LA plus grande partie du roman se passe dans un village perdu, dont le nom, «Caussagne», suggère la région, «refuge millénaire de bergers et de moines soldats qui dressaient des murs de pierre sèche et plantaient des croix». C’est non loin de là, au hameau de Saint-Christ, qu’habite Simon Faugier, écrivain déjà rencontré dans d’autres livres du même auteur («Messieurs», «Oncle Octave») et dont les traits se précisent encore ici. Il est célibataire, fait de la sculpture, de la moto, de l’ULM. Un «original», comme on dit, mais que les gens du pays ont accepté comme un des leurs: parmi eux le curé Braudel, taillé en athlète, Lazare Sallèle, le vieux berger qui vit avec son frère Léon, et surtout un couple singulier, Béatrice Agusson, née Pélissier, qui a hérité de l’hôtel-restaurant «Chez Cyprien», et son mari Edouard, doux colosse qui passe ses journées dans son atelier de sculpteur.
La région agonise, les filatures et les fabriques ont disparu, les maisons tombent en ruines, la moyenne d’âge des rares habitants s’élève inexorablement. Mais l’arrivée d’une «dame de la ville» modifie quelques éléments du «paysage». Colette Pardault a quarante-quatre ans et de l’allure; elle occupe désormais en permanence sa résidence d’été. Dès le début, le récit la «maltraite» autant que Marianne, la «ravissante idiote» du roman précédent, «A ceux qu’on n’a pas aimés». Les coups de fouet de la satire ne lui sont pas ménagés: pour son jargon pédant, qui masque mal une inculture prétentieuse, pour sa soumission à toutes les modes, sa condescendance naïve, ses «émerveillements» de privilégiée: «Ce métier de cafetier-hôtelier la «fascinait totalement», pour reprendre son vocabulaire. Ah! toutes ces vies inconnues qui venaient échouer là sur une table»… etc. etc.
Comme Faugier résiste aux avances de la «Parisienne», elle se rabat sur Edouard; grâce à ses «relations» elle organise effectivement la «promotion» de son oeuvre et il «fugue» avec elle, laissant la douce et travailleuse Béatrice aux prises avec la clientèle et surtout avec ses deux fils, qui ne sont pas commodes.
ON pourrait s’en tenir là, et l’on aurait un roman platement moralisateur sur l’irruption des moeurs urbaines dans l’idylle rurale. Christian Combaz, il est vrai, sait décrire comme personne l’atmosphère somnolente d’une après-midi paisible: «Les chiens dormaient à l’ombre des buis. L’eau de la fontaine, en coulant par une brèche de la vasque de pierre, se répandait dans la poussière, charriant des brindilles, exhalant une odeur d’orage. C’était la paix de trois heures, dans ces villages du sud quand la grille du monument aux morts brûle les doigts. On regarde s’éloigner le sillage d’un avion, le long d’un toit qui tremble comme l’eau claire. Parfois un tourbillon de poussière s’élève sur le parvis de l’église et retombe. Les querelles du monde n’ont pas d’importance.»
Mais cette paix est trompeuse: de fortes tensions travaillent ce microcosme. Il y a, dans ce roman, d’autres romans qui ne se présentent pas dans les teintes pastel. Le roman des fils Agusson: Rémi, dix-huit ans, qui, le bac passé, se hâte de partir; René, qui, par haine amoureuse de son père, passe par tous les stades de la révolte. Le roman, à peine esquissé (mais qui ouvre et clôt le livre) de Couturier, solitaire alcoolique, ex-taulard à qui l’on confie les travaux de bricolage – et le soin de creuser les tombes. Le roman des frères Sallèle, et surtout du cadet, Lazare, qui finit tragiquement: «Chez une poignée de paysans dans un coin de l’Europe, il y avait des douleurs troyennes.» C’est l’amitié de Lazare qui pour une part révèle à l’écrivain Faugier le sens de son propre travail: «… comme lui, Lazare cherchait des significations lointaines». Ce qu’ils ont en commun, c’est «l’art, le sacré, le rituel de connaissance des lieux et des êtres qui faisait qu’un livre était comme le jardin de Lazare, on y cherchait quelque chose de rare et d’élevé parmi les objets banals, un sens qui résultait de leurs rapports». Comme Lazare, chercheur d’absolu, l’écrivain est un «chercheur d’or» qui se fait une haute idée de la littérature et déplore que trop souvent elle ne soit plus fait «pour ennoblir le coeur humain mais pour permettre à ceux qui en parlaient une haute idée de leur intelligence».
Dans sa quête d’au-delà des apparences, et aussi par pitié pour Béatrice, Simon Faugier traque à Paris le «couple illégitime». Il découvre que ce ne fut sans doute jamais un couple. Il découvre davantage: la mythomanie de Colette qui n’a jamais divorcé, comme elle l’a prétendu en se retirant à Caussagne. Simon fait la connaissance de son mari, Michel, un banquier désabusé, bouleversé par l’agonie de leur fils Emmanuel, qui a treize ans. Un autre roman dans le roman commence alors, celui d’Emmanuel, un des sommets de ce beau livre. Depuis six mois, Colette l’a abandonné et le laisse mourir seul à Paris. Elle se cache à Lyon, chez ses parents, où Simon la retrouve. En voyant le père, technocrate bardé de certitudes, et la mère, mondaine futile, il comprend la tragédie de Colette, qui «peut faire grand mal parce qu’elle est blessée» et qui «n’a pas trouvé sa place dans la vie». Elle aussi, comme tant d’autres personnages de Christian Combaz, est au nombre de ceux qu’on n’a pas aimés…
LE bizarre vieux prêtre qui assiste Emmanuel dans ses derniers moments a bien vu que l’enfant a voulu sortir du «jeu». Comme le vieux Lazare, se dit Simon, témoin douloureux de ces deux morts «inexplicables». La source de ces malheurs n’est-elle pas dans un certain type de civilisation, symbolisé par l’autoroute qui massacre le paysage près de Caussagne et incarné par le père de Colette, «un homme qui avait rassemblé des milliards afin de bâtir les cités futures et qui ne savait pas réunir quatre mots pour apaiser sa fille?» Ce Marcellier a la passion des «solutions pragmatiques», de la table rase: «Tout ce qui était tortueux et caché le troublait. La peinture de Gustave Moreau, les rites religieux, la musique russe, rien n’était assez RADICAL, comme disait Colette. Le monde serait sauvé par l’acier inoxydable.»
Simon Faugier, lui, est tourmenté par la «question du sens» – comme aurait peut-être encore dit Colette… – et le roman la pose à sa manière, avec force. Le vieux Lazare était de ces gens «bizarres» dont le propre est de «percevoir sans cesse la vanité de ce qui agite les autres au regard du pays d’où ils viennent. A ramasser des souches au bord des chemins, à résister au nom du sens à ce qui n’en avait pas…» Dans son travail d’écrivain, Simon fait comme lui: il s’efforce de «préserver le miracle du sens».
Que cette recherche comporte une forte tonalité religieuse, cela ne fait pas de doute: le «détail» du roman nous le suggère sans cesse. Du reste, on pourrait déjà rassembler l’ensemble des romans de Christian Combaz sous un titre mauriacien – «Le désert de l’amour». Etant bien entendu que c’est l’absence d’amour qui désertifie les existences… Cet écrivain poursuit une tradition éthique et spirituelle illustrée par Mauriac, précisément, par Bernanos, par Julien Green. C’est une grande tradition du roman français, toujours vivante. Il faudrait être bien myope pour ne pas lui rendre l’hommage qu’elle mérite.
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