenyi. Il assiste aux matches de polo et aux courses d’aviron. La maison de sa famille, sur Rosza Domb, la colline aux roses, est un pavillon ocre et blanc qui contient des trésors. Depuis l’enfance, son père l’emmène dans les galeries à Budapest et à Vienne pour acheter des œuvres de Gustave Klimt, des Kokoshka et toutes sortes de tableaux modernes.
Parmi ses jeunes découvertes, un jeune peintre un peu bizarre nommé Imre Amos . Tibor n’aime pas le regard de cet homme . On dirait qu’il a vu le Diable. Il a une tête d’oiseau, un cou fragile, des mains fébriles. On a l’impression qu’il dessine à l’aide d’un poignard trempé dans l’encre de chine et ses tableaux montrent des fantômes au milieu de fauteuils vides, des christs survolant les cimetières, des natures mortes surveillées par des chimères.
Imre Amos est né dans une petite ville de province où son grand père juif l’a élevé. La répression qui s’abat contre les siens durant les années 20 le frappe comme un avertissement. Durant ses années de formation à l’école des Beaux-arts de Budapest , et pendant la période où il fréquente la bohème artistique dans le village de Saint-André au bord du Danube, il est hanté par des visions. En vérité il flatte et apprivoise, dit-il, les pensées que les hommes accrochent aux objets. Durant un voyage à Paris à l’occasion de l’exposition universelle de 1937, il découvre le Guernica de Picasso au pavillon de l’Espagne. Rentré en Hongrie avec sa maîtresse Anna Margit, artiste comme lui, il ne cesse de décrire, par le pinceau et le crayon , le marchandage atroce entre l’apocalypse et la rédemption. Toute son œuvre mélange curieusement symbolique juive et références chrétiennes. Le Christ apparaît en rêve à des dormeurs recroquevillés près d’un poële. L’espoir est toujours derrière le mur du fond, un mur hérissé de barbelés que l’on franchit en s’envolant, à l’exemple des personnages de Chagall.
Pendant ce temps, mon ami Tibor, avec l’assurance de ses trente ans, son anglais d’Oxford et l’étendue de sa fortune, commence une carrière à la Banque Nationale de Hongrie. Cette sinécure n’est qu’un prétexte à alimenter son budget de collectionneur. Il se fait imprimer des cartes de visite. « Mon père collectionnait déjà les tableaux modernes, disait-il humblement, il fallait bien que je trouve autre chose ».
Ce sont les Flamands, qu’il achète avec une ivresse compulsive. Il en emplit sa propre villa baroque. Le soir, on boit chez lui du Tokai entre amis polyglottes en regardant s’allumer les flèches du Parlement dans le ciel turquoise. Le matin, on marche, pieds nus, en peignoir blanc, parmi les colonnes des bains Lukacs, avant d’aller au bureau. Un bureau d’acajou à sous-mains de cuir où trône un téléphone en bakélite noir. Et l’après-midi, quand le temps est clément, on se retrouve au Corso pour fumer des cigarettes de Virginie. On regarde passer les femmes en tailleur qui semblent sorties d’une affiche de l’Orient Express.
C’est l’entre-deux guerres. En général  la période ne mérite son nom qu’une fois la guerre déclarée, mais en Hongrie depuis neuf siècles, c’est l’entre-deux guerres tous les trente ans. D’où la frénésie de construction et de jouissance qui saisit Budapest à chaque génération. Et qui excite, de manière cyclique, la colère du peuple.
De toutes les actions commises au mépris du peuple pendant les années 30, l’une mérite une mention particulière : c’est la destruction de l’ancien quartier des Tanneurs, le Taban, qui poussait ses chemins de terre sinueux entre les modestes façades d’un village traditionnel, en plein Budapest. Il s’agissait d’une portion provinciale de la capitale où chacun jouissait d’un statut, d’un surnom, d’une position comme dans les films de Marcel Carné. L’endroit était insupportable aux équarisseurs de l’urbanisme moderne. Mort du Tabán, et fin des derniers poulaillers de Buda.
On construit l’aéroport de la ville non loin de là, à Budaörs, sur les lieux-même où a échoué le coup d’état du roi Charles. Le Taban aurait pourtant pu devenir le Belleville de Budapest, mais il s’agissait d’évacuer le peuple inculte et pittoresque, au bénéfice d’une autre humanité raisonnable, délivrée des passions, internationale : celle qui se rue au cinéma, rêve des palmiers Hollywoodiens et va entendre Vladimir Horowitz dans la salle d’apparat du Conservatoire Franz Liszt.
Comme le souligne l’écrivain Sandor Marai, un artiste très fin qui affûtait son regard dans ses années-là, une partie du pays s’apprête à se venger de l’autre pour toutes ces raisons . L’un des protagonistes, sympathisant nazi déclaré, les résume en ces termes :  le nazisme donne un statut à ceux qui n’ont pas de talent.
Les gens sans talent n’en peuvent plus de s’entendre brocarder tous les soirs au Podium, le grand cabaret à la mode de Budapest. L’humour des journaux satiriques leur déplaît. Les plaisanteries des Juifs à l’égard de la Hongrie rurale, celle qui a des naïvetés d’enfant, celle d’Arisztid et Taszilo, les offensent. C’est aussi le temps où, dans les familles aristocratiques de Budapest, les jeunes filles qui ont quelque chose à reprocher à leur père tombent amoureuses d’un intellectuel juif . Ca fait chic . C’est rebelle. Mais elles ne se rendent pas compte qu’il faudra assumer les conséquences de leurs choix jusqu’à des extrémités auxquelles elles ne sont pas préparées.
Si j’ai bien compris, voilà ce qui est arrivé à la sœur de mon ami Tibor. Pendant que, jeune homme gominé, il achetait des tableaux, pendant qu’il allait au théâtre, elle concevait un penchant pour un autre jeune homme méritant mais mal né. En 1938, les choses s’aggravent pour lui. On modifie le régime des naturalisations,  on empêche les Juifs de posséder des journaux, des théâtres, on essaie de les écarter de la direction des usines et de l’enseignement. Heureusement ces dispositions ne peuvent être appliquées, faute de quoi le pays aurait fini à genoux, car un tiers de ses élites est d’origine juive. La capitale aurait perdu les trois quarts de ses salles de spectacle et de nombreux artistes. D’ailleurs trois ans après ce fut le cas. Des clowns, des fantaisistes, des jongleurs se sont retrouvés livides et à moitié nus dans des baraquements métalliques, une étoile jaune sur la poitrine.
Le peintre Imre Amos habite avec sa jeune femme, Anna Margit, dans un appartement étroit de la capitale où leur maintien devient difficile. Ils se réfugient souvent à Szentendre pour peindre, au milieu d’un groupe d’amis. Jusqu’en 1941, ils conservent assez de couleurs pour empiler des toiles curieusement très voisines par l’esprit. En vérité, Anna Margit continuer à pratiquer une sorte d’expressionnisme marqué par la lourde inertie des objets, tandis que son compagnon semble avoir franchi la muraille des apparences pour débarquer dans le rêve - ou le cauchemar. A Paris, quelques années plus tôt, il a rencontré Marc Chagall et cela se voit. Ses travaux sont empreints d’un onirisme confus, un peu messianique, qui serre le cœur, et qui semble avoir entr’ouvert la porte du destin.
Juste avant la guerre ( la guerre des autres, parce que la Hongrie continue à remplir les théâtres jusqu’en 1943) Tibor de Nagy, quant à lui, se marie à Budapest.
Je n’ai jamais osé demander si la jeune femme qu’il a épousée était juive. Mais, à compter de la naissance de leur fille, elle n’a plus pensé qu’à la fuite . Quand les premières boutiques israélites ont été fermées par arrêté municipal le samedi, quand les Juifs n’ont même plus gardé le droit de conduire un taxi dans la capitale, la mère et l’enfant sont parties pour Londres, puis New York, par l’aéroport de Budaörs, qui de nos jours existe encore . On pourrait l’ appeler plutôt terrain d’aviation. C’est là, dans cette zone champêtre située à quatre kilomètres de la Colline, que le malheureux Charles de Habsbourg a renoncé à reprendre sa couronne par crainte du sang versé. Dieu sait comment auraient tourné les affaires en Europe s’il avait eu le courage de s’opposer aux Allemands. Dieu sait combien de vies auraient été sauvées par les cent victimes d’une tentative de restauration réussie.
C’est à peu près la question que se pose Tibor de Nagy en rentrant du terrain de Budaörs après le départ de sa femme et de sa fille. Il erre dans son pavillon baroque empli de tableaux flamands. Heemskerck, Jordaens, Bloemaert. La lumière dans cette partie de la colline aux roses est singulière, c’est une clarté du matin. Le soir, c’est l’autre rive du Danube qui est éclairée. Les flèches du Parlement sont les dernières à briller dans la brume.
L’été, quand on s’appuie sur la balustrade, on entend une longue clameur qui monte de Pest. Certaines villes portent l’ADN du malheur et de la violence. Il est indissociable de leur génie. Budapest est de celles-là.